Tableau historique et pittoresque de Paris/Les Chartreux

LES CHARTREUX.


On sait que cet ordre doit son nom au désert de Chartreuse, près de Grenoble, où ses premiers membres fixèrent leur demeure, et qu’il reconnoît pour instituteur saint Bruno, qui en jeta les premiers fondements en 1086. Les austérités extraordinaires et les vertus angéliques de ses disciples, se perpétuant d’âge en âge sans la moindre altération, jetèrent un tel éclat, que saint Louis, dans le zèle qui l’animoit pour la propagation des ordres monastiques, forma la résolution de leur procurer un établissement près de Paris. Il écrivit en conséquence, dans l’année 1257, à dom Bernard de La Tour, alors prieur de la grande chartreuse et général de l’ordre, qui se hâta de remplir ses vœux et lui envoya quatre religieux, sous la conduite de dom Jean Jocerant. Le saint roi les reçut avec beaucoup de joie et les établit aussitôt à Gentilli, dans une maison à laquelle étoient attachées quelques dépendances en vignes et terres labourables, qu’il avoit acquise des héritiers d’un particulier nommé Pierre Le Queux. Mais à peine étoient-ils en possession de cette demeure, que, suivant Dubreul[1], ils demandèrent au roi son hôtel de Vauvert, situé vis-à-vis Notre-Dame-des-Champs, et qui passoit alors pour inhabitable. Cet auteur, un peu trop crédule sans doute, ajoute sérieusement que les démons s’étoient depuis quelque temps emparés de cette maison ; que par cette raison saint Louis fit quelque difficulté de la donner aux Chartreux ; mais que, dès qu’elle eut été accordée, ces malins esprits en furent chassés par les prières de ces religieux. Il cite à l’appui de son récit plusieurs historiens auxquels il a effectivement emprunté cette tradition ; il prétend même qu’il faut y chercher l’étymologie du nom d’Enfer donné à la rue qui conduit à ce monastère ; mais toutes ces preuves sont trop foibles pour que la saine critique ne rejette pas au nombre des fables légendaires et ce miracle et ces apparitions.

Tous nos historiens placent en 1259 l’établissement des Chartreux au lieu qu’ils ont occupé jusqu’au moment de la révolution, et la charte qui leur en confirme la donation est effectivement datée de cette année ; mais les titres de ces religieux, cités par Jaillot[2], portent qu’ils en prirent possession dès l’année 1257 ; et ce même auteur rapporte un acte d’acquisition de quelques terres voisines du château de Vauvert, faite en 1258 par les prieur et frères de Vauvert, de l’ordre des Chartreux.

Cette maison de Vauvert, qu’on a qualifiée d’hôtel et de palais, avoit une chapelle qui servit d’abord aux religieux ; on reconnut bientôt qu’elle étoit trop petite, et dès lors on jeta les fondements de l’église qui a subsisté jusque dans les derniers temps. Saint Louis, qui en avoit ordonné la construction, l’avoit confiée au célèbre architecte Pierre de Montreuil ; mais ce ne fut point lui qui l’acheva. La mort du roi arrêta les travaux, qui furent repris en 1276, encore abandonnés depuis, repris une seconde fois, enfin terminés en 1324. Le 26 mai de l’année suivante, Jean d’Aubigni dédia cette église sous l’invocation de la sainte Vierge et de saint Jean-Baptiste. L’ancienne chapelle servit depuis de réfectoire[3].

L’intention de saint Louis avoit été de placer trente religieux dans ce couvent ; toutefois il n’avoit encore fait bâtir que huit cellules lorsqu’il mourut, et jusqu’en 1270 il n’y en eut que deux nouvelles d’élevées par Marguerite d’Issoudun, comtesse d’Eu, épouse d’Alphonse de Brienne, grand chambellan de France, et par Thibaud II, roi de Navarre. Les choses restèrent en cet état jusqu’en 1291, que Jeanne de Châtillon, femme de Pierre, comte d’Alençon, fonda quatorze cellules nouvelles. Il paroît, par le titre de cette fondation, que, pensant qu’il y avoit déjà seize religieux d’établis, elle croyoit compléter ainsi le nombre des trente projetés par saint Louis. La mémoire de ce bienfait s’est perpétuée dans un monument sculpté dans le grand cloître, et dont nous ne tarderons pas à parler. Les six dernières cellules furent fondées par divers particuliers dans le siècle suivant ; Jeanne d’Évreux, troisième femme de Philippe, fit bâtir l’infirmerie, une chapelle, et six nouvelles cellules accompagnées de jardins. Des legs pieux[4] fournirent depuis le moyen d’en construire plusieurs autres, de manière que, dans les derniers temps, cette chartreuse contenoit environ quarante religieux, sans compter les frères et les oblats.

