CHAPITRE DLII.

Faillites.


Ce délit contre la société s’accroît, parce qu’il est impuni. En se multipliant, il a banni la confiance du commerce.

Quelles sont les causes qui font des faillites une espece de jeu qu’on renouvelle plusieurs fois ? C’est qu’il existe des hommes qui possedent la science funeste de préparer, de conduire & de terminer une faillite de la maniere la plus avantageuse pour le débiteur. Ces hommes ont l’adresse perfide de présenter le négociant qui a manqué sous les dehors intéressans d’un commerçant malheureux ; ils exagerent ses pertes & lui créent des recouvremens imaginaires, pour en imposer à la crédulité & à la bonne-foi de ses créanciers.

Le débiteur, de son côté, commence par jouer le rôle d’un homme délicat, réduit au désespoir d’être forcé de manquer à ses engagemens. Il prodigue l’éloquence captieuse ; il fait entrevoir qu’en venant à son secours, en lui donnant du tems, en lui faisant quelques remises, il conservera aux créanciers leur propriété.

Le but de ses démarches est de préparer une assemblée générale, dans laquelle on réunit une multitude de créanciers. Les états les plus disparates sont tout étonnés de se trouver ensemble. Le marchand de chevaux & la marchande de modes tiennent en main leur mémoire, tandis que le gros traiteur à côté du bijoutier demande la préférence.

Le débiteur ne se trouve point à cette séance ; il laisse les créanciers évaporer leur feu, & lui prodiguer les épithetes honorables qu’il mérite.

L’orateur qu’il a choisi se leve, calme les esprits courroucés, pérore, harangue, fait l’éloge du débiteur, vante sa probité. Dans l’assemblée tumultueuse se trouve un créancier qui s’annonce sous les apparences imposantes d’un homme ruiné ; il a la fureur dans les yeux, & l’injure à la bouche. Il commence par tonner contre les banqueroutes. Lorsqu’il a échauffé les esprits par des tableaux qui annoncent qu’il faut prendre un parti violent, il s’interrompt brusquement, & changeant de ton, il dit d’une voix basse & dissimulée : oui, messieurs, je vous le répete, il ne faudroit aucune pitié contre ces débiteurs qui ruinent le commerce & lui portent chaque jour des coups si terribles. Cependant, messieurs, je dois vous observer que la marche qu’il faut suivre pour arriver à ce but effrayant est longue, incertaine & dispendieuse. On expose les débris de la fortune du débiteur à être dévorés par les frais, & l’on doit craindre d’être forcé de sacrifier des capitaux utiles à des poursuites douteuses. Je suis donc d’avis, messieurs, qu’il faut préférer un arrangement à un procès.

Quelques créanciers indignés crient qu’il faut dénoncer le coupable à la justice ; mais comme ce n’est pas le nombre des suffrages qui l’emporte, & que trois hommes qui se montrent créanciers de sommes qui excedent le total des trois quarts de la banqueroute, sont préférés à trente particuliers à qui il n’est dû que le quart, ce sont ordinairement trois ou quatre créanciers qui font la loi aux autres.

L’orateur insistant toujours sur les frais considérables de justice, dispose à un accommodement.

Après beaucoup de rumeur, le plus grand nombre signe. Alors le débiteur timide leve une tête audacieuse ; on diroit qu’il a fait grace à ses créanciers, en ne leur faisant perdre que soixante pour cent. Quelquefois il demande encore des délais, & les obtient, parce qu’il a su d’avance faire la loi dans les assemblées, en s’associant des complices qui par des actes simulés se sont rendu maîtres des conditions.

Ce n’est point un roman que nous traçons ; ce sont d’affligeantes vérités. Comment l’astuce & la duplicité sont-elles venues à bout d’éluder à ce point les précautions du législateur, & de tourner contre la sûreté du commerce une loi humaine dans son origine, mais qui est totalement annullée par la malice & la perfidie ?

Nous avons peint le banqueroutier jusqu’au moment du contrat qu’il fait avec ses créanciers ; mais le tableau seroit imparfait, si nous ne le montrions pas après cette époque.

Si l’on imagine qu’il sera modeste, qu’une honnête pudeur couvrira son front, qu’une sage prudence déterminera ses actions, on se trompe. On le verra pousser l’impudence & l’oubli de toutes les bienséances jusqu’au point d’afficher une dépense plus considérable ; on le verra continuer son commerce, & en étendre même les branches avec une audace téméraire. Plusieurs, après avoir fait une cession générale de leurs biens, sont montés le lendemain dans un carrosse, ont pris un hôtel somptueux à la ville, & une maison délicieuse à la campagne. Un spectacle aussi révoltant s’offre tous les jours dans la capitale. Et quelle est la cause funeste de ce scandale public ? Il n’y en a point d’autre que celle que nous avons dévoilée : l’extrême facilité de faire une banqueroute lucrative, en la combinant & en la faisant conduire par des hommes exercés à soutenir le débiteur infidele.

Comme le ministere des procureurs, des avocats, intervient dans ces discussions juridiques, & qu’il se fait une grande consommation de papier timbré, ces sortes d’affaires s’alongent, & les officiers de la chicane prélevent leur dû sur la masse des créanciers. C’est une bonne aubaine pour eux, & ils seroient très-fâchés que les faillites fussent plus rares.

Le commerce a besoin d’une loi nouvelle, vu le raffinement de la cupidité & le génie de la mauvaise foi ; il la faudroit simple, sévere & irréfragable. C’est une honte, c’est une tache nationale, que de voir la confiance particuliere incessamment lésée ; elle ne pourra renaître qu’après que le législateur aura sévi contre des manœuvres infames & journalieres, qu’on ne prend pas même souvent la peine de couvrir d’un voile, & que les magistrats, enchaînés par le code, sont dans l’impuissance de punir.

Si les négocians malheureux, que des circonstances cruelles ont mis dans la triste nécessité de faire faillite, ont droit à quelque pitié, il n’en est pas ainsi du débiteur rusé, & il y auroit des regles sûres pour le reconnoître & le livrer à toute la rigueur des loix. Mais elles ont tellement molli, que le plus grand frippon combat l’infamie avec un front arrogant, & souvent il triomphe.