Tableau de la France. Géographie physique, politique et morale/Le Rouergue

Je pourrais entrer par le Rouergue dans la grande vallée du Midi. Cette province en marque le coin d’un accident bien rude[1]. Elle n’est elle-même, sous ses sombres châtaigniers, qu’un énorme monceau de houille, de fer, de cuivre, de plomb. La houille[2] y brûle en plusieurs lieues, consumée d’incendies séculaires qui n’ont rien de volcanique. Cette terre, maltraitée et du froid et du chaud dans la variété de ses expositions et de ses climats, gercée de précipices, tranchée par deux torrents, le Tarn et l’Aveyron, a peu à envier à l’âpreté des Cévennes. Mais j’aime mieux entrer par Cahors. Là tout se revêt de vignes. Les mûriers commencent avant Montauban. Un paysage de trente ou quarante lieues s’ouvre devant vous, vaste océan d’agriculture, masse animée, confuse, qui se perd au loin dans l’obscur ; mais par-dessus s’élève la forme fantastique des Pyrénées aux têtes d’argent. Le bœuf attelé par les cornes laboure la fertile vallée, la vigne monte à l’orme. Si vous appuyez à gauche vers les montagnes, vous trouvez déjà la chèvre suspendue au coteau aride, et le mulet, sous sa charge d’huile, suit à mi-côte le petit sentier. À midi, un orage, et la terre est un lac ; en une heure, le soleil a tout bu d’un trait. Vous arrivez le soir dans quelque grande et triste ville, si vous voulez, à Toulouse. À cet accent sonore, vous vous croiriez en Italie ; pour vous détromper, il suffit de regarder ces maisons de bois et de brique ; la parole brusque, l’allure hardie et vive vous rappelleront aussi que vous êtes en France. Les gens aisés du moins sont Français ; le petit peuple est tout autre chose, peut-être Espagnol ou Maure. C’est ici cette vieille Toulouse, si grande sous ses comtes ; sous nos rois, son Parlement lui a donné encore la royauté, la tyrannie du Midi. Ces légistes violents, qui portèrent à Boniface VIII le soufflet de Philippe le Bel, s’en justifièrent souvent aux dépens des hérétiques ; ils en brûlèrent quatre cents en moins d’un siècle. Plus tard, ils se prêtèrent aux vengeances de Richelieu, jugèrent Montmorency et le décapitèrent dans leur belle salle marquée de rouge[3]. Ils se glorifiaient d’avoir le capitole de Rome, et la cave aux morts[4] de Naples, où les cadavres se conservaient si bien. Au capitole de Toulouse, les archives de la ville étaient gardées dans une armoire de fer, comme celles des flamines romains ; et le sénat gascon avait écrit sur les murs de sa curie : Videant consules ne quid respublica detrimenti capiat[5].

Toulouse est le point central du grand bassin du Midi. C’est là, ou à peu près, que viennent les eaux des Pyrénées et des Cévennes, le Tarn et la Garonne, pour s’en aller ensemble à l’Océan. La Garonne reçoit tout. Les rivières sinueuses et tremblotantes du Limousin et de l’Auvergne y coulent au nord, par Périgueux, Bergerac ; de l’est et des Cévennes, le Lot, la Viaur, l’Aveyron et le Tarn s’y rendent avec quelques coudes plus ou moins brusques, par Rodez et Alby. Le Nord donne les rivières, le Midi les torrents. Des Pyrénées descend l’Ariège ; et la Garonne, déjà grosse du Gers et de la Baize, décrit au nord-ouest une courbe élégante, qu’au midi répète l’Adour dans ses petites proportions. Toulouse sépare à peu près le Languedoc de la Guyenne, ces deux contrées si différentes sous la même latitude. La Garonne passe la vieille Toulouse, le vieux Languedoc romain et gothique, et, grandissant toujours, elle s’épanouit comme une mer en face de la mer, en face de Bordeaux. Celle-ci, longtemps capitale de la France anglaise, plus longtemps anglaise de cœur, est tournée, par l’intérêt de son commerce, vers l’Angleterre, vers l’Océan, vers l’Amérique. La Garonne, disons maintenant la Gironde, y est deux fois plus large que la Tamise à Londres.

Quelque belle et riche que soit cette vallée de la Garonne, on ne peut s’y arrêter ; les lointains sommets des Pyrénées ont un trop puissant attrait. Mais le chemin est sérieux. Soit que vous preniez par Nérac, triste seigneurie des Albret, soit que vous cheminiez le long de la côte, vous ne voyez qu’un océan de landes, tout au plus des arbres à liège, de vastes pinadas, route sombre et solitaire, sans autre compagnie que les troupeaux de moutons noirs[6] qui suivent leur éternel voyage des Pyrénées aux Landes, et vont, des montagnes à la plaine, chercher la chaleur au nord, sous la conduite du pasteur landais. La vie voyageuse des bergers est un des caractères pittoresques du Midi. Vous les rencontrez montant des plaines du Languedoc aux Cévennes, aux Pyrénées, et de la Crau provençale aux montagnes de Gap et de Barcelonnette. Ces nomades, portant tout avec eux, compagnons des étoiles, dans leur éternelle solitude, demi-astronomes et demi-sorciers, continuent la vie asiatique, la vie de Lot et d’Abraham, au milieu de notre Occident. Mais en France les laboureurs, qui redoutent leur passage, les resserrent dans d’étroites routes. C’est aux Apennins, aux plaines de la Pouille ou de la campagne de Rome, qu’il faut les voir marcher dans la liberté du monde antique. En Espagne, ils règnent ; ils dévastent impunément le pays. Sous la protection de la toute-puissante compagnie de la Mesta, qui emploie de quarante à soixante mille bergers, le triomphant mérinos mange la contrée, de l’Estramadure à la Navarre, à l’Aragon. Le berger espagnol, plus farouche que le nôtre, a lui-même l’aspect d’une de ses bêtes, avec sa peau de mouton sur le dos, et aux jambes son abarca de peau velue de bœuf, qu’il attache avec des cordes.



  1. App., 14.
  2. La houille forme plus des deux tiers de ce département.
  3. Elle l’était encore au dernier siècle. (Piganiol de la Force.)
  4. On y conservait des morts de cinq cents ans.
  5. Millin.
  6. App., 15.