Tableaux de Siége/Gustave Doré. Souvenir du siège

Charpentier et Cie (p. 212-223).

XVI

GUSTAVE DORÉ

SOUVENIRS DU SIÉGE

Ce serait une erreur de croire que le mouvement de l’art se soit arrêté pendant les graves événements que nous venons de traverser. Nous avons déjà parlé de la statue de neige de M. Falguière, du buste de M. Moulin, pétri également dans la couche blanche qui recouvrait les glacis du rempart, des compositions si touchantes et si poétiques de M. Puvis de Chavannes, des aquarelles admirables où ce pauvre Regnault semblait vouloir se réchauffer à la lumière d’Orient des factions glaciales aux avant-postes ; mais nous sommes loin d’avoir tout dit. M. Bracquemond, qui manie d’une façon si magistrale la pointe de l’aqua-fortiste, fixait sur le cuivre les aspects inattendus que donnaient les travaux de la défense aux abords des bastions et à la zone militaire qu’il avait tout le loisir d’observer pendant ses nombreuses gardes. Beaucoup d’autres noms sont restés inconnus que signalera la première exposition.

La pensée de l’artiste fonctionne toujours, même à son insu ; au milieu de la bataille, il remarque un effet qui échappe à tout autre. Par sa perpétuelle communion avec la nature, il s’est développé en lui une singulière acuïté de perception qui s’exerce sans qu’il le veuille. Dans la rapidité de l’action la plus vertigineuse, il ne perd jamais de vue la forme et la couleur. Sa mémoire, habituée à saisir les lignes, prend en courant le reflet ineffaçable des choses. Cela ne l’empêche pas d’être brave, exact à son devoir, bon camarade, plein de cœur. Si un compagnon d’armes tombe blessé, il l’ira enlever sous les balles et le mettre à l’abri derrière un mur. Mais l’attitude du corps affaissé, la pâleur du visage, le crépi de la muraille effritée par les boulets où s’appuie la tête, le ton du sang qui coule sur l’herbe ou sur la neige, les rapports du terrain et du ciel en ce moment-là seront réfléchis dans son œil comme dans une photographie instantanée. En voyant éclater la bombe, il se demande avec quel mélange de couleurs on pourrait exprimer cette lueur sinistre. Cette disposition spéciale rend l’artiste merveilleusement propre à conserver et à reproduire la physionomie des événements à ces heures de lutte suprême où, sous l’imminence des catastrophes, les esprits les plus fermes ne songent plus qu’à une défense désespérée. L’artiste prend part à l’action, mais voit en même temps le spectacle. Cette tuerie, où il peut trouver la mort, — Regnault l’a bien prouvé, — est une bataille sans doute, mais c’est aussi un tableau.

Les décorations de monuments, églises et palais, les commandes officielles ou particulières, les grands travaux d’illustration étaient naturellement suspendus à cette époque si sombre et si incertaine, où l’espoir le plus obstiné ne pouvait, sans folie, compter sur un lendemain ; chaque artiste, résigné à la maigre sportule du siége, et ne comptant sur aucun profit rémunérateur, s’abandonnait librement à sa fantaisie personnelle, notant ce qui l’avait frappé et l’exprimant avec toute sincérité dans l’oubli parfait du public, préoccupé lui-même de toute autre chose. C’est ainsi qu’on a vu de Gustave Doré, que n’absorbaient pas, cette année, ces beaux livres à couverture dorée qu’il enrichit de sa verve inépuisable, de grandes compositions épiques, reproduites en photographie, dans lesquelles l’artiste, mêlant l’allégorie à la réalité, représentait l’invasion, l’appel aux armes, la résistance et autres sujets de cette nature.

Mais ce serait mal connaître Doré que de croire qu’il se soit borné là. Il a une fécondité d’imagination servie par une facilité de main prodigieuse qui le pousse sans cesse à des séries d’œuvres nouvelles. Quoiqu’il ait ses heures de paresse rêveuse ou contemplative, le repos prolongé serait pour lui la plus grande fatigue. Aussi, nous nous doutions bien que dans les intervalles d’une garde à l’autre, il devait avoir produit à lui tout seul de quoi meubler toute une exposition. Profitant du privilège d’indiscrétion que nous accorde une amitié déjà ancienne, — Doré a débuté si jeune ! — nous avons pénétré dans l’atelier fermé de l’artiste, maintenant en Angleterre, où l’accueillent les plus hautes sympathies, et nous avons vu que nous ne nous étions pas trompé.

