CHAPITRE DLXXXII.

Prédicateurs.


Quand un moine s’ennuie dans son couvent, il compose quelques sermons, afin de jouir d’une plus grande liberté. Quand un prêtre veut sortir de la classe commune, & se mettre un peu en recommandation hors de l’enceinte du presbytere, il songe aussi à prêcher.

C’est à qui attrapera un bon advent ou un bon carême ; car les honoraires augmentent selon les fonds de la fabrique. Tantôt il y a cent écus pour le prédicateur, tantôt il y en a cinq cents.

La loueuse de chaises influe sur le choix des sermonneurs ; elle stipule verbalement dans son bail avec la fabrique, qu’on choisira des orateurs accrédités, & elle hausse le prix en conséquence. Le jour du début elle prend des gardes à la porte de l’église, & renchérit les chaises. Il faut la voir trotter dans le saint lieu ; on ne peut s’y asseoir que sous son bon plaisir : elle vous fait la loi.

Entrez dans une église. Si la loueuse de chaises a la mine humble, le prédicateur est médiocre, mais si elle est insolente, asseyez-vous.

Tous ces sermonneurs rêvent d’aller prêcher à la cour ; ils se bercent tous de cette espérance, à peu près comme le jeune rimeur, en fabriquant ses vingts premiers vers, songe à l’académie françoise. C’est qu’un carême à la cour rapporte bien mille écus, conduisoit autrefois à de bons bénéfices, & même à une abbaye. Autre avantage. Le jeudi saint on dit en face au roi de France tout ce qu’on veut lui dire ; il écoute d’un bout à l’autre la vesperie du prédicateur, avec toute sa garde, & il ne fait pas le moindre geste d’improbation. Plusieurs même ont passé les bornes sans qu’il en soit rien résulté : ce n’étoit qu’un sermon.

On distribue la liste imprimée des prédicateurs, & c’est à vous de vous décider d’après leur réputation. L’un est admiré de la petite bourgeoise, l’autre attire les gens à équipage.

Il y a de quoi s’amuser pour un observateur, en allant, dans le tems du carême, d’église en église. La différence des états & des caracteres frappe encore dans un genre d’éloquence, d’ailleurs si uniforme. Ici, c’est un gros moine tout bouffi & tout suant, qui s’agite dans sa robe crasseuse ; là, vous verrez un prêtre de paroisse, qui, vêtu d’un surplis blanc, dans un élégant costume & frisé à la déiste, débite avec prétention, & d’un ton mielleux, des fleurs de rhétorique ; il fait briller sa parasite éloquence devant le curé, les gros marguilliers, & les dames placées à l’œuvre, qui le rejoindront à la collation.

Plus loin, c’est un fanatique bourru, qui se déchaîne, écume & se transporte contre ce qu’il appelle la philosophie & les philosophes. Il veut pénétrer son auditoire de sa pieuse rage ; il tonne devant des jansénistes qui sont accourus en foule, & devant quelques hommes de lettres qui sont venus aussi ; mais pour rire tout bas des contorsions & du style de l’énergumene.

Tout sermonneur, en descendant de chaire, obtient une collation ; il est en nage, il faut qu’il change de chemise. Le bedaud lui apporte du vin & du sucre ; & cette bouche qui vient de foudroyer l’auditoire, d’annoncer le terrible jugement dernier, l’anathême épouvantable de la damnation éternelle, radoucit sa voix tonnante, & dit aux dames : prenez ce macaron, mangez ce massepain, partageons, de grace, ce biscuit.

Les dames prévoyantes lui défendent de parler. On compare les travaux apostoliques aux travaux de la guerre ; l’éloquence de la chaire a ses martyrs.

On complimente l’orateur ; c’est le moment de son triomphe. Il avale les louanges & les sucreries. Tous les abbés de la paroisse le félicitent d’avoir terrassé la philosophie moderne, & il est encore humble d’un pareil succès.

Le plus beau droit du prédicateur est de n’être jamais interrompu, quoi qu’il dise ; il acheve toujours son monologue en paix. Il a encore le privilege exclusif de débiter les phrases d’autrui pour les siennes. Jamais les journalistes ne s’aviseront de relever les orateurs qui auront débité des pages entieres de la célebre traduction des Nuits d’Young. M. le Tourneur prêche à Paris & dans les provinces par la bouche de maints abbés & de maints religieux ; cela me fait grand plaisir. Je m’arrête alors & j’écoute. Toutes les richesses de la langue françoise sortent de dessous un capuchon.

Point de métier plus aisé que celui de prêcher des sermons, il ne faut que de la mémoire & une prononciation passable. On est même dispensé des fatigues de toute composition, quand on connoît le magasin dont je vais parler.

Sur le mont Saint-Hilaire est un parcheminier (que ne trouve-t-on pas dans ce singulier Paris !) qui tient depuis long-tems la plus étrange boutique qui soit dans toute l’Europe. Dans une vaste armoire, il a entassé les manuscrits de deux à trois mille sermons ramassés de toutes parts, & qu’il a fait copier par des scribes de toute espece.