L’église des chartreux étoit un monument gothique si peu orné, que l’abbé Lebeuf ne pouvoit croire qu’il eût été élevé dans le siècle de saint Louis[5] ; mais Dubreul donne une raison satisfaisante de cette extrême simplicité, en prouvant qu’on fut obligé d’y mettre beaucoup d’épargnes, à cause du peu de fonds qu’on avoit pu recueillir pour sa construction. L’intérieur de cette église se partageoit en deux parties : le chœur des frères occupoit la première ; on y voyoit deux petits autels. La seconde, plus considérable, formoit le chœur des pères, et toutes les deux étoient ornées de menuiseries très propres et assez élégantes. Selon l’usage de cet ordre, les chapelles jointes au chœur et à la nef ne pouvoient être aperçues par ceux qui entroient dans l’église, et avoient une entrée particulière et cachée.

L’église et la maison des chartreux étoient riches en monuments des arts, qui méritoient l’attention des curieux.


CURIOSITÉS DU COUVENT DES CHARTREUX.


tableaux.


Dans l’église, sur le grand autel, Jésus-Christ au milieu des docteurs ; par Philippe de Champagne.

Au dessus des stalles, et entre les vitraux :

La Résurrection du Lazare ; par Bon Boullogne.

L’Aveugle de Jéricho ; par Antoine Coypel.

Le Miracle des cinq pains ; par Audran.

La Samaritaine ; par Noël Coypel.

La Cananéenne ; par Corneille.

La Résurrection du Lazare ; par le même.

La Guérison des malades sur les bords du lac de Génésareth ; par Jouvenet.

La Femme affligée du flux de sang et guérie en touchant la robe de Notre-Seigneur ; par Boullogne le jeune.

Le Centenier ; par Corneille.

Le Paralytique ; par le même.

Saint Jacques, saint Jean et leur père Zébédée raccommodant leurs filets ; par Dumont Le Romain.

Jésus-Christ ressuscitant la fille de Jaïre ; par La Fosse.

Dans le chapitre :

L’Adoration des Bergers ; par Le Poussin.

La Magdeleine et le Sauveur ; par Le Sueur.

Saint Bruno ; par Restout.

La Nativité de saint Jean-Baptiste, celle de Jésus-Christ et sa sépulture ; par d’anciens peintres.

La Présentation au temple ; par Lagrenée jeune.

L’Entrée de Notre-Seigneur dans Jérusalem ; par Jollain.

Sur l’autel, fait en forme de tombeau, un Christ ; par Philippe de Champagne.

Dans le petit cloître, les fameux tableaux de Le Sueur, représentant la vie de saint Bruno, arrangés dans l’ordre suivant :

1o Le Docteur Raymond Diocres prêchant au milieu d’un nombreux auditoire qui l’écoute avec attention.

2o Le Docteur au lit de mort.

3o Le même personnage sortant à demi de son cercueil pendant qu’on chante l’office des morts[6], et déclarant lui-même l’arrêt de sa damnation.

4o Saint Bruno frappé de ce terrible événement, et prosterné devant un crucifix.

5o Le même saint racontant à ceux qui l’environnent le dessein qu’il a formé de quitter le monde, et les touchant par l’onction de ses paroles.

6o Il engage six de ses amis à se joindre à lui et à embrasser le même genre de vie.

7o Trois anges lui apparoissent pendant son sommeil, et l’instruisent de ce qu’il doit faire.

8o Saint Bruno et ses compagnons distribuent leurs biens aux pauvres.

9o Hugues, évêque de Grenoble, reçoit saint Bruno chez lui, et trouve dans cette visite l’explication d’un songe qu’il avoit eu, relativement à l’établissement de l’ordre des Chartreux.

10o Ce même évêque, saint Bruno et ses compagnons traversent des montagnes affreuses pour arriver à la Chartreuse.

11o Saint Bruno et ses compagnons bâtissent une église et des cellules sur la croupe d’une montagne.

12o L’évêque Hugues donne l’habit à ces nouveaux religieux.

13o Le pape Victor III confirme, en plein consistoire, l’institut des Chartreux.

14o Saint Bruno donne lui-même l’habit à quelques nouveaux religieux.

15o Le saint fondateur reçoit une lettre du pape Urbain II, qui lui ordonne de se rendre à Rome pour l’aider de ses conseils.

16o Saint Bruno en présence du pape, et lui baisant les pieds.

17o Il refuse, par humilité, l’archevêché de Reggio que le pape lui offroit.

18o Saint Bruno, retiré dans les déserts de la Calabre, y établit un nouveau monastère de son institut.

19o Sa rencontre avec Roger, comte de Sicile, dans une chasse que faisoit ce seigneur, et le don que lui fait celui de l’église de Saint-Martin et de Saint-Étienne.

