CHAPITRE DCX.

Petites filles. Marmots.


Dès la plus tendre enfance on impregne, pour ainsi dire, l’ame des femmes de vanité & de légéreté. Tout le monde y concourt ; le papa, la maman, la bonne & les amis de la maison ; le maître de danse, dans L’éducation d’une jeune demoiselle, a le pas sur le maître à lire, & sur celui même qui doit lui inspirer la crainte de Dieu & l’amour de ses devoirs futurs. La marchande de modes & la couturiere sont des êtres dont elle évalue l’importance, avant d’entendre parler de l’existence du laboureur qui la nourrit, & du tisserand qui l’habille. Avant d’apprendre qu’il y aura des objets qu’elle devra respecter, elle sait qu’il ne s’agit que d’être jolie & que tout le monde l’encensera. On lui parle de beauté avant de l’entretenir de sagesse. L’art de plaire & la premiere leçon de coquetterie sont inspirés avant l’idée de pudeur & de décence, dont un jour elle aura bien de la peine à appliquer le vernis factice sur cette premiere couche d’illusion.

Qu’on daigne regarder avec réflexion ces marionnettes que l’on voit dans nos promenades, préluder aux sottises & aux erreurs du reste de leur vie. Le petit monsieur, en habit de tissu, & la petite demoiselle, coëffée sur le modele des grandes dames, copiant, sous les auspices d’une bonne imbécille, les originaux de ce qu’ils seront un jour. Toutes les grimaces & l’affectation du petit-maître sont rassemblées chez le petit monsieur. Il est applaudi, caressé, admiré en proportion des contorsions qu’il saisit. La petite demoiselle reçoit un compliment à chaque minauderie dont son petit individu s’avise ; & si son adresse prématurée lui donne quelqu’ascendant sur le petit mari, on en augure, avec un étonnement stupide, le rôle intéressant qu’elle jouera dans la société.

C’est dans la capitale sur-tout que ces abus exigent. Si l’on vouloit me permettre de prendre le ton de la philosophie, je demanderois si le lien de l’hyménée n’est pas trop sacré pour en faire ainsi l’objet de la premiere farce de la vie.

Quand la petite demoiselle a amusé pendant ses sept ou huit premieres années le papa & la maman par son caquet & ses singeries, lorsqu’elle a bien appris à contrefaire les poupées du sieur Audinot, la plus mauvaise des écoles pour le théatre comme pour les mœurs, on songe à la mettre au couvent pour y prendre quelque teinture & remplir les premiers actes extérieurs de religion.

Ici la scene change. Aux premieres impressions des leçons de coquetterie & de vanité, succedent celles que peuvent faire la bégueulerie, le pédantisme femelle, & la morale rendue ridicule à force d’être mince & superstitieuse. C’est à travers ces sentiers qu’une femme destinée à être épouse & mere marche jusqu’à l’âge de nubilité. Pendant tout ce tems, pas un mot des devoirs dont elle devra s’occuper au sein de sa famille. Cette négligence, à la vérité, est un peu justifiée par la corruption de nos mœurs ; car si l’on oublie d’instruire les femmes de leurs devoirs, on les dispense de les remplir. Mais n’est-ce pas les rendre méprisables, & nous rendre malheureux ?

Examinons donc encore combien les deux partis y perdent. Deux mots peuvent l’exprimer : on n’aime, plus, on n’estime plus. L’amour & l’estime sont cependant les deux plus grands trésors de l’humanité.

Paris est donc plein de jolis enfans, mais qui deviennent des hommes maussades. Quand je vois dans une maison qu’on serre, qu’on embrasse, qu’on étouffe de caresses un enfant de six ans, à raison de quelques saillies qui sont au-dessus de son âge ; qu’on l’appelle un prodige ; que le pere, la mere le regardent comme un être extraordinaire, je gémis sur le pauvre petit innocent. Tandis que les louanges de ses gentillesses fatiguent l’homme sensé, il plaint le sort de cette jeune tête, & voici pourquoi.

La trop grande souplesse de ses fibres annonce leur affaissement prochain ; elles ne résisteront pas à tout ce qu’on entasse dans son cerveau ; il est trop tôt mûr, trop tôt développé, & l’enfant tant admiré sera un homme médiocre à coup sûr.

Un jeune enfant, plein de vivacité & de graces, court au jardin, apporte une poire vermeille, fruit précoce. Rempli de joie, il la donne à sa mere, comme une rareté merveilleuse ; la mere y goûte, & dit : ce fruit est trompeur, il ne vaut rien. Un sage diroit à son oreille : Pauvre mere abusée, vous voyez l’image de votre fils !

D’après les avis de Jean-Jaques Rousseau, on a restitué à l’enfance cette liberté précieuse qu’elle tient de la nature, & qui convient à l’essor des premieres années de la vie de l’homme. Mais on fait en même tems ce qu’il n’avoit pas recommandé. On associe les enfans aux hommes faits, on leur donne la permission de tout dire, on les invite au babil, on loue leur ton familier & indécent ; ce qu’ils voient & ce qu’ils entendent ne peut que répandre la plus grande confusion dans leurs idées ; & ces applaudissemens indiscrets ne feront plus que les disposer à l’orgueil de la fatuité & à l’insolence de la présomption.

Aussi je crois remarquer que la génération qui s’éleve a un caractere dénigrant, dédaigneux, froidement hautain. Le tems de la jeunesse est le tems de l’enthousiasme. Si, au lieu de le ressentir, elle veut juger & discuter, jamais elle ne connoîtra le charme profond des arts. En croyant perfectionner le goût, elle tombera dans la froideur & la sécheresse, parce que la source de nos sentimens tarit bientôt, lorsque, rejetant l’instinct, nous voulons examiner de trop près la raison de nos jouissances.