TABLEAU
DE PARIS.


 

CHAPITRE DXLII.

Matrônes.


Terme reçu qu’on a substitué à un mot moins honnête.

Il y a des matrônes de plusieurs sortes. Les filles entretenues du plus haut rang ont leurs matrônes qui les accompagnent par-tout. C’est une dame de compagnie pour les actrices renommées, ainsi que pour les danseuses ; c’est une nourrice & une entrepreneuse pour les filles pauvres, ou pour ces beautés vagabondes, qui vont de spectacles en spectacles chercher des aventures, c’est-à-dire, des soupers.

Les matrônes n’ont plus besoin de mettre en jeu l’art de la séduction ; la licence des mœurs modernes, le goût du libertinage & la pauvreté, mauvaise conseillere, conduisent tout naturellement une infinité de filles chez elles.

Les matrônes, dites appareilleuses, font des avances à toutes les jolies grisettes qu’elles apperçoivent. Elles tiennent une sorte de pension plus ou moins nombreuse ; & c’est dans leurs maisons que se rendent sourdement les petites bourgeoises & filles de boutique de toute espece, qui, pour avoir des robes & soutenir leur parure, vont passer la soirée chez les matrônes.

L’étendue de Paris fait qu’elles dérobent l’irrégularité de leur conduite à leurs parens & tuteurs ; elles paroissent chastes & honnêtes & n’en ont que l’apparence. Des femmes qui conservent dans le monde tous les dehors de la décence, se rendent aussi dans ces maisons, où le libertinage est fort à son aise.

D’autres matrônes distribuent des adresses, n’appellent les filles qu’au besoin, & les colportent en fiacre le matin chez les vieux garçons, les hypocondres, les goutteux, les ennuyés & les jeunes gens blasés.

L’expérience leur ayant appris à deviner les caprices & les fantaisies des hommes, elles font jouer toutes sortes de rôles à leurs filles. La marchande de modes devient une petite villageoise nouvellement débarquée ; l’ouvriere en linge est une timide provinciale toute neuve, qui a fui la cruauté insigne d’une belle-mere impérieuse. Le langage répond à l’habillement. Comme nos plaisirs dépendent beaucoup de l’imagination, les hommes trompés n’en sont pas moins satisfaits.

Viennent ensuite les matrônes qui ont entrepris un serrail en grand. Vous y verrez ensemble ou tour-à-tour la façonnée, l’artificielle, la niaise, l’alerte, l’éveillée, l’achalandée, l’émérillonnée, l’éventée, la superbe, la follette, la fringante, l’attiffée, la pimpante. Toutes les nuances sont là : la mignonne, la grasse, la maigre, la pâle, l’ardente, la mutine, & jusqu’à la boiteuse. Ainsi que dans les haras les coursiers ont leur surnom, de même ici chaque fille a le sobriquet qu’indiquent sa taille & sa figure.

Des matrônes moins achalandées ne pouvant avoir ni vastes appartemens ni lits somptueux, établissent des serrails plus étroits, où les filles sont logées, nourries, blanchies. L’argent qu’elles reçoivent va à la mere ; celle-ci ne parle que de la reconnoissance qui lui est due ; elle a décrassé ce troupeau de province & des campagnes. Toutes lui doivent ce qu’elles sont. Si elles ont un déshabillé blanc pour porter dans la maison, un mantelet pour l’été, une pelisse pour l’hiver, une robe de soie pour aller chez Nicolet, à l’Ambigu-comique, aux Variétés amusantes, à qui sont-elles redevables de si rares bienfaits ? Elles devroient porter le casaquin & le tablier, avoir les mains noires & caleuses, laver les écuelles, coucher avec des rouliers ; & les impertinentes ont l’ingratitude de vouloir partager dans le compte. C’est à elles d’intéresser le coucheur & d’obtenir des rubans : or rubans, en style du lieu, signifie la générosité particuliere qui s’accorde quand on est content.

