CHAPITRE DCXXVIII.

Femmes de quarante ans.


Il est une situation cruelle, embarrassante pour une femme qui a excité long-tems les desirs des hommes & la jalousie de son sexe ; c’est le moment où son miroir lui dit : vous n’êtes plus charmante comme autrefois ; vous avez beau être indulgente à vous-même, votre beauté s’efface ; & quoique l’éclipse de vos attraits soit imperceptible, elle n’en est pas moins réelle.

Elle voudroit démentir ce crystal véridique ; elle fait tacitement l’examen de ses charmes, & pousse un profond soupir. L’amour-propre a beau parler, la vérité terrible est plus forte que lui. Une angoisse amere abat son cœur ; en perdant ses agrémens, elle sent qu’elle perd son existence.

Quoi, ceux qu’elle avoit enchaînés à son char, bientôt ne laisseront plus tomber sur elle qu’un regard de complaisance ! Ceux qu’elle a rebutés triompheront en voyant ses attraits flétris ! Ce monde qu’elle a trompé & dont elle étoit l’idole, à peine se souviendra d’elle ! Bientôt elle ne devra plus qu’à la politesse, ce qu’elle devoit à l’amour. Ses regards inviteront en vain les regards de ses voisins ; dès qu’on l’aura fixée, on détournera les yeux. Quel état pénible, sur-tout lorsque le cœur est encore avide du desir de plaire, lorsque l’on veut toujours paroître, & que personne ne s’empresse à vous remarquer !

C’est alors qu’une femme, exilée de la société, ressent un chagrin cent fois plus vif que le ministre ambitieux qui se trouve tout-à-coup dépossédé du pouvoir dont il étoit si fier & si jaloux. Tous deux versent des larmes secretes, en jetant de loin un coup-d’œil vers le monde, vers ce maître changeant & tyrannique, qui dans son ingratitude oublie tout ce qu’on a fait pour lui. Tous deux sont encore dévorés d’une ambition sourde ; celle d’une femme se trouve la plus impuissante. N’être plus de mise dans le tourbillon du monde, lui semble un ridicule plus cruel que le déshonneur.

Pour la sauver de cet état affreux, de cette honte de n’être plus rien, de cet ennui indéfinissable, il se présente à elle deux ressources, la dévotion & le bel-esprit. Mais ces deux états sont surannés ; la dévotion n’est plus de mode, & l’affiche du bel-esprit est devenue trop difficile à soutenir.

Que fait-elle donc ? Elle s’entoure de jeunes demoiselles, brillantes de fraîcheur & de beauté ; elle les dirige, les endoctrine, entre dans tous leurs secrets, & parvient ainsi à faire encore rechercher sa société & à prolonger cette espece d’empire dont elle est si jalouse.

L’expérience du monde lui a appris que toutes les affaires se travailloient comme la tapisserie. On voit naître les couleurs, & la main est cachée : elle se livre donc à l’intrigue, elle a un bureau, un secretaire ; elle écrit trente lettres par jour, vingt-neuf sont rejetées. Une réussit, & la voilà satisfaite. Elle protege ; on y croit parce qu’elle le dit tout haut. L’espérance qui vous abuse, fait qu’on ajoûte foi à ses promesses ; elle se mêle d’un emploi de quatre cents livres, comme de la nomination d’un premier commis. Rien ne la rebute ; & pourvu que son nom soit cité chez les ministres, pourvu qu’on dise qu’elle négocie des places & des mariages, qu’on a apperçu dans son sallon un évêque & un maréchal de France, on lui attribue une grande existence, & quelquefois elle est contente de la simple apparence du crédit & du pouvoir.

Il faut bien que plusieurs femmes, qui à la lettre ont leurs bureaux, chérissent à un certain âge ce genre d’occupation ; car dès qu’une petite place vient à vaquer, cent lettres de recommandation la sollicitent. Chaque postulante fait autant d’efforts que s’il s’agissoit d’un objet de la plus grande importance.

La femme qui ne se sent pas les qualités requises pour es grand rôle, ou qui n’a pas le crédit convenable, prend le parti de la retraite, joue la petite santé, s’environne de médecins, sans trop goûter de leurs ordonnances. Elle paroît accablée d’une migraine éternelle ; mais c’est un artifice ingénieux, pour donner à ses attraits expirans un air de langueur au défaut d’un jour plus piquant. Elle ouvre sa porte à cette foule de gens qui portent par-tout leur désœuvrement, qui viennent sans façon bâiller dans leur visite, & accuser l’excessive lenteur du tems. Enfin, après avoir eu nombre d’amans, elle doit s’estimer heureuse, si elle a su en convertir un en fidele ami.

Au reste, une femme à Paris n’a jamais quarante ans ; elle en a toujours trente ou soixante ; & comme personne ne dit le contraire, la femme quadragénaire n’existe pas.