Tableau de la France. Géographie physique, politique et morale/La Gascogne.- La Navarre.- Les Basques

Cette race a un instant possédé l’Aquitaine. Elle y a laissé pour souvenir le nom de Gascogne. Refoulée en Espagne au IXe siècle, elle y fonda le royaume de Navarre, et en deux cents ans, elle occupa tous les trônes chrétiens d’Espagne (Galice, Asturies et Léon, Aragon, Castille). Mais la croisade espagnole poussant vers le Midi, les Navarrois, isolés du théâtre de la gloire européenne, perdirent tout peu à peu. Leur dernier roi, Sanche l’Enfermé, qui mourut d’un cancer, est le vrai symbole des destinées de son peuple. Enfermée en effet dans ses montagnes par des peuples puissants, rongée pour ainsi dire par les progrès de l’Espagne et de la France, la Navarre implora même les musulmans d’Afrique, et finit par se donner aux Français. Sanche anéantit son royaume en le léguant à son gendre Thibault, comte de Champagne ; c’est Roland brisant sa Durandal pour la soustraire à l’ennemi. La maison de Barcelone, tige des rois d’Aragon et des comtes de Foix, saisit la Navarre à son tour, la donna un instant aux Albret, aux Bourbons, qui perdirent la Navarre pour gagner la France. Mais par un petit-fils de Louis XIV, descendu de Henri IV, ils ont repris non-seulement la Navarre, mais l’Espagne entière. Ainsi s’est vérifiée l’inscription mystérieuse du château de Coaraze, où fut élevé Henri IV : Lo que a de ser no puede faltar : « Ce qui doit être ne peut manquer. » Nos rois se sont intitulés rois de France et de Navarre. C’est une belle expression des origines primitives de la population française comme de la dynastie.

Les vieilles races, les races pures, les Celtes et les Basques, la Bretagne et la Navarre, devaient céder aux races mixtes, la frontière au centre, la nature à la civilisation. Les Pyrénées présentent partout cette image du dépérissement de l’ancien monde. L’antiquité y a disparu ; le moyen âge s’y meurt. Ces châteaux croulants, ces tours des Maures, ces ossements des Templiers qu’on garde à Gavarnie, y figurent, d’une manière toute significative, le monde qui s’en va. La montagne elle-même, chose bizarre, semble aujourd’hui attaquée dans son existence. Les cimes décharnées qui la couronnent témoignent de sa caducité[1]. Ce n’est pas en vain qu’elle est frappée de tant d’orages ; et d’en bas l’homme y aide. Cette profonde ceinture de forêts qui couvraient la nudité de la vieille mère, il l’arrache chaque jour. Les terres végétales, que le gramen retenait sur les pentes, coulent en bas avec les eaux. Le rocher reste nu ; gercé, exfolié par le chaud, par le froid, miné par la fonte des neiges, il est emporté par les avalanches. Au lieu d’un riche pâturage, il reste un sol aride et ruiné : le laboureur, qui a chassé le berger, n’y gagne rien lui-même. Les eaux, qui filtraient doucement dans la vallée à travers le gazon et les forêts, y tombent maintenant en torrents, et vont couvrir ses champs des ruines qu’il a faites. Quantité de hameaux ont quitté les hautes vallées faute de bois de chauffage, et reculé vers la France, fuyant leurs propres dévastations[2].

Dès 1673, on s’alarma. Il fut ordonné à chaque habitant de planter tous les ans un arbre dans les forêts du domaine, deux dans les terrains communaux. Des forestiers furent établis. En 1669, en 1756, et plus tard, de nouveaux règlements attestèrent l’effroi qu’inspirait le progrès du mal. Mais à la Révolution, toute barrière tomba ; la population pauvre commença d’ensemble cette œuvre de destruction. Ils escaladèrent, le feu et la bêche en main, jusqu’au nid des aigles, cultivèrent l’abîme, pendus à une corde. Les arbres furent sacrifiés aux moindres usages ; on abattait deux pins pour faire une paire de sabots[3]. En même temps le petit bétail, se multipliant sans nombre, s’établit dans la forêt, blessant les arbres, les arbrisseaux, les jeunes pousses, dévorant l’espérance. La chèvre surtout, la bête de celui qui ne possède rien, bête aventureuse, qui vit sur le commun, animal niveleur, fut l’instrument de cette invasion dévastatrice, la Terreur du désert. Ce ne fut pas le moindre des travaux de Bonaparte de combattre ces monstres rongeants. En 1813, les chèvres n’étaient plus le dixième de leur nombre en l’an X[4]. Il n’a pu arrêter pourtant cette guerre contre la nature.

Tout ce Midi, si beau, c’est néanmoins, comparé au Nord, un pays de ruines. Passez les paysages fantastiques de Saint-Bertrand de Comminges et de Foix, ces villes qu’on dirait jetées là par les fées ; passez notre petite Espagne de France, le Roussillon, ses vertes prairies, ses brebis noires, ses romances catalanes, si douces à recueillir le soir de la bouche des filles du pays. Descendez dans ce pierreux Languedoc, suivez-en les collines mal ombragées d’oliviers, au chant monotone de la cigale. Là, point de rivières navigables ; le canal des deux mers n’a pas suffi pour y suppléer ; mais force étangs salés, des terres salées aussi, où ne croît que le salicor[5] ; d’innombrables sources thermales, du bitume et du baume, c’est une autre Judée. Il ne tenait qu’aux rabbins des écoles juives de Narbonne de se croire dans leur pays. Ils n’avaient pas même à regretter la lèpre asiatique ; nous en avons eu des exemples récents à Carcassonne[6].

C’est que, malgré le cers occidental, auquel Auguste dressa un autel, le vent chaud et lourd d’Afrique pèse sur ce pays. Les plaies aux jambes ne guérissent guère à Narbonne[7]. La plupart de ces villes sombres, dans les plus belles situations du monde, ont autour d’elles des plaines insalubres : Albi, Lodève, Agde la noire[8], à côté de son cratère. Montpellier, héritière de feue Maguelone, dont les ruines sont à côté. Montpellier, qui voit à son choix les Pyrénées, les Cévennes, les Alpes même, a près d’elle et sous elle une terre malsaine, couverte de fleurs, tout aromatique, et comme profondément médicamentée ; ville de médecine, de parfums et de vert-de-gris[9].



  1. Plusieurs espèces animales disparaissent des Pyrénées. Le chat sauvage y est devenu rare ; le cerf en a disparu depuis deux cents ans, selon Buffon.
  2. App., 19.
  3. Dralet.
  4. Ibid.
  5. L’arrondissement de Narbonne en fournit la manufacture des glaces de Venise.
  6. Trouvé.
  7. Selon le même auteur, il en est de même des plaies à la tête à Bordeaux. ― Le cers et l’autan dominent alternativement en Languedoc. Le cers (cyrch, impétuosité, en gallois) est le vent d’ouest, violent, mais salubre. ― L’autan est le vent du sud-est, le vent d’Afrique, lourd et putréfiant. App., 20.
  8. Proverbe : Agde, ville noire, caverne de voleurs. Elle est bâtie de laves. Lodève est noire aussi.
  9. Montpellier est célèbre par ses distilleries et parfumeries. On attribue la découverte de l’eau-de-vie à Arnaud de Villeneuve, qui créa les parfumeries dans cette ville. — Autrefois Montpellier fabriquait seule le vert-de-gris ; on croyait que les caves de Montpellier y étaient seules propres.