20o Saint Bruno apparoissant à Roger couché dans sa tente, et lui donnant avis d’une conjuration tramée contre lui.

21o La mort de saint Bruno.

22o Saint Bruno enlevé au ciel par des anges[7].

Aux extrémités de ce petit cloître :

La vue de la ville de Paris telle qu’elle étoit au commencement du xviie siècle.

Celle de la ville de Rome. (On prétend que ces deux vues, ornées de figures de demi-nature, étoient dues au pinceau de Le Sueur et de ses élèves.)

La grande Chartreuse de Pavie, fondée par Jean Galéas Visconti.— La Chartreuse de Grenoble.

On estimoit les vitraux de ce cloître. Ils représentoient les Pères du désert, et avoient été exécutés d’après un peintre nommé Sadeler.


sculptures.


Dans le chœur des Pères, trois figures qui soutenoient le pupitre, représentant la Foi, l’Espérance et la Charité.

Dans le grand cloître, du côté de l’église, un grand bas-relief sculpté sur la muraille, où l’on voyoit Jeanne de Châtillon présentant à la sainte Vierge, qui tenoit l’Enfant Jésus dans ses bras, et à saint Jean Baptiste, quatorze Chartreux à genoux. Le haut de cette sculpture étoit orné de treize écussons aux armes de France et de Châtillon alternativement. On y lisoit aussi plusieurs inscriptions rapportées par Piganiol[8].

Dans le mur des ailes du même cloître, à gauche, la figure de Pierre de Navarre, ayant saint Pierre à ses côtés, et quatre Chartreux devant lui, tous aux pieds de la Vierge. Un ange, placé derrière ce groupe, soutenoit une inscription qui faisoit mention des quatre cellules fondées par ce prince.

Sur la porte de la seconde cour, une statue de la Vierge, aux pieds de laquelle un grand bas-relief faisoit voir saint Louis présentant plusieurs Chartreux à cette reine du ciel. À ses côtés étoient saint Jean-Baptiste, saint Antoine et saint Hugues, d’abord chartreux, depuis évêque de Lincoln.


sépultures.


Dans l’église avoient été inhumés :

Philippe de Marigny, évêque de Cambrai, puis archevêque de Sens, mort en 1325. (Transporté de l’ancienne chapelle devant le maître-autel de l’église.)

Jean de Blangi, docteur en théologie, évêque d’Auxerre, mort en 1344.

Jean de Chissé, évêque de Grenoble, mort en 1350.

Amé de Genève, frère du pape Clément VII, mort en 1359. (Il étoit représenté armé sur son tombeau.)

Jean de Dormans, évêque de Beauvais, cardinal et chancelier de France ; Guillaume de Dormans, aussi chancelier de France, morts tous les deux en 1373. (La statue en bronze du cardinal étoit couchée sur son tombeau)[9].

Marguerite de Châlons, femme de Jean de Savoie, chevalier, morte en 1378.

Guillaume de Sens, premier président du parlement de Paris, mort en 1399.

Michel de Cernay, évêque d’Auxerre et confesseur de Charles VI, mort en 1409.

Pierre de Navarre, fils de Charles-le-Mauvais, roi de Navarre, mort en 1412. (Il étoit représenté en marbre blanc, couché sur son tombeau, avec Catherine d’Alençon sa femme, quoique cette princesse, morte en 1462, eût été inhumée à Sainte-Geneviève[10].

Philippe d’Harcourt, premier chambellan de Charles VI, mort en 1414.

Jean d’Arsonvalle, évêque de Châlons et confesseur du dauphin, fils de Charles VI, mort en 1416.

Jean de La Lune, neveu de l’antipape Benoît, XIII, mort en 1424.

Adam de Cambray, premier président de Paris, mort en 1456. Charlotte Alexandre, sa femme, morte en 1472.

Louis Stuart, seigneur d’Aubigni, mort en 1665.

Dans le cloître et dans le grand cimetière :

Jean Versoris, avocat et fameux ligueur, mort en 1588.

Jean Descordes, chanoine de Limoges, dont la bibliothèque a fait le fond de celle du collége Mazarin, mort en 1642.

Pierre Danet, curé de Sainte-Croix de la Cité, et auteur des dictionnaires qui portent son nom, mort en 1709.

Dans la chapelle des femmes :

Laurent Bouchel, avocat fameux, mort en 1629, etc.




On entroit dans ce monastère par un portail situé sur la rue d’Enfer ; une avenue assez longue et plantée d’arbres conduisoit à la porte intérieure de la maison. La première cour offroit à gauche une chapelle assez grande que l’on nommoit la chapelle des femmes, parce que c’étoit le seul endroit du couvent où il leur fût permis d’entrer. Elle avoit été consacrée en 1460, sous l’invocation de la Vierge et de saint Blaise[11] ; dans la seconde cour on voyoit à droite un corps de logis bien bâti, qui avoit servi autrefois à loger les hôtes. À gauche se présentoit l’église dans toute sa longueur.

