Tableaux de Siége/Au Théâtre-Français

Charpentier et Cie (p. 78-91).

VI

AU THÉATRE-FRANÇAIS

Novembre 1870.

La dernière affiche du Théâtre-Français, dont on voit encore quelques lambeaux lavés par la pluie sur les kiosques, porte la date du 5 septembre : on jouait ce jour-là le Lion amoureux, de Ponsard. On a beaucoup agité la question de savoir si, dans cette grande tristesse, il n’y avait pas quelque chose qui blessait la pudeur publique à rouvrir les spectacles. De bonnes raisons ont été données pour et contre, et nous ne recommencerons pas une discussion désormais inutile. Quelques théâtres ont entre-bâillé leurs portes dans un but de bienfaisance et pour des représentations diurnes entremêlées de conférences et d’intermèdes ; on a récité en habit de ville des fragments de chefs-d’œuvre. Beethoven, Mendelssohn, Mozart, Weber font entendre de nouveau les voix mystérieuses et profondes de leur orchestre. Pourquoi pas ? La musique sait parler à la douleur ; elle a des consolations inarticulées, de vagues plaintes, des caresses délicates et féminines qui n’offensent pas l’âme humiliée ; à travers ses soupirs il semble qu’on entende chuchoter l’espérance, et parfois retentir des appels héroïques. Aussi la foule a-t-elle été immense aux concerts de Pasdeloup et n’y avait-il pas une place de libre au Théâtre-Français à la représentation au bénéfice de l’héroïque cité de Châteaudun et, le lendemain, au bénéfice des victimes de la guerre.

Oui, cela est vrai, le drapeau de la Société internationale, avec sa croix de gueules sur champ d’argent, flotte sur le comble du théâtre et au balcon où l’on venait respirer un peu d’air pur pendant les entr’actes. Des blessés gisent dans ce foyer qu’arpentaient les critiques, quelquefois si occupés de discussions d’art qu’ils en oubliaient la pièce. Au premier abord, rien d’étrange comme ce voisinage d’ambulance et de comédie, mais nous vivons dans un temps de brusques contrastes. Les antithèses les plus inattendues sont posées par les événements avec une hardiesse à effrayer toutes les rhétoriques. Déjà l’on y est fait et rien ne semble plus naturel.

On avait dit que, les décors et les costumes ayant été mis en lieu de sûreté, dans une cave ou dans un magasin blindé à l’épreuve de la bombe, on jouerait la tragédie en frac et en toilette de ville entre les portants du théâtre et sans le moindre palais. Cette idée nous souriait assez. La tragédie, telle que les grands maîtres du dix-septième siècle l’ont entendue, ne se pique nullement de couleur locale. Elle ne connaissait ni le mot ni la chose. Quoique Racine fût un grand helléniste, il n’avait assurément pas songé, au moment de faire représenter Andromaque ou Iphigénie, à regarder un vase grec, à consulter une médaille antique pour obtenir une mise en scène plus exacte. L’analyse dialoguée des passions devant un fond vague d’architecture semblable à ces ombres dont on remplit la toile des portraits n’a pas besoin d’un costume précis, et la tragédie qui se jouait en perruque, en tonnelet et en robe à paniers, pourrait se représenter tout aussi bien en habit noir. Notre attente a été trompée. La tragédie avait retrouvé dans quelque armoire du vestiaire tout son attirail pompeux : chlamydes, peplos, tuniques, manteaux, cothurnes, et même un décor un peu trop pompéïen pour le palais de Buthrote, où se passe l’action. Mais ce n’est pas la faute du siége.

Il n’est pas nécessaire, croyons-nous, de faire l’analyse d’Andromaque et d’y ajouter des considérations esthétiques sur Racine. L’auteur et la pièce sont connus. Mais que mademoiselle Favart a été belle et touchante dans ce rôle d’Andromaque, qui semble avoir été écrit pour elle ! comme le poëte, sans altérer en rien le pur contour antique de cette noble figure, a su y mettre une délicatesse, une chasteté et une élévation qui en augmentent le charme !

