CHAPITRE DCXXI.

D’un second théatre François.


Le public, les auteurs, demandent à grands cris deux théatres ; les gentilhommes de la chambre s’y opposent. Les comédiens en province appartiennent au public, au lieu qu’à Paris le public appartient aux comédiens. Pour remédier à cet étrange abus, l’on a généralement pensé que le parti le plus prompt & le plus sûr, seroit de rétablir la concurrence, ainsi qu’elle existoit aux jours brillans des Corneille, des Racine, des Moliere ; mais les gentilhommes de la chambre sont constamment opposés à la création d’une seconde troupe. Ils peuvent se vanter de contredire à cet égard l’opinion publique, l’attente universelle, & le vœu de tous les auteurs.

On dit qu’il seroit impossible de former deux troupes supportables, quand nous sommes si loin, si loin d’en avoir une ! Eh, c’est parce que nous n’en avons qu’une qu’elle sera toujours foible, indolente, inactive, insuffisante ; parce que chaque membre écarte de toutes ses forces tout nouveau comédien qui lui fait ombrage ; parce que l’emploi de chacun d’eux, par une loi qu’ils se sont faite, n’est jamais rempli par un autre, & que le premier en date anéantit conséquemment tous les rôles qui ne lui plaisent pas ; parce qu’ils se permettent tour-à-tour des absences combinées, que le public paie & souffre en murmurant tout bas ; parce qu’ils bâtissent à leur gré mille petits codes ridicules, inconnus, qui ne tendent qu’à légitimer leur paresse & à rabaisser les ouvrages à leur niveau. L’anarchie intérieure de leur gouvernement nuit, & nuira toujours aux progrès d’un art qui expire au milieu de leurs interminables débats.

On voit dans les foyers les bustes radieux des Corneille, des Racine, des Moliere, des Voltaire ; ils y regnent en maîtres : mais l’homme de génie, qui s’apprête à courir cette lice glorieuse, tombe & pleure aux pieds d’une barriere invincible qui arrête sa noble impatience. Désespéré, il laisse échapper ses crayons & sa palette chargée de couleurs ; il reste dans une inaction funeste à l’art & à lui-même. Obligé de renoncer, en soupirant, à la gloire qu’il idolâtre, il frémit en vain à la porte de la carriere qui ne s’ouvre point. C’est ainsi qu’au lieu de favoriser l’essor impétueux du génie, on se plaît à l’anéantir.

Le public y perd de grands tableaux, qui intéresseroient sa sensibilité & qui ajouteroient à ses plaisirs délicats ; mais il faut tout immoler aujourd’hui à la groupe des comédiens, les privileges des auteurs & la gloire nationale. Qu’est-ce après tout qu’un chef-d’œuvre nouveau, touchant, instructif, si on le compare au minois d’une actrice ?

Au milieu de ces entraves, on ne craint point de toucher à une question délicate. Les gens du monde vous disent : Pourquoi ne fait-on pas aujourd’hui des comédies semblables aux comédies de Moliere ? On répond sans hésiter : Eh ! c’est la philosophie moderne qui en est cause ; car de quoi ne l’accuse-t-on pas ?

Si Moliere revenoit parmi nous, il pourroit, il est vrai, changer l’habit de ses personnages ; mais il auroit la même force, la même franchise de pinceau, la même naïveté. Tout entier à l’action & à la vérité, il n’auroit ni bel-esprit, ni phrases gentilles, ni papillotages, ni tout ce qui tue la nature en montrant l’art. Il devineroit le trait simple, fait pour nous faire rire malgré nous, parce qu’il auroit la connoissance du cœur humain. Ce trait existant & caché, il est sans cesse sous nos yeux, & nous ne le voyons pas ; mais lui, avec son coup-d’œil, le saisiroit habilement, & nous ririons alors, autant du plaisir de le voir, que de surprise de l’avoir manqué.

C’est le génie qui maîtrise une nation indépendamment de ses formes particulieres & changeantes. Il ne reçoit point la loi ; il la donne. Le luxe, la mode, les idées du jour, les nuances nouvelles, la confusion des rangs, les variations, l’esprit des différentes classes de spectateurs, frivoles excuses ! vains fantômes ! que n’apperçoit seulement pas celui qui va droit au cœur, souleve & pince la fibre cachée, à laquelle répond cette joie vive & prompte que donne une sensation agréable & profonde ; c’est une corde secrete, qui n’est mue que par une main particuliere. L’instrument, l’homme est toujours le même ; mais il attend le maître qui sache arracher l’expression naïve, & faire trésaillir notre enjouement à l’aspect du tableau.

Nous citerons ici un passage de la plume du traducteur de Shakespeare ; il vient ouvertement à l’appui de la cause à tous les gens de lettres.

« Les lettres & les arts n’ont pas droit d’occuper les soins journaliers de l’état. Que la terre soit bien préparée ; que le pere de famille écarte seulement de ses jeunes chênes, les ronces & l’ombrage qui les refroidissent & les étouffent ; que l’air libre circule autour d’eux, & ils s’éleveront alors d’eux-mêmes à la hauteur marquée par la nature & par la vigueur de leurs germes. C’est moins de faveur que de justice, que le talent a besoin.

Ce qui le décourage & le tue, c’est lorsqu’après avoir épuisé ses forces à produire, à vaincre les difficultés de son art, il lui faut encore lutter obscurément & à forces inégales contre les vices & les passions des hommes, flatter le despotisme, les préjugés & les petits intérêts des corps ; c’est lorsqu’à l’entrée des tranquilles élysées des arts, il trouve des souterreins tortueux, où il faut ramper, des Cerbere qu’il faut assoupir, des Caron qui ne passent aux rives fortunées de la gloire que des artistes déjà morts ; & tous ces fantômes légers & fugitifs de la médiocrité, tandis qu’ils rebutent avec dédain des hommes pleins de vie & nés pour l’immortalité. »