TABLEAU
DE PARIS.


 

CHAPITRE DCLXXV.

Les Enragés.


Ce sont des chevaux qui vont à Versailles & qui en reviennent en trois heures de temps. Un solliciteur de graces, un courtisan, veulent se montrer à Versailles & revenir dîner à Paris : ils partent à onze heures, & à deux heures ils ont visité les bureaux, vu le ministre ou les commis, & sont de retour chez eux. Il n’y a pas de pavé dans le monde plus froissé que celui de Versailles à Paris.

On paie vingt-quatre livres pour deux enragés. Afin d’épargner ses chevaux, on prend des enragés. L’animal tout en sueur attend à la grille ; il est maigre, efflanqué. On ne nourrit ces chevaux qu’avec du foin, de sorte qu’ils sont toujours échauffés.

Mais que ces enragés sont précieux, lorsque, tout dégouttans de sueur, ils portent rapidement aux pieds du trône un sage qui va y présenter l’examen & le calme de la raison, au milieu des passions orageuses, toujours précipitées & toujours mauvaises conseillères.

Versailles est le pays des chevaux. On en voit de toutes parts des troupeaux nombreux ; les écuries des princes rivalisent avec celles du monarque. Malgré les réformes, on y voit encore presque autant de chevaux que d’hommes. Il y a parmi les chevaux qui sont à Versailles, la même différence que parmi les habitans de la ville : ceux-ci, gras, bien nourris, bien dressés, ont des graces particulières ; ceux-là sont d’une triste encolure, ne voiturant que les valets de cour ou les provinciaux. On diroit qu’ils sont humiliés de la présence des superbes coursiers, qui ne les regardent qu’avec dédain.

Puisque nous tenons deux enragés, & que nous sommes sur la route incessamment battue, allons à la cour, accompagnons cette famille provinciale, qui accourt du fond de sa petite ville pour voir le roi, les appartemens & le grand couvert ; (ils ont déjà vu le dôme & les marmites des invalides.) Tous sont fagotés, Dieu sait ! la robe de madame ressemble à une tapisserie de haute-lisse ; mademoiselle rapporte une mode qui n’a que vingt-cinq ans, & qui est toute nouvelle dans son pays ; elle est dans l’attente de l’effet que produiront ses charmes ; elle est grasse & fraîche, mais ses appas ont une rondeur qui sent la nullité de la province. Le père a un habit de velours qui n’est râpé qu’à certains endroits ; c’est le pli économique de l’armoire qui n’a pu s’effacer. Ce sont d’honnêtes gens ; mais on va se moquer d’eux : ils ne s’en appercevront pas ; ils trouveront tout le monde fort poli : c’est un peuple ricaneur que celui de Versailles ; mais le rire est là si imperceptible !

Me voilà dans la galerie avec la famille, & les remarques sont déjà faites. Mademoiselle, dans un excès de politesse, a failli saluer les suisses à livrée ; mais le père, qui sait la cour, lui en a imposé d’un regard, & lui dit à l’oreille, qu’on ne salue personne, pas même les cordons-bleus : sans cet avertissement, mademoiselle auroit bien pu faire une profonde révérence à la famille royale.

Je suis sûr que mademoiselle dit dans le fond de son cœur qu’elle n’a jamais vu nulle part tant de si beaux hommes ; mais quoiqu’elle ait passé en revue tous les militaires qui composent la garde, elle n’en témoigne rien. Ce qui l’intéresse le plus ensuite, c’est de bien considérer de quelle manière les princesses & les dames de la cour sont coiffées.

Le père, grand admirateur de Louis XIV, malgré Fénelon & l’abbé de Saint-Pierre, cherche son portrait, & fait des réflexions si profondes, qu’il n’ose me les communiquer ; mais il m’avertit d’un coup-d’œil, qu’il remet à un autre temps la manifestation des pensées hardies dont il est travaillé ; il a peur qu’on ne les surprenne dans son cerveau, & son maintien grave & froid, semble recommander à tous la circonspection & la dissimulation politique.

La mère, qui faisoit encore la jeune, & qui paroissoit telle aux yeux de M. le subdélégué, s’apperçoit tout-à-coup qu’elle est vieille ; elle souhaite que la foule redouble : car un instinct secret lui dicte qu’elle n’a pas le ton du pays. Cependant la politesse est si grande, que la famille n’a pu remarquer sur les visages le moindre signe ; il n’y a que moi qui ai démêlé que tous les regards s’étoient amusés de l’honnête & plaisante famille.

Le grand frère se tient toujours droit à mes côtés ; mais comme il est jeune, & que sa physionomie est naïve, on voit seulement qu’il n’est pas façonné, & les regards malins l’ont toujours épargné dans la distribution des sarcasmes intérieurs.

Mes bonnes gens ne se douteront jamais qu’ils ont diverti la cour ; & lorsque la mère radotera, se souvenant de son merveilleux voyage, elle dira que sa fille a été présentée, & elle le dira tant, qu’elle le croira.