Enfin arrivent les infâmes marcheuses, vieilles matrônes ruinées, échappées de l’hôpital & ridées sous le poids des vices : ainsi que le boulet des batailles n’a ravi à tel invalide que la moitié de son corps, de même la contagion de la débauche n’a frappé qu’à demi ces victimes décrépites du libertinage. Mais il faut qu’elles vivent encore dans son athmosphere ; elles n’en veulent point d’autre. Invinciblement familiarisées avec l’incontinence & ses scenes journalieres, elles raccrochent & par instinct & par besoin. Elles marchent pour les filles demeurant en hôtel garni ; celles-ci n’ont qu’une chaussure & un jupon blanc. Faut-il qu’elles exposent dans les boues leur unique habillement ? La marcheuse affrontera pour elles les chemins fangeux.

Il y a un réglement tacite de police qui défend à toutes ces matrônes de recevoir aucunes filles vierges ; il faut qu’elles soient déflorées avant que d’entrer dans le lieu fréquenté ; & si telle fille ne l’étoit pas, on avertiroit soudain M. l’inspecteur.

On rira peut-être de cette derniere phrase. On aura tort ; je l’écris dans un sens sérieux. On a voulu établir un certain ordre dans le sein du désordre même, parer à de trop grands abus, protéger l’innocence & la foiblesse, & empêcher que le libertinage trop hardi, rompant tout frein, ne détruise le lien civil, le nœud sacré des familles. Aussi aucun pere n’a de plaintes à faire ; jamais l’inconduite de sa fille n’a commencé dans le lieu suspect ; c’est un grand point que celui-là ; & tout observateur qui pense, doit le remarquer à la louange de la police.

Ce seroit à un peintre à dessiner le gradin symbolique, où seroient représentées toutes les femmes qui font trafic à Paris de leurs charmes. Traçons-en l’esquisse.

Au sommet l’on verroit ces femmes ambitieuses & altieres, qui ne couchent en joue que les hommes en place & les financiers. Elles sont froides, elles calculent en politiques ce que peuvent leur rendre les foiblesses des grands.

Immédiatement au-dessous d’elles se verroient les filles d’opéra, les danseuses, les actrices, moitié tendres, moitié intéressées, & qui commencent à placer le sentiment où l’on ne l’avoit pas encore vu.

Ensuite les bourgeoises demi-décentes, recevant l’ami de la maison, & le plus souvent du consentement du mari : espece dangereuse & perfide, qui voile & pare l’adultere de couleurs trompeuses, & qui usurpe l’estime dont elle est indigne.

Au milieu de cet amphithéatre figureroit la race innombrable des gouvernantes ou servantes-maîtresses, cohorte mêlangée.

La base en s’élargissant offriroit les grisettes, les marchandes de modes, les monteuses de bonnets, les ouvrieres en linge, les filles qui ont leur chambre & qu’une nuance sépare des courtisannes. Elles ont moins d’art, aiment le plaisir, s’y livrent, ne ravissent point les heures précieuses destinées aux devoirs de votre état. On les nourrit, on les divertit, & elles sont contentes, paisibles. Si elles se permettent un amant à la suite de l’entreteneur, voilà où se borne leur tromperie.

L’œil en descendant saisiroit les phalanges désordonnées des filles publiques, qui garnissent impudemment les fenêtres, les portes, qui étalent leurs charmes lascifs dans les promenades publiques. On les loue comme les carrosses de remise, à tant par heure. Elles seroient pêle-mêle confondues avec les danseuses, chanteuses & actrices des boulevards.

Le dernier gradin plongeant dans la fange montreroit les hideuses créatures du Port-au-Bled, de la rue du Poirier, de la rue Planche-Mibray ; & le peintre, pour ne pas trop blesser les regles délicates du goût, n’en feroit saillir que la tête. Ici le vice a perdu son attrait, & le frisson qui court dans les veines dit que la débauche sait se punir elle-même.

