Tableau de Paris/412
CHAPITRE CCCCXII.
Académie royale de Chirurgie.
Louis XV accordoit une protection particuliere à la chirurgie ; il s’y intéressoit beaucoup, en parloit fréquemment ; il a fini par lui élever un monument public qui frappe l’œil par son architecture, & personne n’a été tenté de lui reprocher cette décoration extérieure.
Cet art a fait des progrès étonnans & qu’on admire avec raison. Il est moins incertain que la médecine. On ne sauroit refuser des applaudissemens à la dextérité & aux succès de tant de mains habiles.
Mais il est nécessaire aux chirurgiens d’être sensibles ; ils ont besoin d’une vertu pratique bien importante, du respect profond que l’on doit à tout être souffrant ; celui qui connoît la douleur peut-il repousser la pitié ? Eh ! qui ne l’a pas connue la douleur ? qui n’est pas exposé cent fois le jour à ses nouvelles atteintes ? Le chirurgien doit donc adoucir des tourmens qu’il peut éprouver lui-même le lendemain. Il doit avoir cette humanité vigilante qu’il réclameroit dans l’accès de la souffrance. Qu’importe un art salutaire s’il a l’aspect du supplice ; si le fer qui doit guérir étincelle dans la main d’un homme qui, par un sang-froid détestable, se rapproche d’un bourreau ! La sensibilité est donc aussi nécessaire que l’adresse. Il faut voiler aux yeux de la victime l’instrument qu’elle redoute, il faut lui porter des paroles douces & calmantes. Les angoisses & les terreurs de l’ame sont bien plus cruelles que la douleur physique. Ce n’est donc pas assez que la main du chirurgien sache opérer, il faut que son œil sache fortifier, consoler, encourager ; il faut que son cœur soit éloquent ; & s’il est vraiment sensible, il saura par quel charme on trompe l’infortuné, & comment on diminue pour lui les instans & l’horreur du sacrifice.
Ô qu’il est respectable l’homme qui réunit le courage & l’humanité, qui joint à une main, à la fois sûre & compatissante, une voix qui sait tempérer la dureté de l’action ! Il arrache les racines du mal presqu’à l’insu de la victime, & c’est au moment du salut qu’il mêle ses larmes aux siennes. Qu’il est différent de ces barbares qui, courbés sur des êtres vivans, croient tenir encore le scalpel insensible de l’anatomie, le promener sur des cadavres, & dont l’indifférence est encore plus horrible que les couteaux tranchans qui déchirent & mutilent !
Mais pour que le chirurgien parvienne à soulager doublement ses semblables, par quelles épreuves longues & multipliées faut-il qu’il passe ! Et qui osera ensuite être ingrat envers des hommes qui, pour apprendre l’art de guérir, ont vaincu tant d’obstacles, quand on aura réfléchi sur tout ce qu’il leur en a coûté pour y parvenir ?
Dompter l’horreur secrete & la contagion qu’exhalent ces objets putrides, dérobés aux tombeaux ; avoir la bouche & les yeux incessamment fixés sur les débris de l’homme ; les interroger avec une patience courageuse ; maîtriser l’aversion des sens, tous révoltés à la fois & placer dans sa mémoire une langue presqu’infinie, qui n’offre d’abord que des principes arides & ne réveille que des idées tristes ; passer de là dans ces réceptacles des miseres humaines, où les vivans sont plus hideux que les morts, où le germe du trépas infecte l’air, où le moindre contact devient dangereux ; braver l’exhalaison de ces corps languissans, & avoir à combattre l’abattement du moribond & sa propre défaillance ; porter la main, & sans frémir, dans des plaies effroyables ; suivre attentivement de l’œil l’ouvrage infect de la corruption ; commander à son visage au milieu de ces scenes d’horreurs, & savoir encore méditer quand tout lasse, fatigue, rebute & décourage : voilà les forces presque surnaturelles qui doivent appartenir au chirurgien.
Est-ce l’argent ? seroit-ce même la gloire qui pourroit acquitter de tels travaux ? Non : il n’y a que la conscience, que la satisfaction pure & intime d’avoir servi l’humanité, récompense peu familiere à la multitude, mais qui a un charme doux & profond pour qui sait la goûter. On a vu des hommes qui, toujours empressés, toujours compatissans, toujours infatigables, cherchoient les maux qu’ils pouvoient soulager, comme d’autres cherchent les plaisirs & les fêtes.
