Tableau du royaume de Caboul et de ses dépendances dans la Perse, la Tartarie et l’Inde/Tome 3/Caufiristan


CAUFIRISTAN.

Je ne serois pas excusable de passer sous silence les Caufirs, qui ne sont point à la vérité soumis à la domination du roi de Caboul, mais qui ont avec ses États des rapports fréquens de voisinage.

Nous avions lu dans le Mémoire du major Rennel le passage suivant :

« Il existe dans le moderne Bajour une certaine tribu qui a la prétention de tirer son origine de quelques soldats de l’armée d’Alexandre qui se seroient fixés dans ce pays. Un des historiens afghans, Soujun-Rae, ajoute que ces Européens (s’il est permis de les qualifier ainsi) ont conservé sur leurs voisins l’ascendant que leurs ancêtres ont dû nécessairement exercer dans cette contrée. »

On pense bien que ce passage dut exciter notre attention pendant le séjour de l’ambassade à Peshawer, et que nous cherchâmes à obtenir des informations exactes sur ces descendans des Macédoniens.

Nous fûmes bientôt obligés de reconnoître avec un autre historien, Aboul-Fuzl, que ces prétendus colons ne sont qu’une branche des Eusofzyes ; cependant nous apprîmes que les Caufirs, montagnards au nord de Bajour, avoient dans leur caractère plusieurs points de ressemblance avec les Grecs. Ils étoient renommés dans tout le pays pour leur beauté et la blancheur de leur teint ; ils adoroient des idoles, buvoient dans des coupes d’argent, se servoient de chaises et de tables, et parloient une langue inconnue à leurs voisins.

Je ne saurois exprimer combien de semblables rapports excitoient ma curiosité ; mais comment envoyer sur les lieux quelqu’un pour s’en assurer, lorsque dans ce pays le meurtre d’un musulman est regardé comme l’acte le plus méritoire ? Enfin, un mollah, nommé Nujib, se chargea de cette périlleuse aventure. Il partit de Peshawer vers le milieu de mai. Je n’en avois pas encore reçu de nouvelle lorsque je fus obligé de partir de cetle ville ; et quand j’arrivai à Delhy, je crus fermement qu’il avoit été massacré. Quelle fut donc ma surprise de le voir, après plusieurs mois, arriver au camp anglais. Il avoit pénétré au cœur du pays ; là il s’étoit composé un vocabulaire dans la langue des Caufirs et il avoit rédigé des réponses à une longue série de questions que je lui avois remises avant son départ.

En voici le résultat, joint à quelques informations, qui proviennent, 1o. d’un jeune Caufir, que j’ai interrogé moi-même ; 2o. d’un Indou qui a visité le Caufiristan ; 3o. d’un Syoud qui a séjourné sur les frontières ; 4o. d’un Euzofzye, qui a fait la guerre dans cette même contrée.

Le pays des Caufirs consiste presqu’entièrement en montagnes couvertes de neige, ou en sombres forêts de pins. On y voit des vallées peu étendues, mais fertiles, où l’on recueille d’excellens raisins ; et qui offrent des pâturages à de nombreux troupeaux de moutons et de bœufs, tandis que les collines sont couvertes de chèvres. On y récolte aussi un peu de froment et de millet. Les routes ne sont praticables que pour les gens de pied ; souvent elles sont coupées par des rivières ou des torrens que l’on passe sur des ponts de bois suspendus avec les tiges flexibles d’une espèce de liane.

Tous les villages sont bâtis sur le penchant des montagnes ; en sorte que le toit d’une maison sert de rue pour conduire à la maison au-dessus.

Ce peuple n’a point de nom générique ; chaque tribu se distingue par un nom particulier. Les musulmans les confondent toutes sous la dénomination de Caufirs ou d’infidèles ; voilà pourquoi ils appellent ce pays Càufiristan. Une des divisions est appelée Siaposeh, c’est-à-dire les hommes vêtus de noirs, ou Tor-Caufirs, les infidèles noirs ; et les autres Spin-Caufirs, c’est-à-dire les infidèles blancs. Ces épithètes viennent seulement de leur manière de se vêtir, car tous les Caufirs sont remarquables par leur teint clair, et par leurs traits réguliers ; mais les uns sont vêtus avec des peaux de chèvres noires, et les autres de coton blanc.

Les différens dialectes caufirs ont beaucoup de rapports avec le sanhscrit. Une particularité les distingue ; on compte les nombres par vingtaine au lieu de centaine, et l’on prononce le nom persan de mille, pour désigner quatre cents ou vingt fois vingt.

C’est en vain qu’on voudroit chercher dans cette langue la preuve d’une origine grecque ; quant aux traditions elles sont fort incertaines. Le fait le plus vraisemblable est que les Caufirs ont été expulsés des environs de Candahar par les musulmans, et qu’ils ont fait plusieurs migrations avant de se fixer dans leur séjour actuel.