CHAPITRE DLXXIII.

Luxe, bourreau des riches.


On juge des objets, non sur leur bonté réelle, mais sur leur rareté. On dédaigne trop dans les arts les beautés simples : on veut sans cesse retoucher l’ouvrage de la nature ; de frivoles ornemens l’alterent & la rendent méconnoissable. De là le caprice qui varie incessamment les formes. Les goûts ne sont pas satisfaits, mais amortis ; & au lieu d’une variété piquante, des bizarreries somptueuses n’amenent que le dégoût. Et voilà pourquoi tout change, les modes, les parures, les usages, l’idiome, sans raison & à tout moment. Les hommes opulens sont bientôt réduits au malheur de ne plus rien sentir. Leurs ameublemens sont une décoration changeante, leurs habillemens une servitude journaliere, leurs repas une parade ; & le luxe les tourmente, je crois, comme le besoin tourmente l’indigent. C’étoit bien la peine de lui tout sacrifier !

J’étois assis ces jours derniers à la table d’un homme opulent. Il soupiroit. Qu’avez-vous ? lui dis-je. Vous n’êtes point malade ; vous n’avez à craindre ni le présent, ni l’avenir ; votre femme, vos enfans sont en bonne santé ; aucun malheur ne les menace. Il ne dit mot. Il me présenta un fruit d’une rare beauté. Je l’ouvris ; un ver en rongeoit le cœur. Et moi aussi, me dit-il, un ver me ronge ; mais ce ver est invisible. Je ne pus en savoir davantage.

Ce qui tourmente les riches à Paris, c’est peut-être l’enchaînement de leurs folles dépenses : ils vont toujours plus loin qu’ils ne veulent. Le luxe a pris des formes si horriblement coûteuses, qu’il n’y a point de fortune, pour ainsi dire, qu’il ne vienne à bout de miner. Jamais siecle n’a été plus prodigue que le nôtre. On consomme ses revenus entiers, on dévore ses capitaux, on étale une surabondance scandaleuse, on veut effacer son voisin, & pour se soutenir dans un état forcé, l’on a recours à des ressources qui devroient rendre les richesses odieuses.

Quoi ! ne sauroit-on manger & faire bonne chere sans avoir un service coûteux, que le faux pas d’un laquais peut réduire en poussiere ? Faut-il que la vaisselle soit de l’orfevre à la mode, & qu’on refonde tous les ans son argenterie ? Faut-il un maître-d’hôtel tout galonné, pour tenir une serviette derriere votre fauteuil, & qui vous ruine pour bâtir des desserts auxquels on ne touche presque pas ? Faut-il plusieurs laquais pour être plus mal servi que s’ils étoient réduits à un petit nombre ? Faut-il trente chevaux pour aller souper en ville deux fois la semaine ?

Quelle est cette extravagance de l’imagination ? Elle n’est que puérile, & c’est cependant pour ces miseres-là que se commettent toutes les bassesses qui avilissent l’homme, & la multitude des petits crimes qui ne laissent pas les riches en paix avec eux-mêmes.

Sors de la tombe, sors, réveille-toi, Boileau ;
Rembrunis tes couleurs, raffermis ton pinceau,
Mais laisse en paix Cotin, misérable victime,
Immolée au bon goût, quelquefois à la rime.
Près des mauvaises mœurs que sont les mauvais vers ?
Laisse là nos écrits, & combats nos travers.
Viens ; je veux à tes traits les livrer tous ensemble :
Le luxe dans lui seul ce monstre les rassemble.
Quoi ! sur nos mœurs encor des sermons importuns,
Des déclamations, de tristes lieux communs ?
Des lieux communs ! Non, non. Si je disois : Dorante
Fait briller à son doigt deux mille écus de rente ;
Ce commis échappé de l’ombre des bureaux,
Fait courir deux valets devant ses six chevaux ;
De l’épais Dorilas, que Paris vit si mince,
Le sallon coûte autant que le palais d’un prince ;
Ce traitant dans un jour consume plus dix fois
Qu’il ne faut pour nourrir son village six mois :