« Dans Euripide, Andromaque craint pour la vie de Molossus, un fils qu’elle a eu de Pyrrhus, et qu’Hermione veut faire mourir avec sa mère ; mais il ne s’agit pas ici de Molossus : Andromaque ne connaît pas d’autre mari qu’Hector, ni d’autre fils qu’Astyanax. J’ai cru en cela me conformer à l’idée que nous avons maintenant de cette princesse. La plupart de ceux qui ont entendu parler d’Andromaque ne la connaissent guère que pour la veuve d’Hector et la mère d’Astyanax. On ne croit pas qu’elle doive aimer ni un autre mari ni un autre fils, et je doute que les larmes d’Andromaque eussent fait sur l’esprit de mes spectateurs l’impression qu’elles y ont faite, si elles avaient coulé pour un autre fils que celui qu’elle avait d’Hector. »

Ces lignes pleines de finesse et de sentiment sont de Racine, et montrent que l’illustre poëte contenait un critique plein de tact. Il y a dans le public une sorte d’amant jaloux qui ne permet aucune infidélité aux figures idéales qu’on lui présente. La veuve d’Hector, partageant la couche de Pyrrhus, comme c’était son devoir de captive, n’eût excité aucun intérêt.

Mademoiselle Agar a la beauté tragique et la violence passionnée d’Hermione. Prudhon est un Pyrrhus suffisamment amoureux et farouche, et Maubant prête aux fureurs d’Oreste sa belle voix sonore.

Une salle de spectacle a toujours, quand le soleil luit au dehors, un aspect étrange et lugubre. Le jour glissant par quelque interstice et s’y rencontrant avec la lumière du gaz produit des effets bizarres. On sait que la vie nocturne est la vraie vie des théâtres. La journée y oublie ses durs labeurs dans les plaisirs de l’esprit, mais elle s’étonne d’interrompre sa tâche pour une représentation qui ordinairement ne vient que le soir.

Quand on est assiégé il faut être économe pour durer longtemps. L’homme ne vit pas seulement de pain, il vit aussi de lumière. Le gaz est du soleil emmagasiné, et on doit, dans la position où nous sommes, en ménager précieusement les rayons. Donc la salle n’était éclairée qu’à demi et les becs ne dardaient que la moitié de leur flamme. Cette pénombre est favorable à la scène et aux acteurs, dont elle augmente l’importance en tenant les spectateurs dans le clair obscur : du reste, on était venu pour voir et non pour être vu. Les femmes étaient relativement en petit nombre et leurs toilettes sévères, noires ou grises, n’avaient pas besoin de vives clartés. Les hommes, pour la plupart, n’avaient pas pris la peine de déposer la tunique du garde national ; les chapeaux étaient rares ; les képis nombreux. La salle, à vrai dire, avait un peu l’air d’un camp.

Dans la grande avant-scène, autrefois loge impériale, les blessés convalescents de l’ambulance assistaient au spectacle, et tous les yeux se tournaient de leur côté avec attendrissement. Il y avait là des bras en écharpe, des mains et des têtes entourées de linge ; mais celui qui fixait le plus l’attention était un jeune homme, la figure traversée par une large bandelette ; il avait l’air d’un de ces Touaregs du Sahara qui voilent leur figure jusqu’aux yeux comme des femmes. Dans l’aile de son nez s’était logée une balle qu’on n’avait pu, dit-on, encore extraire, ce qui ne l’empêchait pas d’être très-attentif aux larmes d’Andromaque et aux fureurs d’Hermione. Tous ces braves garçons, relevés à peine de leur lit de souffrance, semblaient heureux de cette distraction, et ceux qui avaient deux mains applaudissaient aux bons endroits avec cette naïveté de sentiment qui ne se trompe jamais.