Dévoués à leurs semblables, ces hommes rares ne vivoient que pour leur art. Ils s’étudioient chaque jour à rendre leur main plus prompte, plus souple, plus légere ; à ravir un quart de minute à une opération cruelle, à faire disparoître un appareil effrayant. Leur tendre sollicitude s’occupoit de l’instrument le plus ou moins courbé, d’une toile plus ou moins fine, d’une position plus ou moins douloureuse. Ils consultoient avec la plus grande prévoyance ; ils interrogeoient la sensibilité du malheureux, & la pitié sainte qui les dirigeoit, leur inspiroit ces paroles insinuantes, qui commandoient l’amour & la confiance. Et où alloient-ils chercher ces malheureuses victimes de la douleur ? Sous les toits entr’ouverts qu’habite l’indigence ; & après s’être armés du fer salutaire, on voyoit l’or s’échapper de la même main qui avoit soulagé & guéri.
C’est sous un tel rapport sans doute qu’il est glorieux à l’homme de pouvoir dire : de tels hommes sont mes semblables & mes freres !
On ne veut croire à la vertu que lorsqu’elle attend & envisage des récompenses. Hommes froids & stériles ! apprenez qu’il en est des récompenses pour ces héros de l’humanité. Leur orgueil, (puisqu’on donne ce nom à la vertu) leur orgueil, si l’on veut, sera satisfait ; ils pourront dire : tel homme languissoit sur un lit de douleur, & nous lui avons dit, leve toi & marche ; ce pere de famille alloit laisser une veuve & des orphelins ; nous avons raffermi sa maison ébranlée, nous avons sauvé du désespoir sa femme & ses jeunes enfans. Sans doute ils ressentent ce plaisir délicat & inconnu, dont nous avons parlé ; ce plaisir qui suit l’accomplissement du bien qui étoit en notre pouvoir. Ils en jouissent dans la retraite, dans la solitude ; il fait le repos consolateur de leur vie ; & quand leur tête sera couronnée de cheveux blancs, ils pourront se dire à eux-mêmes : c’est par des bienfaits continus que nous avons marqué notre courte existence parmi nos semblables.
Le chirurgien doit supporter une épreuve plus accablante encore que toutes les fonctions les plus pénibles, celle de l’ingratitude. Dès que l’homme renaît du tombeau & sent la santé circuler de nouveau dans ses veines, il n’existe plus dans le passé, c’est un rêve qui s’efface. La tombe s’est fermée sous ses pas, il ne croit plus qu’elle ait été ouverte. Échappé au péril, il méconnoît la main qui l’a sauvé du précipice ; il oublie son bienfaiteur, & souvent plus ses soins ont été longs & considérables, plus il s’efforce d’écarter ce poids de reconnoissance, & d’effacer de sa mémoire l’importance du service.
C’est alors que le grand homme a besoin de tout son courage ; & lorsqu’un accident imprévu vient frapper ce même homme, qu’il voit en frissonnant le glaive de la mort étinceler une seconde fois sur sa tête, que rempli de terreur & abhorrant sa destruction, il dompte la honte & ne rougit point d’appeller à son secours ce même libérateur qu’il a payé d’ingratitude, celui-ci toujours tranquille & magnanime, doit voler à son secours, détourner le coup, rendre le calme à ses sens, lui épargner jusqu’au reproche, & emporter, s’il le faut, la gloire de faire dans le même homme un nouvel ingrat.
Belle spéculation, s’écrieront les ennemis de la vertu ; victoire chimérique, faite pour les discours & qui s’évanouit dans la réalité. Cependant des exemples nombreux & journaliers, des exemples plus frappans les uns que les autres, illustrent les fastes de la chirurgie. On ajoûte foi à tous les forfaits de la vengeance, & l’on rejette comme mensongers les actes de la bienfaisance & de la compassion, parce que ces vertus ne prennent point la trompette pour s’annoncer fastueusement ; on les révoque en doute, tandis qu’elles existent, qu’elles nous environnent, qu’elles appartiennent à l’homme dont elles font la grandeur & que plusieurs artistes ont atteint à leur hauteur sublime.
