Tableau de l’Histoire de Suisse


Tableaux de l’Histoire de Suisse, par M.  Monnard[1]. — Genève continue son mouvement intellectuel un peu uniforme, mais toujours sérieux et digne d’intérêt. Les esprits originaux y sont rares, et cependant il est plus rare encore qu’un Genevois prenne la plume pour répéter exactement la chose qu’on a dite avant lui. Il a fait généralement, lorsqu’il écrit un livre, une petite découverte littéraire, philosophique, historique ; la découverte quelquefois est bien modeste, mais n’importe, elle est réelle, et l’auteur n’a que le tort de l’enfouir de nouveau dans un ou plusieurs gros volumes que personne ne lira peut-être, si bien que la découverte est comme si elle n’était pas. Le défaut de tous les livres genevois en général, c’est de s’adresser à un public exclusivement lettré et qui doit tout lire, et de ne pas s’inquiéter assez du public beaucoup plus nombreux qui a d’autres affaires que celles de la littérature et qui n’est pas obligé de tout lire. L’esprit genevois n’a pas le don de prosélytisme. Ainsi les protestans de Genève publient chaque année en l’honneur de leur religion une foule de traités, de romans, de nouvelles et de pamphlets, souvent intéressans, qui jamais n’ont été lus ailleurs qu’en Angleterre ou en Amérique. M.  Charles Monnard échappe assez heureusement à ce défaut, et ses productions peuvent être lues avec plaisir et profit par quiconque n’a pas l’honneur d’être Genevois. M.  Charles Monnard est, comme on le sait, un des continuateurs de Müller ; il connaît son histoire de Suisse jusque dans ses infiniment petits, et si nous avions à lui faire un reproche, ce serait précisément de la connaître trop. C’est au moins tout ce que nous nous permettrons de reprocher à ses Tableaux d’histoire de la Suisse au dix-huitième siècle. Cette période de l’histoire helvétique est généralement assez mal connue, et elle mérite peu de l’être, si on regarde l’histoire plutôt comme une source d’émotions morales que comme une œuvre d’érudits. Ce n’est point que les talens, les dévouemens, les héroïsmes, y soient plus rares qu’à une autre époque ; seulement ils ont le tort de venir à une de ces mauvaises périodes où la vertu est inutile et perd elle-même de son prix. C’est une période de transition et de confusion où les faits ne s’enchaînent point d’une manière logique, où les élémens de la vie n’ont point d’unité, — une période d’anarchie en un mot. Les vieilles aristocraties subsistent encore, et se défendent cruellement, surtout à Berne ; la monarchie gouverne encore à Neuchâtel et à Saint-Gall ; les cantons démocratiques, surveillés par les aristocraties environnantes, travaillés par les influences contraires de l’Autriche et de la France, se livrent à des saturnales inouïes. La vie industrielle commence à peine à Bâle, à Glaris, à Appenzell. Tel est le spectacle que présente la Suisse depuis la mort de Louis XIV jusqu’à la fondation de la république helvétique. Rien n’est frappant comme de voir à quel point cette histoire de la Suisse au XVIIIe siècle ressemble à celle de la France, et nous pourrions dire du continent européen. L’ancien régime, trop faible pour gouverner, assez fort cependant pour se défendre, essaie de maintenir ses prérogatives surannées ; il est défait enfin, et sur ses ruines un régime moderne s’établit à grand’peine par une longue suite d’essais et de révolutions contradictoires qui se déroulent encore sous nos yeux, sans parvenir, pas plus qu’en France, à pouvoir se définir nettement. Cette histoire éclaire la nôtre en plus d’un sens, et M.  Monnard, en l’écrivant, a accompli sous plus d’un rapport une œuvre française.

ÉMILE MONTÉGUT.

V. de Mars.
  1. Un volume in-18, Cherbuliez, Genève.