Il est des métamorphoses très-surprenantes parmi ces femmes, & qui les font tout-à-coup changer de place sur le haut gradin pyramidal. Elles montent & descendent, selon que le hasard leur amene des entreteneurs plus ou moins riches. Le caprice, l’engouement, des rapports inconnus font que la petite fille dédaignée la veille & qu’on ne regardoit pas, est préférée à toutes ses compagnes. Elle roule quinze jours après en voiture brillante sur ce même boulevard où ses regards sollicitoient vainement de côté des adorateurs. Le commis à quinze cents livres, qui lui donnoit à souper dans son taudis, la reconnoît & ne peut en croire ses yeux.

L’autre retombe dans l’indigence, après avoir mené un train, & devient dans son abaissement le partage du laquais qui la servoit six mois auparavant.

Qui pourra deviner les causes de ces vicissitudes ? Qui pourra savoir au juste pourquoi feue mademoiselle Deschamps étoit montée à ce degré d’opulence, qui lui fit adopter le luxe insolent de border les bourrelets de sa chaise percée de dentelles d’Angleterre, & d’orner de stras les harnois de ses chevaux ?

Une fille d’opéra qui vient de décéder, laisse un mobilier immense, une somme d’argent considérable. Avoit-elle plus de beauté & d’esprit qu’une autre ? Non : sortie de la plus basse classe du peuple, elle eut pour elle les faveurs de ce destin inconcevable, qui dans ce monde éleve, abaisse, maintient, renverse ministres & catins.

La populace regrette beaucoup le spectacle de la promenade de l’âne : plaisir que lui donnoit quelquefois un arrêt solemnel du parlement.

Il s’agissoit de la punition exemplaire de ces matrônes qui, comme le dit naïvement un grave jurisconsulte, font métier de séduire des filles de bonne maison.

Mais l’exemple tomboit ordinairement sur quelque malheureuse qui avoit prêté son ministere à des filles indigentes. On ne s’attachoit point à celles qui, exerçant la profession en grand, avoient servi les goûts fantasques des princes, des prélats, des étrangers, & même de quelques philosophes.

Voici une idée de cette promenade, telle que je l’ai vue. À la tête marchoit un tambour, ensuite venoit un sergent armé d’une pique ; un valet conduisoit un âne par la bride ; sur l’animal à longues oreilles étoit montée à reculon la matrône, appareilleuse ou séductrice, le visage tourné contre la queue de la bête ; une couronne de paille artistement rangée ornoit sa tête. Sur son dos & sur sa poitrine pendoit un écriteau en gros caracteres, avec ces mots : maquerelle publique.

Imaginez toute la canaille dans le tumulte & l’ivresse de la joie, jetant en l’air ses sales bonnets, & fermant la marche avec des huées & des cris licencieux.

On n’a point renouvelé depuis plusieurs années ce spectacle indécent, qui ne sert qu’à réveiller des idées de turpitude, & qu’à autoriser la populace à proférer des mots sales & grossiers. L’écriteau lu, commenté & interprété, devenoit un scandale pour les oreilles chastes & pour les jeunes filles innocentes.

D’ailleurs que fait la promenade à cette vile créature ? Elle ne sent pas plus la honte que l’âne qui la porte.

Cette misérable osoit sourire à la dérision universelle ; & mesurant de l’œil les croisées qui s’ouvroient sur son passage, elle avoit l’effronterie de dire : là, à ces fenêtres, au second étage, sont des demoiselles qui font les prudes, & qui n’osent se montrer ; car elles ne pourroient me regarder sans me reconnoître.

Si l’on n’a pas donné plusieurs représentations de cette mascarade, ce n’est pas que l’actrice principale soit devenue rare ; mais on a senti que nos Phrinés & nos Laïs ne dédaignant pas quelquefois de se livrer à une complaisance intéressée en faveur de quelques personnages titrés, il étoit inutile de faire tomber le châtiment ignominieux sur une malheureuse errante le long des ruisseaux, & mangeant par famine le pain de la prostitution.