Voilà des lieux communs, trop communs, je l’avoue.
Mais si je dis : Cet homme attendu sur la roue,
Pour son faste orgueilleux courbe tout devant lui ;
Ce qui perdit Fouquet, l’absoudroit aujourd’hui ;
Ce vieux prélat se plaint, dans l’orgueil qui l’enivre,
Qu’un million par an n’est pas trop pour bien vivre ;
Cette beauté vénale, émule de Deschamps,
Des débris de vingt ducs scandalise Longchamps ;
De sa vile moitié ce trafiquant infame
Étale impudemment l’or que paya sa femme :
Sont-ce des lieux communs que de pareils tableaux ?
Non ; grace à vos excès, mes vers seront nouveaux.
Mais n’outrons rien : je hais ceux dont le zele extrême
Donne tort au bon droit & rend faux le vrai même.
Équitables censeurs, fuyons dans nos écrits
Les préjugés de Sparte & ceux de Sybaris.
Sur un petit état jugeant un grand royaume,
Je ne viens point loger nos princes sous le chaume,
Ravaler nos Crassus aux Romains du vieux tems,
Des pois de Curius régaler nos traitans ;
À nos jeunes marquis, si foux de leur parure,
Du vieux Cincinatus faire endosser la bure ;
À nos galans seigneurs citer le dur Caton.

Non, je serois gothique ; & le morne Barton,
Fier du superbe hôtel qu’il veut que l’on admire,
À de pareils discours se pâmeroit de rire.
Il est un luxe utile & décent, j’en conviens,
Permis aux grands états, aux grands noms, aux grands biens ;
Qui jusqu’au dernier rang refoulant la richesse,
Fait redescendre l’or qui remonte sans cesse.
Il est un autre luxe, au vice consacré,
De l’active industrie enfant dénaturé.
L’orgueil seul éleva ce colosse fragile,
Son simulacre est d’or, & ses pieds sont d’argile.
La vanité le sert, l’orgueil à ses genoux
Immole sans pitié, fils, femme, pere, époux.
Squélette décharné, son étique figure
Affecte un embonpoint qui n’est que bouffissure.
Sous la pourpre brillante il cache des lambeaux,
Et son trône s’élève au milieu des tombeaux.
Mais j’entends murmurer de graves politiques,
Gens d’état, financiers, auteurs économiques.
De leurs discours subtils j’aime la profondeur ;
Mais enfin avant tout il s’agit du bonheur.
Voyons : d’un luxe adroit les savans artifices
Ont de nos jours, dit-on, varié les délices.
Malheureux qui se fie à ses prestiges vains !
De nos biens, de nos maux, les ressorts souverains,

Quels sont-ils ? La nature, & sur-tout l’habitude.
En vain de ton bonheur tu te fais une étude :
Sous l’humble toit du sage, heureux sans tant de soins,
Le vrai plaisir se rit de tes pompeux besoins.
Dis-moi : quand l’air plus pur & la rose nouvelle
Loin de nos murs fameux dans nos champs te rappelle,
Si d’un riche parterre, orné de cent couleurs,
Mille vases brillans ne contiennent les fleurs,
Si l’oiseau n’est captif dans de vastes treillages,
Si l’eau ne rejaillit parmi des coquillages,
En retrouves-tu moins le murmure des eaux,
Le doux baume des fleurs, le doux chant des oiseaux ?
L’art se tourmente en vain ; la fraise que le verre
Par de fausses chaleurs couvre au fond d’une serre,
A-t-elle plus de goût ? Faut-il que ces pois verds,
Pour flatter ton palais, insultent aux hivers ?
Ce melon avancé par l’apprêt d’une couche,
D’un jus plus savoureux parfume-t-il la bouche ?
Heureuse pauvreté ! je n’ai pas les moyens
D’altérer la nature & de gâter ses biens.
L’art te donne à grands frais d’imparfaites prémices ;
Des fruits dans leurs saisons je goûte les délices.
Ces dons prématurés sont moins piquans pour toi

