Tableau de Paris/455
CHAPITRE CCCCLV.
Décrotteurs.
On sait que Paris se nommoit jadis Lutetia, Ville de boue ; mais on ne sait pas au juste à
quelle époque l’industrie enfanta l’art du décrottoir,
si nécessaire de nos jours dans cette
sale & grande ville. On a beau marcher sur
la pointe du pied, l’adresse & la vigilance ne
garantissent point des éclaboussures. Souvent
même le balai qui nettoie le pavé fait jaillir
des mouches sur un bas blanc. L’utile décrotteur vous tend au coin de chaque rue une brosse officieuse, une main prompte ; il vous met en état de vous présenter chez les hommes en place & chez les dames ; car on passera bien avec l’habit un peu râpé, le linge commun, le mince accommodage ; mais il ne faut pas arriver crotté, fût-on poëte.
C’est sur le Pont-Neuf qu’est la grande manufacture ; on y est mieux décrotté ; on y est plus à son aise, & les voitures qui défilent sans cesse, n’interrompent point l’ouvrage. La célérité, la propreté distinguent ces décrotteurs-là ; ils sont réputés maîtres ; ailleurs vous risquez de rencontrer un apprentif ignare, à qui vous confiez votre jambe, & qui prenant le polissoir au lieu de la vergette, étend sur un bas de soie blanc, une cire noire & gluante que la plus habile blanchisseuse ne pourra effacer. Quel désastre pour celui qui n’a que cette paire de bas de soie blancs, & qui est invité à dîner chez une duchesse, pour lui lire ensuite une petite comédie ou un poëme érotique !
Auteurs qui craignez ce revers, ne vous adressez qu’aux maîtres-décrotteurs du Pont-Neuf. S’il pleut, ou si le soleil est ardent, on vous mettra un parasol en main, & vous conserverez votre frisure poudrée, agrément que vous préférez encore à la chaussure.
Les décrotteurs sont libres ; ils ne paient rien au roi. Dès qu’ils ont acheté une sellette & deux brosses, ils peuvent exercer par-tout leur talent, qui leur appartient en propre : avantage très-rare à Paris.
Souvent celui qui sait parler & écrire, ne peut ni écrire ni parler au bareau ; des usages tyranniques enchaînent le talent. Point de stage chez les décrotteurs ; ils ne demeurent point les bras croisés à voir travailler leurs camarades ; ils prennent la brosse & ils disent comme ce peintre célebre : & moi je décrotte aussi.
Point de jalousie parmi eux ; vous appellez un décrotteur, quatre ou cinq accourent la sellette à la main, & dans leur zele la poussent un peu rudement contre votre jambe. Vous faites un choix & les autres s’en vont gaiement & sans murmurer. Le fort ne bat pas le foible ; l’habile ne cherche pas à ridiculiser son confrere. Voit-on la même égalité dans les illustres académies & autres synodes du royaume ?
Les honoraires de la brosse sont fixés ; & plût à Dieu que ceux des secretaires de rapporteurs le fussent aussi. Point de fraude, point de monopole chez ces Savoyards vaguans. De tems immémorial, dans toutes les saisons, à la porte des spectacles ou ailleurs, quelles que soient les variations des comestibles ou le hautement des monnoies, on paie invariablement deux liards pour se faire ôter la crotte des bas & des souliers.
Ces décrotteurs sont bons citoyens ; leur empressement à crier vive le roi, met souvent en train le peuple qui étoit froid & distrait ; & ils ne se servent jamais de cire angloise, à cause de l’épithete. Ils aiment mieux délayer de la suie de cheminée dans de l’huile, ce qui fait que de jolies dames, montant en voiture avec des décrottés de cette espece, ont leurs jupons blancs tout tachés & d’une maniere ineffaçable. Les femmes qui ne se mêlent guere d’inimitiés nationales, devroient recommander à tous leurs suivans la cire angloise qui ne tache point.
À la convalescence de Louis XV, lorsque tout Paris, dans la convulsion de la joie, remercioit le ciel de lui avoir rendu son précieux monarque, un décrotteur voulant partager l’alégresse publique, acheta une chandelle, la coupa en quatre & en illumina les quatre coins de sa sellette, le seul espace qui fût à lui. Un autre décrotta gratis lorsque les comédiens donnoient gratis une représentation de Cinna, & que l’hôtel-de-ville dans sa munificence jetoit des pains gratis à la tête du peuple.
Chassé, acteur de l’opéra, se faisant un jour décrotter, (car les acteurs de l’opéra n’ont point de voiture, cela appartient seulement aux actrices) la besogne faite, le décrotteur ne voulut rien recevoir. Pourquoi donc ? lui dit Chassé. — Entre confreres il ne faut rien prendre ; je fais les monstres à l’opéra comme vous faites les rois. Voyez ce drôle qui mettoit sur la même ligne son rôle de monstres avec le rôle d’un Agammemnon !
Si les décrotteurs animent les monstres, ils font aussi les dieux voltigeans & descendans de l’Olympe. Quand un dieu ailé doit franchir l’espace des airs, & que l’on craint que le célebre acteur ne se rompe le col, on habille un décrotteur, on lui donne un vêtement semblable à celui du dieu ; il traverse le théatre sur la corde horisontalement tendue ; l’œil est trompé & l’acteur sort de la coulisse sans avoir exposé au jeu d’une poulie son existence chantante.
Enfin, les décrotteurs, toujours modestes & toujours utiles, ont, sans le savoir, rendu depuis peu un service essentiel au public. Lors de la construction de la nouvelle salle de l’opéra sur les boulevards, il s’agissoit de constater sa solidité. Pour en faire l’essai, on invita tous les décrotteurs & Savoyards de Paris, qui avertirent leurs connoissances. Ils remplirent les loges, l’orchestre, l’amphithéatre ; ils foulerent les escaliers, les foyers, les coulisses, les corridors, d’un pied non léger ; c’est ce qu’on vouloit. Quand on vit que la salle tenoit bon, le lendemain le beau monde, paré, parfumé, vint s’y asseoir avec sécurité.
On appelle cela essayer une salle. Or sans les décrotteurs, vous qui l’aviez bâtie, & vous si consommés en prudence, si intelligens en moyens, dites comment auriez-vous fait pour rassurer le beau monde sur la chute problématique de l’édifice ? Mais les décrotteurs aiment à visiter gratis une salle d’opéra, sur-tout quand elle est neuve. Vous leur en avez ouvert les portes sans les faire payer, & Dieu voulut que leur admiration ne leur coûtât rien ce jour-là. Que direz-vous, races futures, de la profonde invention de notre siecle, pour prouver à la cour & à la ville qu’une salle ne culbutera point ?