Entre la tragédie et la comédie, on jouait aussi le Médecin malgré lui ce jour-là. – Coquelin a lu une poésie de M. Henri de Bornier, sur Châteaudun, l’héroïque petite ville, d’une fière tristesse et d’un beau souffle lyrique, qui a été accueillie avec le plus sympathique enthousiasme. Il a dit ensuite les Cuirassiers de Reichshoffen, de M. Bergeret. Il y a du mouvement, de la hardiesse et une certaine grandeur épique dans ce morceau, où la difficulté de revêtir de lyrisme des détails modernes est très-heureusement surmontée. La charge des cuirassiers, au clair de lune, suivis de leurs ombres galopantes, comme si déjà les vivants qui vont mourir avaient leurs spectres derrière eux, rappelle, sans l’imiter, l’effet fantastique de la Revue nocturne de Zeidlitz, si merveilleusement illustrée par Raffet.

Sganarelle, improvisé médecin à coups de bâton, et joué par Got avec la verve la plus désopilante, a forcé de rire une salle qui peut-être n’en avait guère envie ; mais le comique de Molière est irrésistible.

Lorsqu’on sort, on est tout surpris de voir la lueur blanche du jour et les passants qui vont à leurs affaires. On chancelle quelques pas comme un oiseau de nuit qui va de l’ombre à la lumière.

Une autre représentation a suivi celle-là, avec un succès tel qu’on rendait l’argent au contrôle, et que si le directeur de la Comédie-Française ne nous eût offert une place dans celle loge de baignoire qu’on appelle le tombeau, tant elle est noire et profonde, nous eussions été forcé de continuer notre promenade sous les portiques du Palais-Royal. Nous étions là un peu comme Charles-Quint dans son armoire :

Nous étouffions très-bien, mais entendions fort mal ;


et nous acceptâmes avec plaisir la proposition que nous fit Édouard Thierry d’aller faire un tour de foyer, c’est-à-dire d’ambulance. C’est en effet dans cette magnifique pièce, bien aérée, haute de plafond, d’abord facile, réunissant toutes conditions de salubrité, que l’ambulance est installée. La cheminée monumentale devant laquelle ont eu lieu tant de discussions la chauffe de ses énormes bûches et y entretient une douce température. Les lits des blessés sont rangés la tête contre le mur de chaque côté de la salle, laissant entre eux un large passage. Les bustes des poëtes tragiques et comiques les regardent de leurs yeux blancs et semblent veiller sur eux. Le Voltaire de Houdon ricane toujours sur son fauteuil de marbre ; aucun voile n’a été jeté sur le patriarche de Ferney ; seulement une bande de percaline verte protège son piédestal et garnit également le bas des murailles à hauteur d’homme, de peur des chocs et des éraflures.

Il n’est pas besoin de dire que ces lits sont d’une propreté méticuleuse et d’une blancheur éblouissante. D’autres sont disposés dans la longue galerie qui servait de promenoir, et dont les fenêtres s’ouvrent sur le balcon de la rue Richelieu. Sur le dernier de ces lits était couché, sans doute à la place du mort qu’on venait d’enlever et comme pour sanctifier la mondanité du lieu, un grand crucifix noir portant son pâle cadavre d’ivoire jaune aux bras douloureusement étendus. Il n’y avait, au moment de notre visite, que deux blessés couchés, un dans le foyer, l’autre dans la galerie. Tous deux répondirent à notre respectueux salut par un sourire amical. Les internes et les infirmiers occupent au bout du couloir la petite salle du buffet. À la lingerie, située à l’étage inférieur, nous trouvâmes la belle Delphine Marquet qui roulait des bandes. Avec ses petites boucles frisées sur le front, sa sévère robe noire et son linge tout uni, comme on disait autrefois, elle avait l’air d’une de ces dames du temps de Louis XIII, qu’on voit visiter les malades dans les gravures d’Abraham Bosse. Mais aucun raffiné à feutre mou, à longue plume, à chemise bouffante, à bottes évasées garnies de dentelles, n’était là le poing sur la hanche, en relevant du doigt sa moustache. L’actrice, attentive et sérieuse, accomplissait dans la solitude son œuvre charitable.