La discorde des rois a ordonné les batailles. C’est le moment terrible qui manifeste la honte de l’humanité. Contemplez les travaux & la gloire de la chirurgie ! Quand les foudres de la guerre ont cessé de gronder, que les guerriers n’égorgent plus les guerriers, que les tourbillons de flamme & de fumée, qui déroboient la vue du carnage, se dissipent à mesure que l’air s’épure & s’éclaircit, on avoit vu les rangs pressés d’une armée brillante, on n’apperçoit plus que des hommes épars, mutilés, étendus çà & là sur une terre ensanglantée. Le tonnere des combats s’est tû ; on entend des cris & des gémissemens ; voyez-vous accourir de toutes parts sur ce théatre des fureurs insensées les consolateurs de l’humanité ? Ils s’avancent, ils entrent dans les rangs qui fument encore ; ils promenent leurs regards pour distinguer ceux qui respirent ; on dégage les mourans de dessous les corps morts, on les enleve ; on ne distingue plus l’ennemi du citoyen, tous sont hommes : la générosité active surpasse la rage meurtriere ; on les porte avec respect ; les enfans d’Esculape sont des dieux tutélaires qui arrachent au démon des combats le reste de ses victimes. L’état devra à leur zele la conservation de plusieurs de ses braves défenseurs : voyez comme ils se multiplient, comme ils donnent des ordres sûrs, précis, & fidélement exécutés ! Ce nouvel héroïsme ne vaut-il pas celui qui dirigeoit les traits de la foudre ? Sous leurs mains bienfaisantes, le sang cesse de couler, le plomb sort des plaies, les os brisés se rejoignent, les cordiaux raniment les forces défaillantes, & la lancette utile prévient la dangereuse effervescence des liquides. Si pour sauver la tige il faut faire tomber les branches, c’est qu’il n’y a alors d’autres guérisons que le fer ; & c’est sous l’œil de la patrie que l’on soumet au tranchant destructeur les bras qu’il est impossible à l’art de conserver.
On a vu de ces actifs, de ces généreux conservateurs qui méritoient sans doute les mêmes lauriers & la même gloire dont les vainqueurs s’étoient couronnés, expirer de fatigue & de lassitude dans les hôpitaux, d’autres être frappés sur le champ de bataille par les derniers traits d’un tonnerre affoibli & expirant ; ceux-ci refuser les dons de la plus juste reconnoissance, mépriser les présens qui leur étoient offerts, & oublier jusqu’au nom & au visage de ceux qu’ils avoient sauvés de la mort au péril de leur vie.
Enfin, si tous les êtres souffrans ont également droit à la pitié, le chirurgien sensible (& son cœur le lui prescrit avant tout) doit des soins particuliers à ce sexe délicat, qui sembleroit devoir être exempt de peines, & à qui la nature a vendu bien cher ses graces & ses attraits. Sa constitution paroît formée pour donner & recevoir le plaisir, & elle est assujettie à une foule d’infirmités qui attaquent sa délicate organisation. D’ailleurs son imagination est plus prompte à voler au-devant des souffrances, & des ménagemens ingénieux doivent prévenir & guérir en elle cette tendance funeste, qu’un excès de sensibilité lui fait éprouver chaque jour.
Qui ne seroit ému du tableau qu’offre une épouse jeune & timide, & qui pour la premiere fois va être mere ? Elle tremble pour le dépôt inconnu qu’elle porte en son sein ; elle tremble pour elle-même. Inquiette, agitée, elle devine jusques dans les embrassemens d’un époux, qu’un double péril l’environne. Les premieres douleurs se font sentir, troublent son ame aimante, & qui voudroit être plus courageuse. La joie de donner un fils à son époux combat ses souffrances ; mais quelquefois aussi elles sont plus fortes, & le doux sourire naît & meurt parmi les larmes. Avec quelle incertitude naïve elle interroge tous les regards & cherche à les pénétrer ! Sa délivrance est-elle prochaine ou éloignée ? A-t-elle encore à payer avec usure la volupté de ses chastes amours ? Quel tigre ne seroit attendri ! Ses gémissemens plaintifs, quoique adoucis par la tendresse, sont encore aigus & déchirans. On reconnoît l’accent d’une ame douce jusques dans les cris que la douleur lui arrache. Momens de terreurs & de troubles, où allez-vous encore la plonger ? Qui pourra exprimer le coup-d’œil maternel qu’elle jette sur le chirurgien qui attend le terme indiqué ! Il ne peut que l’adoucir, il ne doit pas trop le hâter. Si dans cette opération sacrée de la nature il est ce qu’il doit être, attentif, zélé, compatissant, il ménage cette tendre mere ; il soutient, il ranime, il redouble son courage ; il l’invite à propos : un effort heureux délivre l’enfant de sa prison ; la douleur est déjà loin ; il n’y a plus que la joie d’une mere, les baisers d’un époux & les larmes d’un pere.
On ne doit pas considérer la chirurgie comme séparée de la médecine. Les principes curatifs sont les mêmes ; il faut que le chirurgien sache autant que le médecin ; qu’il ne soit pas étranger à la botanique, à la chymie, à l’histoire naturelle ; toutes branches nécessaires de l’art de guérir, & qui se prêtent un jour mutuel sur les fonctions variées qui entretiennent & rappellent la vie.