Combien plus coupable est celle qui descend du trône de la beauté, pour exercer ce vil & infame métier, & qui immole ses propres charmes à l’avarice ou à l’ambition ! Mais l’être le plus dangereux pour les femmes, c’est la femme même.

Ces matrones bravent toujours avec plus d’audace que les hommes les argus & les agens de la police, parce qu’indépendamment des accointances elles devinent que leur sexe amortira toujours un peu la rigueur dont on voudroit user à leur égard. Un instinct secret leur dit que, péchant contre elles-mêmes & contre les loix religieuses, elles n’ont pas porté une dangereuse atteinte aux loix de l’état, à celles qu’il veut que l’on respecte par-dessus tout.

On diroit aussi qu’elles ont deviné que la police avoit à Paris un besoin continuel de leur ministere ; & que si elles ne pulluloient pas en arrivant des provinces voisines & éloignées, on les appelleroit de tout côté pour approvisionner la ville qu’on ne laissera point chommer de cette denrée, & pour cause.

En effet, un pasteur s’étant plaint à un lieutenant de police que sa paroisse étoit infestée de femmes publiques, le magistrat lui répondit tranquillement : monsieur le curé, il m’en manque encore trois mille.

Voilà un article assez étrange ; mais il entroit nécessairement dans le tableau de la capitale. Je n’ai pu passer sous silence ce qui est pour ainsi dire de notoriété publique. J’ai dit ce qui se voit, ce qui frappe tous les regards. Le reste peut se deviner ; ma main ne soulevera pas le rideau.

Le désordre dont je viens de faire ici le récit, est commun à toutes les grandes villes. Il existe de tous les tems ; mais il est aujourd’hui monté à un tel point, qu’il doit attirer l’attention de ceux qui s’occupent du bien public.

Les hommes livrés à un libertinage trop ouvert s’énervent sans aucun fruit. Les femmes se dénaturent, & prennent un tour d’esprit mauvais & pernicieux, qui influe sur les hommes qu’elles fréquentent. Enfin, le spectacle révoltant & scandaleux de la prostitution non voilée devient une contagion doublement funeste.

L’original Rétif de la Bretonne a proposé dans son Pornographe un plan pour les courtisannes de toutes les classes, au moyen duquel le libertinage, levant la tête dans les carrefours, n’insulteroit pas du moins sous l’œil de la mere & de la fille à la décence publique. Seroit-il donc impossible de l’adopter au moins en partie, & par des loix nouvelles adaptées à l’esprit du siecle, de corriger ces vices publics qui entraînent nécessairement la ruine d’une foule d’idées morales ?

Il faudroit avant tout recourir aux travaux modernes de la chymie, pour tuer, s’il se peut, le venin que lancent dans le sang de la jeunesse ces femmes qui, sous l’air de Vénus, recelent les feux empoisonnés de Tisiphone.

Cette réforme sera difficile ; car elle demande un esprit juste, & un coup-d’œil vraiment philosophique : mais elle devient de toute nécessité.

Non, il ne faut pas qu’une créature séduisante & pourrie attaque dans la rue le jeune homme, en lui montrant des appas propres à échauffer un vieillard, ni qu’elle fasse perdre en un instant à son malheureux pere le fruit de dix-huit années d’éducation & de soins. Non, il ne faut pas que l’époux, jusques-là fidele, rencontre tous les soirs de ces femmes, marchant avec un air de volupté, qui ne fut jamais dans la respectable mere de famille. Voilez ces objets de tentation à tous les regards ! Éloignez-les ! La parole qui sort de la bouche de la prostituée, & qui va frapper à deux pas l’oreille de l’innocence, est encore plus dangereuse que ses appas. Sa parole affiche le mépris de la pudeur. Si le dernier acte de la débauche est caché, pourquoi le premier ne le seroit-il pas également ? Ce n’est pas le libertinage qui étouffe toute vertu, c’est sa fatale publicité. Administrateurs, lisez sérieusement le Pornographe de Rétif de la Bretonne.