De l’église on passoit dans le petit cloître qui étoit orné de pilastres d’ordre dorique. Les tableaux de Le Sueur étoient encastrés dans les arcs de ce cloître.

Autour du grand cloître, qui avoit été bâti à plusieurs reprises, étoient les cellules. Chacun de ces petits logements se composoit d’un vestibule, d’une chambre, d’une autre pièce, qui servoit de bibliothèque ou de laboratoire, suivant le goût du religieux qui l’occupoit, d’une petite cour et d’un petit jardin. Du reste, la règle de saint Bruno, tout austère qu’elle étoit, s’est toujours maintenue chez les chartreux, sans altération et sans adoucissement ; c’est de tous les ordres religieux le seul, ce nous semble, qui n’ait jamais eu besoin de réforme.

La sacristie et le chapitre avoient été bâtis aux dépens d’un cordonnier nommé Pierre Loisel et de sa femme. Tous les deux avoient été enterrés dans le chapitre en 1331 et 1343[12]. Nous avons déjà dit que le réfectoire avoit été établi dans la chapelle Vauvert. La bibliothèque du prieur étoit considérable, et estimée tant pour la quantité que pour la qualité des livres qui la composoient.

Les dépendances de cette maison, qui ne consistoient d’abord qu’en huit arpents et demi, n’étant plus suffisantes pour le nombre toujours croissant de ses religieux, ils firent successivement beaucoup d’acquisitions dans les clos de Vignerei et de Saint-Sulpice, acquisitions dont les titres et la preuve se trouvoient dans les archives de Saint-Germain. Marie de Médicis ayant eu besoin d’une partie de ce terrain pour son parc du Luxembourg, leur donna en échange des terres situées vis-à-vis de leur monastère et de l’autre côté du chemin d’Issy. Comme ce chemin étoit ouvert dans un fond humide et souvent impraticable, Louis XIII, par des lettres-patentes datées de 1617, leur en fit don dans une longueur de cent vingt-et-une toises, avec permission de l’enfermer dans leur enceinte. Ce terrain formoit leur petit clos. Le même monarque ordonna que l’on construiroit l’avenue plantée d’arbres qui conduisoit à leur monastère, et que la rue d’Enfer seroit continuée en ligne droite jusqu’aux Carmélites.

Le terrain qu’occupoient les chartreux étoit immense, si l’on considère qu’il étoit renfermé dans l’un des faubourgs de Paris ; le seul jardin potager renfermoit au moins quinze arpents[13].


  1. Page 454.
  2. Quartier du Luxembourg, p. 44.
  3. Les religieux y mangeoient ensemble les dimanches, les fêtes, et les jeudis ; les autres jours, chacun prenoit ses repas en particulier dans sa cellule.
  4. Pierre de Navarre, fils de Charles II, roi de Navarre, donna, en 1396, pour l’entretien de quatre Chartreux, une somme de 5,000 liv., que ces religieux employèrent à faire l’acquisition de la terre de Villeneuve-le-Roi ; et Jeanne d’Évreux affecta sa terre d’Yères à l’entretien de l’église qu’elle avoit fait bâtir.
  5. Voyez pl. 187.
  6. Personne n’ignore que ce prétendu miracle, lequel donna lieu, dit-on, à la retraite de saint Bruno et à l’institution de son ordre, est mis au nombre des fables par les meilleurs critiques.
  7. Quelques années avant la révolution, le roi avoit fait l’acquisition de ces chefs-d’œuvre pour les mettre dans sa collection : ils sont passés de la galerie du Luxembourg dans le Musée royal.
  8. Pour empêcher la dégradation entière de ce monument, MM. de Châtillon le firent masquer, en 1712, par une boiserie, sur laquelle on avoit peint tout ce qui étoit sculpté derrière ; ce qui faisoit un tableau de quinze pieds de largeur sur quatre de hauteur.
  9. Cette statue et celle d’Amé de Genève n’avoient point été déposées aux Petits-Augustins.
  10. Ces deux statues, d’une exécution gothique assez soignée, se voyoient dans ce Musée.
  11. L’ancien chemin d’Issy passoit autrefois le long du terrain où elle avoit été
  12. On voyoit sur leur tombe un écusson ayant une botte en pal, chargée d’un oiseau sur la genouillière.
  13. L’église et le couvent des Chartreux ont été entièrement détruits ; sur leur terrain on a établi une très grande pépinière, et plusieurs avenues plantées d’arbres qui font partie du jardin du Luxembourg. (Voyez l’article Monuments nouveaux.)