Sur des chevalets, placés au meilleur jour, le long de la muraille, la plupart retournés, à tous les coins de la vaste pièce, de grands cartons tendus, des toiles à divers degrés d’avancement étaient disséminés, et par leurs sujets se rattachant tous au même ordre d’idées, semblaient former comme le cycle épique et pittoresque du premier siége. Au-dessus s’étageaient, richement encadrées, des peintures du jeune maître représentant des types singuliers et farouches, et quelques-uns de ces paysages alpestres d’une fraîcheur si vive et d’un coloris si intense, où des couchers de soleil jettent des roses sur la blancheur des cimes.

Ce tranquille sanctuaire de l’art l’avait récemment échappé belle. Sur la terrasse, remplie de fleurs, qui lui sert de promenoir, les artilleurs de la Commune, peu sensibles à la peinture, voulaient installer une batterie, à laquelle on eût répondu sans doute, au grand détriment des tableaux et des dessins. Heureusement cette velléité dangereuse n’avait pas eu de suite.

Un des dessins qui nous occupa d’abord remontait au commencement du siége ; c’était le temps où le cercle de l’investissement se resserrait de plus en plus, ne laissant que de rares lacunes. D’immenses troupeaux se hâtaient vers la ville, rappelant, avec des aspects bibliques, les migrations des peuples devant quelque fléau envoyé par la colère céleste. Ces troupeaux devaient servir à la nourriture de la capitale, Gargantua grossi des fuites de la banlieue repliée derrière les murailles. A voir le tumultueux défilé de toutes ces bêtes destinées à la boucherie, on pouvait croire la provision inépuisable.

L’imagination de Gustave Doré a été vivement frappée de ce spectacle étrange et si nouveau dans notre civilisation, de cette agglomération gigantesque de bétail, dont l’Amérique du Sud seule peut donner des analogues, lorsque l’incendie des pampas pousse devant lui les hordes effarées des bisons. L’artiste nous a montré, s’engouffrant dans les allées du bois de Boulogne, comme un torrent irrésistible, cette masse de dos montueux, de cornes en croissant, de croupes saillantes, à travers les tourbillons de poussière, sous l’orage incessant des coups de bâton. Il nous a fait voir aussi une armée de moutons plus considérable que celle dont le chevalier de la Manche faisait, en termes si pompeux, le dénombrement à Sancho ébahi, la prenant pour l’ost du Miramolin ; des toisons ondulant à l’infini, comme une mer laineuse, dans un de ces paysages que Doré sait si bien faire.

On se souvient de ce pauvre bois fashionable, naguère le lieu d’exhibition des élégances, transformé en parc à bestiaux ; mais, après tout, il n’y perdait pas en beauté, et lorsqu’un grand bœuf, levant le mufle d’un air d’inquiétude étonnée, traversait une allée déserte suivi bientôt de quelques compagnons enhardis, cela ne faisait pas un mauvais effet pittoresque. L’admirable dessin de Gustave Doré conservera pour la postérité cet aspect unique du bois de Boulogne auquel nos neveux refuseront de croire, avec une poésie qui en complète la vérité.

Un autre dessin déploie le panorama de Paris vu en abîme du plateau de la butte Montmartre, de ce moulin où étaient installés les puissants appareils électriques dont les rayons, d’un blanc livide, allaient fouiller au loin la plaine et y surprenaient, par leur brusque clarté, les manœuvres des Prussiens. La ville énorme, baignée de fumée, piquée de points lumineux ébauchant dans l’ombre ses monuments comme des promontoires ou des écueils au-dessus de son océan de maisons, prend une apparence apocalyptique et formidable : on dirait une de ces Ninives ou de ces Babylones que le prophète entrevoit en rêve, et sur lesquelles plane le nuage noir des cataclysmes.

Un de ces dessins a été repris par l’artiste, qui en a fait un tableau d’un effet saisissant. C’est la nuit, et « l’obscure clarté qui tombe des étoiles, » comme a dit Corneille, dans une cheville sublime, permet de deviner confusément le nom de la rue Gay-Lussac, inscrit à l’angle d’une muraille. La neige recouvre le pavé de son blanc linceul, sinistre dans sa pâleur, et faisant ressortir le gris lugubre des longs murs formant les jardins et les terrains vagues des rues qui s’achèvent au milieu des champs. Sur un ciel d’un bleu noir scintillent ces mouchetures d’argent semblables à des larmes gelées, indice des nuits glaciales. Quelques fragments d’obus, récemment tombés, jonchent la neige et ajoutent aux terreurs de l’obscurité, du silence, de la solitude et des mauvaises rencontres, l’épouvante de la mort soudaine sortant de l’ombre avec un éblouissement de foudre.