Nous rendîmes aussi visite à la cuisine, placée au rez-de-chaussée. Quand les belles sociétaires de garde y descendent pour chercher un bouillon ou apprêter une portion de convalescent, la salle illuminée ressemble à cette toile célèbre de Murillo connue sous le nom de Cuisine des Anges.

En passant par le couloir qui mène de la salle à la scène, nous rencontrâmes deux religieuses, deux sœurs hospitalières, dont l’une demandait à l’autre : « Où donc est la sœur Sainte-Madeleine ? – Au théâtre du Palais-Royal, » répondit la sœur interrogée, du ton le plus naturel du monde.

Au moment même où passaient les sœurs, débouchait du foyer des acteurs Basile avec sa longue robe noire, son rabat blanc et ce bizarre chapeau que les prêtres espagnols portent encore. Il s’effaça contre le mur, saluant de la façon la plus respectueuse. On jouait un acte du Mariage de Figaro. C’était un pur hasard, vous le pensez bien. Mais n’accuserait-on pas d’invraisemblance un auteur qui risquerait un tel contraste ? Quelle série étrange d’événements vertigineux n’a-t-il pas fallu pour faire se coudoyer le Basile de Beaumarchais et de vraies religieuses dans un couloir de la Comédie-Française ! La chanson de Béranger, l’Actrice et la Sœur de charité, nous revenait en mémoire ; mais ici la réalité est au-dessus de l’invention, car ce n’est pas dans l’autre monde que la rencontre a lieu, comme le suppose la chanson. Rien de plus convenable et de plus décent que les rapports des comédiennes et des religieuses. Les artistes de la Comédie-Française sont de vraies dames, et elles ont pour ces saintes filles la vénération qui leur est due et qu’elles méritent si bien.

Aux fragments de Tartuffe, du Mariage de Figaro et des Plaideurs, se joignait l’attrait de récitations poétiques. Madame Victoria Lafontaine a dit avec un charme exquis d’intimité une délicieuse petite pièce de Théodore de Banville, qui peint la soirée du garde national revenant du rempart après vingt-quatre heures de pluie, de bise, de patrouilles et de faction au rempart, et retrouvant chez lui avec bonheur toutes les douces harmonies du foyer : la femme, l’enfant, le fauteuil moelleux, les chaudes pantoufles et la causerie affectueuse sous la clarté opaline de la lampe, ces purs plaisirs de la famille, auxquels la gravité de la situation ramène et qui valent mieux que les frivoles distractions du cercle, du jeu et des coulisses. Mademoiselle Agar a fait vibrer, avec une incomparable vigueur, la Lyre d’airain, d’Auguste Barbier, et mademoiselle Favart, vêtue d’une adorable robe blanche, satinée et duvetée comme un plumage de tourterelle, a roucoulé d’une voix plus douce que la plus suave musique, une poésie de M. Eugéne Manuel. Ce morceau charmant a pour titre les Pigeons de la République. Ce n’est plus à des messages d’amour que sont employés les oiseaux chers à Vénus. L’Amour ne cherche plus sous leur aile le petit billet plié et scellé d’un baiser de l’amante ; on leur demande des nouvelles de la France ; on les interroge sur la marche des armées ; leur vol est officiel, et ils sont enrôlés dans la grande guerre.

Nous avions lu, le matin même, les Guêpes d’Aristophane, et nous ne crûmes pas que notre conscience nous engageât à entendre l’acte des Plaideurs qui terminait le spectacle. Mais nous ne savions plus nous en aller, et il nous eût été impossible de citer en ce moment le fameux vers :

Nourri dans le sérail, j’en connais les détours.


Nous ne retrouvions plus notre route. Des corridors, des escaliers, des passages avaient été barrés pour séparer l’ambulance du théâtre, et nous fûmes obligé de demander notre chemin à une sœur qui nous remit avec beaucoup d’obligeance dans la bonne voie et nous accompagna jusqu’à la dernière porte. Un feuilletoniste ayant pour Ariane à travers le dédale du Théâtre-Français une brave sœur hospitalière, n’est-ce pas là – comme disent certains journaux, – un signe des temps ?