Que ceux que la nature assaisonne pour moi.
Va, rassemble ces fruits que méconnoît Pomone ;
Joins l’hiver à l’été, le printems à l’automne ;
Transporte, pour languir dans l’uniformité,
Ta cité dans les champs, les champs dans la cité ;
Qu’enfin le jour en nuit, la nuit en jour se change ;
De tous ces attentats la nature se venge,
Et ne laisse en fuyant que des sens émoussés,
Un cerveau vaporeux & des nerfs agacés.
Puis vante-nous le luxe & ses recherches vaines !
Stérile en vrais plaisirs, adoucit-il nos peines ?
Charme-t-il nos douleurs ? Ce monde de valets
A-t-il du fier Chrisés châtré les maux secrets ?
D’importuns tintemens frappent-ils moins l’oreille
Où pend d’un gros brillant la flottante merveille ?
Demande au vieux Narcis si sa bague une fois
Calma le dur accès qui vint tordre ses doigts.
Non, dans de vains dehors le bonheur ne peut être,
Et dans l’art de jouir l’orgueil est mauvais maître.
Mais l’homme fastueux cherche-t-il à jouir ?
Prétend-il vivre ? Non, il ne veut qu’éblouir.
Dans ses discours publics il met sa jouissance.
De l’éclat ruineux de sa folle dépense,
Veut-on le corriger ? Le moyen n’est pas loin ;
Ordonnez seulement qu’il soit fou sans témoin.

Faites qu’incognito sa maîtresse soit belle,
Et je veux dès demain le voir époux fidelle.
Que pour son cuisinier il ne soit plus cité,
Et je me fais garant de sa frugalité.
L’or, pauvre genre humain, vous fut donné, je pense,
Pour être le hochet de votre vieille enfance.
L’un, n’osant y toucher, l’enterre tristement ;
L’autre, au lieu d’en user, le jette follement.
Dis-moi, de ces deux foux lequel l’est davantage,
Ou l’avare opulent qui s’en défend l’usage,
Ou le sot fastueux qui, fier d’un vain fracas,
Le dépense en objets dont il ne jouit pas ?
Le chef de ses concerts lui choisit sa musique,
Des peintres ses tableaux, des auteurs sa critique,
Un cuisinier ses mets. Jouissant par autrui,
Il ne voit, ni n’entend, ni ne mange pour lui.
Heureux encor, heureux, si les airs qu’il se donne
Font rire à ses dépens sans ruiner personne !
Car nous sommes bien loin de ce siecle grossier,
Où l’on croyoit encor qu’acheter est payer.
Ô quels pleurs verseroit un nouvel Héraclite !
Que de bon cœur riroit un nouveau Démocrite,
S’ils voyoient chaque état d’un vain faste s’enfler,
Jusqu’à l’homme opulent le pauvre se gonfler,
Le seigneur aux commis disputer l’élégance,
Le duc des traitans même affecter la dépense,

Et ceux-ci dans un wist hasarder sans effroi
Plus qu’en six mois entiers ils ne valent au roi !
Toutefois dans le luxe il est un trait que j’aime,
C’est qu’au moins il nous venge, & se détruit lui-même :
Et toujours son désastre est près de ses succès ;
Car dans un tems second en monstrueux excès,
En vain vous m’étalez des sottises vulgaires ;
Vite engloutissez-moi tout le bien de vos peres :
Ou dans votre quartier obscurément fameux,
Dans vos sallons bourgeois végétez donc comme eux.
Mondor de cet avis sentit bien l’importance.
Déployant dans son faste une noble insolence,
Mondor se ruinoit avec un goût exquis.
Boucher lui vendoit cher ses élégans croquis.
Géliote chantoit dans ses fêtes superbes,
Préville & Coqueley lui jouoient des proverbes.
Sa Laïs à prix d’or lui vendant son amour,
Traitoit aux frais du sot & la ville & la cour.
Enfin, son bilan vint : plus d’amis ; sa maîtresse
D’avance avoit ailleurs su placer sa tendresse.
Lui, sans pain, sans asyle, & d’un fatal orgueil
En habit jadis noir portant le triste deuil,
Dans quelque vieux grenier va cacher sa misere,
Et pour comble de maux… il est époux & pere.
Damis vous soutiendra, qui l’eût pu soupçonner ?