Cependant une forme qui jette au mur une ombre bizarre chemine lentement par la rue déserte. C’est une religieuse, jeune, délicate, faible d’apparence, amaigrie par le jeûne du siége et les labeurs de la charité. Elle porte entre ses bras, roulé dans une couverture, un enfant malade ou blessé, déjà grandelet, pour le mettre à l’abri sous un toit moins menacé des projectiles. Elle va ainsi par les ténèbres pleines de périls, voyant dans l’ombre la lumière du Christ, recevant de sa foi des forces surnaturelles, et se redressant sous la charge qui l’écraserait.

L’impression que produit ce tableau est profonde, et l’image de cette religieuse filant le long de cette muraille, reste ineffaçablement dans le souvenir.

On sent que l’artiste a vu ce qu’il peint. Il a rencontré cette sainte femme en faisant quelque ronde nocturne, et son œil a retenu, involontairement peut-être, la tournure du groupe, l’expression du visage entrevu, la cassure des plis, la projection des ombres. Rentré chez lui, il a fait le dessin, puis le tableau, et à la représentation du fait il a ajouté sa propre émotion. Il en résulte que la religieuse passant la nuit, rue Gay-Lussac, un enfant malade dans les bras, sous la pluie des obus, peut symboliser et symbolise la charité chrétienne avec son héroïsme obscur.

L’épisode du déménagement des pauvres ménages quittant les quartiers menacés à l’époque du bombardement, donne l’idée d’une fuite devant l’inondation, l’incendie ou tout autre fléau inéluctable. Les chaises, les tables, les bahuts, les minces matelas d’où la laine s’échappe, tous les humbles ustensiles indispensables à la vie sont entassés avec un tumulte d’angles bizarres, sur des charrettes à bras que tirent, le col tendu, les pieds glissant dans la neige, les hommes les plus valides de la bande.

Sur l’entassement des hardes et des paquets, les malades allongés prennent des apparences spectrales et des airs de morts recouverts du linceul ; ils frissonnent à la bise glaciale, aussi froids déjà que si le doigt qui éteint les yeux et scelle les lèvres les avait touchés. On dirait, à voir ce convoi lamentable, une migration d’Indiens emportant leurs aïeux roulés dans des peaux de bison ; les femmes suivent pressant contre leur sein maigre un pâle nourrisson qu’elles tâchent d’envelopper d’un lambeau de châle, et traînant en outre quelque enfant un peu plus âgé suspendu au pan de leur jupe. D’autres fugitifs marchent courbés sous le poids de quelque meuble ; rien de plus sinistrement pittoresque que ce cortège s’avançant dans l’ombre, éclairé par le reflet livide de la neige et le feu rouge des obus.

Une composition restée presque à l’état d’esquisse, mais où le fini le plus extrême n’ajouterait rien, tant le sentiment que l’artiste a voulu exprimer s’y lit nettement dans le désordre des traits jetés comme au hasard, nous a retenu longtemps en contemplation devant elle. La scène représente une rentrée d’ambulance après une bataille hors des murs, — Champigny, le plateau d’Avron, Buzenval ; — une femme hagarde, échevelée, droite comme un spectre, ayant dans les yeux cette fixité qui annonce la folie, porte une lanterne sous le nez des blessés éblouis de cette brusque lueur, et dont les figures hâves, décomposées, convulsées par là souffrance, entourées de bandelettes et de compresses, rappellent les masques fantastiques évoqués par Goya du fond de ses ténébreuses eaux-fortes. Elle cherche parmi ces blessés un mari ou un fils qui est sans doute au nombre des morts, et à chaque voiture, elle recommence infatigablement sa revue.

Ce n’est pas seulement le côté épisodique et pittoresque du siége que Gustave Doré s’est plu à reproduire. Il a dessiné les travaux de la défense, l’installation des forts, l’armement des bastions, de façon à satisfaire les ingénieurs et les peintres. L’histoire pourrait aller puiser des renseignements dans ses cartons en grisailles, à la fois si exacts et si colorés, qui ont la précision d’un plan géométrique et l’effet grandiose d’une gravure noire à la manière de Martyn. Par cette série d’études, de croquis et de compositions, à une époque où la pensée semblait arrêtée sous le coup d’une préoccupation unique, Gustave Doré a prouvé que l’art était incompressible et qu’aucune force n’était capable d’en restreindre l’expansion ; sous les écroulements des édifices et des institutions, entre les blocs de pierre écornés par les boulets et noircis par le feu, une plante toujours verte apparaît la première, ouvrant sa fleur éclatante : c’est l’Art, immortel comme la Nature.