Quand le jeune ecclésiastique, qui s’est vainement frotté la cervelle pour enfanter quelques phrases oratoires, ne se sent pas inspiré, d’un pied furtif il va à neuf heures du soir dans la boutique close du vendeur de sermons.

L’armoire s’ouvre, on le prévient. Que voulez-vous, monsieur l’abbé ? Une Conception, une Nativité, une Assomption. Voilà quinze Jugement dernier, douze Pardons des injures, trente-deux Passions : choisissez. — Non, dit le diacre, c’est une Conception immaculée qu’il me faut. — Une Conception immaculée ! Mais cela n’est pas si commun que le reste. — Il me la faut. Je voudrois de plus un sermon sur la vaine gloire, & puis y joindre un panégyrique de la Madeleine, considérée comme non pécheresse. — Je vous entends, monsieur, je n’en ai que trois copies ; après les Conceptions, les Madeleines non pécheresses sont ce qu’il y a de plus rare. Je ne puis vous les céder qu’à huit livres piece. Si vous vouliez des Sermons de charité, ou des Grandeurs de Dieu, je vous les passerois à cinquante sols.

L’abbé monte sur une chaise, armé d’un flambeau ; il choisit parmi ce tas d’écritures, ne marchande guere, emporte sous sa soutane à pas précipités, un bon rouleau de ces pieux manuscrits ; s’enferme, pille des phrases à droite & à gauche, fait un centon de tous les morceaux dérobés & que personne ne réclamera. Son sermon & son panégyrique ainsi parachevés, il les débite en chaire avec la plus ferme assurance ; & les vingt écus qu’il a laissés chez l’homme à la grande armoire, fructifieront au centuple.

Quand un sermonneur est venu à bout de se composer de cette maniere un Advent & un Carême, ce qui peut se monter à une vingtaine de discours, & qu’il les a bien appris, il est aussi sûr de son existence, qu’un comédien qui fait un pareil nombre de rôles. L’ecclésiastique peut parcourir toutes les provinces du royaume : par-tout il trouvera des chaires à battre, comme l’autre des planches à fouler.

Eh bien ! tous ces sermons sont bons, excellens, quoique mauvais ; ils contiennent toujours quelques principes de morale ; car elle a cela d’admirable qu’elle intéresse tous les cœurs, quel que soit le style. Le peuple ennuyé des cantiques latins qu’il ne comprend pas, se réveille lorsqu’il entend un prêtre qui lui parle françois. Qu’importe qu’il ait volé ces phrases à tous les orateurs décédés ? les idées sorties de la favorable armoire, n’en sont pas moins bonnes. Il les distribue au peuple qui a besoin d’instructions. Pour peu qu’il déclame avec justesse, l’éloquence paroît jaillir de sa tête. Il touche, il pénetre, il attendrit ; & les traits empruntés de l’heureuse boutique font impression aux deux bouts de la France.

Les spectacles où la morale touchante est montée sur la scene ne s’ouvrent qu’à prix d’argent. La morale chrétienne retentit sous les voûtes des temples, & il n’en coûte rien pour la recevoir. Il y a toujours dans ces sermons quelques passages qui peuvent entrer dans le cœur de l’homme ; & celui qui les entend se parle quelquefois mieux à lui-même, que celui qui a prêché. Plus l’auditoire est nombreux, moins la parole est perdue ; car chacun s’applique en secret ce qui lui convient.

Les habiles prédicateurs ont éloigné depuis quelques années les théologiques discussions de mysteres & de dogmes ; ils se sont rapprochés des protestans, si supérieurs en ce genre aux catholiques.

La prédication chez les protestans est simple, populaire, insinuante, remplie de détails fins, propres à être saisis par tous les esprits & par tous les caracteres : elle n’est ni orgueilleuse ni dure ; la controverse, source de tant de querelles, en est bannie. Ces discours prononcés au peuple chaque dimanche font une partie considérable du culte. Le catholique, le luthérien, l’anglican peuvent les entendre avec édification ; & plus d’un bon pasteur espere qu’un jour tous les chrétiens réunis prieront Dieu de la même maniere.

Les prédicateurs catholiques, qui affectent de dédaigner les prédicateurs protestans, ne les connoissent pas ; ou bien ils obéissent aux préjugés que leur inspire quelquefois leur double état de prêtre & d’écrivain académique. Jacques Saurin, sans parler des autres, vaut pour le moins Bourdaloue. On trouve dans tous ses discours des traits de la plus forte éloquence. On citera toujours sa sublime apostrophe à Louis XIV : Et toi, prince que j’honorai jadis comme mon roi, & que je respecte maintenant tomme le fléau de Dieu, tu auras aussi part à mes prieres !

Le prédicateur que j’ai entendu & suivi avec plus de plaisir, c’est le P. Élizée, Carme-déchaux. Il a du style, de la raison & de la dignité.

On a fait beaucoup de livres sur l’éloquence de la chaire, comme on a fait beaucoup de poétiques pour l’art du théatre. Il se trouve que ceux qui ont fait les meilleurs sermons, comme les meilleurs drames, n’ont suivi aucun des préceptes donnés.