Que pour faire fortune il faut se ruiner.
Je le veux : toutefois peut-être est-il peu sage
De risquer ce qu’on a pour avoir davantage.
Il a beau répéter, prodigue intéressé :
« Le roi sait qu’aux états j’ai seul tout éclipsé.
» Au dernier camp, la cour en doit être informée,
» J’ai tenu table ouverte, & j’ai traité l’armée. »
Le roi, la cour, malgré des services si beaux,
Laissent en pleine rue arrêter ses chevaux.
Trop heureux le mortel dont la sage balance
Donne un juste équilibre à sa noble dépense,
Qui sait avec l’éclat joindre l’utilité,
L’abondance au bon goût, au plaisir la santé !
Sans prodigalité comme sans avarice,
Qui l’eût cru que le luxe unît ce double vice !
Tout est plein cependant d’avares fastueux.
Voyez le fier Orgon, bourgeois présomptueux.
Il pouvoit rendre heureux sa famille & lui-même ;
Sa fille eût épousé le jeune amant qu’elle aime ;
Un bon maître eût instruit ses enfans ; ses amis
À sa table à leur tour se seroient vus admis ;
Et d’un bon vin d’Aï l’influence féconde
Eût fait courir les ris & la joie à la ronde.
Mais, placé par le fort près d’un riche voisin,
Sur sa magnificence il veut monter son train ;
Et pour l’air d’être heureux, perdant le droit de l’être,

Il s’est fait indigent de peur de le paroître.
Pour son leste équipage il fondit ses contrats ;
Le soin de ses chevaux est pris sur ses repas.
En faveur des rubis, dont sa femme étincelle,
Hier chez l’usurier on porta la vaisselle.
Son cocher coûte cher. En revanche à son fils
Il achete au hasard un pédant à bas prix.
Et le cruel enfin condamne dans sa rage
Sa fille au célibat, & sa femme au veuvage.
Eh, mon ami, crois-moi, ton éclat fait pitié :
Le bonheur suit souvent un bon bourgeois à pié ;
Et ton char fastueux promene la misere.
« En effet, me répond ce gros millionnaire ;
» Ce discours que j’approuve est bon pour un faquin,
» Dont l’aisance éphémere expirera demain.
» Avoir du goût chez lui seroit une insolence ;
» Mais moi, chargé du poids d’une fortune immense,
» Je dois m’en délivrer avec le noble éclat
» Que demande mon nom, qu’impose mon état. »
Quoi, ton or t’importune ? Ô richesse imprudente !
Pourquoi donc près de toi cette veuve indigente,
Ces enfans dans leur fleur desséchés par la faim,
Et ces filles sans dot & ces vieillards sans pain ?
Ton or te pese, ingrat ! Connois la bienfaisance ;
Sois pour les malheureux une autre providence.

Aux mains de ton pasteur cours déposer se prix
Des magots qu’attendoit le boudoir de Laïs.
Dote les hôpitaux : qu’une aumône secrete
Surprenne l’indigent au fond de sa retraite.
Du moins si tes bienfaits n’osent rester obscurs,
Encourage nos arts & décore nos murs.
La peinture à tes soins remet ce jeune éleve ;
Ce chef-d’œuvre important demande qu’on l’acheve.
Ce monument gothique offense tes regards…
Mais que parlé-je ici de chefs-d’œuvres & d’arts ?
Vois-tu près de tes parcs, sous ton château superbe,
Ces spectres affamés qui se disputent l’herbe ?
Vois-tu tous ces vassaux, filles, femmes, enfans,
De ton domaine ingrat abandonner les champs ?
Sois homme. Par tes dons retiens ce peuple utile ;
Laisse-lui quelqu’épi du champ qu’il rend fertile,
Et que ses humbles toits réparés à tes frais,
Pardonnent à l’orgueil de tes riches palais.

(Anonyme.)

Apicius ne pouvoit nommer tous les animaux qui couvroient sa table, rassemblés des quatre coins de l’univers. C’étoit son esclave qui goûtoit le morceau que sa perte d’appétit l’empêchoit de savourer. Il fut obligé de s’empoisonner ; car en revisant ses comptes, il trouva qu’il n’avoit plus que soixante mille écus pour vivre : il craignit de mourir de faim.