CHAPITRE CCC.

Mercure de France.


Qui fait les énigmes, les logogryphes qui abondent au Mercure de France ? Les oisifs qui s’ennuient dans les châteaux solitaires de province. Qui fait cette foule de vers innocens ? Des contemplatifs amoureux, qui se croient obligés en conscience de célébrer les charmes de leur maîtresse & de faire enregistrer leurs soupirs au Mercure de France. Mais les mauvais vers, a dit Voltaire, font les beaux jours des amans. Heureux, les mauvais poëtes ! Ainsi la rimaillerie & l’amour marcheront souvent de front, & le Mercure sera le constant dépositaire de toutes les tendresses provinciales, qui s’exprimeront en stances langoureuses, ou en galans madrigaux.

Ces vers sont envoyés par la poste ; les paquets sont affranchis : bonne précaution ! Voilà déjà la poste qui y gagne quelque chose ; & certes tous les vers qu’elle colporte ne valent pas l’argent qu’elle en reçoit ; le régisseur & tous les commis seront de mon avis. Tout rimeur estime qu’en versifiant il se fera un nom dans ce livret bleu. L’un cherche à louer sa petite ville, & l’autre sa personne ; chacun s’empresse à donner ses titres, à les annoncer à l’univers. L’un nous apprend qu’il est avocat ou procureur fiscal ; l’autre, qu’il est gendarme ou officier.

Le commis, d’une main indifférente, ouvre les paquets qui à chaque courier tombent sur son bureau & s’y amoncelent. À la naissance d’un prince, la grêle redouble, les cartons débordent. Chansons, madrigaux, épîtres, stances, &c. pleuvent, & le commis lassé ne se donne plus la peine de briser les cachets. C’est l’homme le plus fatigué de vers, qui existe, & qui doit le plus les détester. Il entasse & ensevelit toutes ces pieces dans d’énormes cartons, où elles dorment, en attendant qu’on en pêche une au besoin. Malheur à celle qui est trop longue ou trop courte pour la page qu’on veut remplir ! Fût-elle excellente, on la rejette pour choisir celle qui s’ajuste précisément à l’espace vuide.

Le poëte de province s’imagine qu’on admire sa production, qu’on s’empresse à l’imprimer, & elle est encore au fond de la boîte du commis. Il attend avec impatience le Mercure, il l’ouvre d’une main précipitée & tremblante, il cherche ; & ne la voyant pas, il croit plutôt à l’infidélité de la poste qu’au dédain de ses juges.

Il faut lire cent pieces pour en trouver une passable ; c’est-à-dire, qui ne contiennent pas des fautes grossieres. On n’imagine pas à quel degré de ridicule & de platitude certains rimeurs de je ne sais quel pays ont fait descendre la versification. Paix & repos aux bonnes ames qui composent ce déluge de vers & de prose fastidieuse ! Mais rien ne prouve mieux combien l’ennui ou amour regnent en France, puisqu’on y versifie si prodigieusement pour des beautés plus belles sans doute que les écrits qu’on fait en leur honneur.

Quand le provincial voit par hasard ses vers imprimés & signés de son nom, alors il tressaille de joie, & dans un transport extatique, il se dit : en ce moment, Paris, le roi, la cour lisent mon madrigal ; & mon nom devenu célebre à jamais, passe sous leurs regards. Qui sait si le roi ou le ministre ne rêve pas sur un de mes vers, & si, frappé de surprise & d’étonnement, il ne me destine pas quelqu’emploi ! Il assemble sa famille, lui montre la page immortalisante qui le distinguera du vulgaire ; le volume circule dans toutes les mains, depuis le président d’élection jusqu’au notaire ; tous admirent en silence l’ouvrage & le nom burinés, & sont intérieurement jaloux.

Anciennement le Mercure distribuoit des fadeurs ; il devint tout-à-coup incivil & dur entre les mains d’un pédant. Ensuite la sécheresse & la sottise le défigurerent, & l’art du sousligneur fut pris pour l’art du critique. On est étonné de voir des écrivains imberbes ou sans nom, jugeant les arts avec une emphase ridicule ou monotone, & Don-Quichottes du bon goût, s’escrimer pour sa cause sans le connoître. Quelques futiles remarques, quelques chicanes minutieuses, voilà tout ce qu’on y trouve. Oh, combien de petits auteurs à Paris sont habiles à disserter sur des riens !

Comme c’est une entreprise mercantille, & que plusieurs sont intéressés à ce qu’elle soit lucrative à cause des pensions (car, qui le croiroit ? d’honnêtes gens vivent de ces mauvais vers & de cette sotte prose), on en a remis le brevet au sieur Pankouke, non imprimeur, mais libraire. Il soudoie des gagistes à tant la feuille, & cette misérable rapsodie va toujours son train. Par une incroyable & vieille habitude, la province souscrit & souscrira pour le Mercure.

On sait d’avance, d’après le nom des auteurs, les productions qui doivent être portées aux nues, & celles qui seront pulvérisées sans miséricorde. Quelques académiciens, par un manege adroit & clandestin, se font déifier dans le Mercure ; on a vu des auteurs ne point rougir de faire leurs propres extraits, & se donner des louanges sans pudeur ; d’autres se font louer par la main de leurs amis.

Guillaume-Thomas Raynal, depuis si justement célebre par l’Histoire philosophique & politique des deux Indes, étoit auteur du Mercure en 1751. Il y a loin de la platitude de cet insipide journal aux idées de cette admirable histoire.

M. Pankouke (car ici il est auteur & n’est plus libraire) a fait dans le Mercure un discours sur le beau. Savez-vous ce que c’est que le beau ? Ecoutez M. Pankouke. Il établit d’abord que le beau est immuable & le même pour toutes les nations. Cela vous étonne un peu, lecteur : vous verrez où il en veut venir. Il proscrit de sa pleine autorité le beau relatif, le beau arbitraire, comme n’existant pas. M. Pankouke a ses raisons particulieres : attendez. Après avoir décidé que le beau est fixe & immuable, il se demande qui en seront les juges. Il répond : ceux qui vivent dans une nation éclairée, ceux qui dans cette nation sont nés avec un goût sûr, qui se rapprochent le plus du centre du goût : or quel est ce centre où l’auteur vouloit nous conduire ? La société qui a le droit de prononcer sur le beau dans tous les genres. Et quelle est cette société ? Celle qui renferme les gens qui travaillent pour le premier journal de l’univers, avoué des gens de goût & des pensionnaires ; les gagistes, les collaborateurs faits pour parler du beau fixe, & qui en ont le thermometre. D’où il résulte évidemment que ce qui est beau immuablement, c’est ce qui s’imprime quatre fois par mois dans le Mercure-Pankouke : quod erat demonstrandum.

Voilà ce qu’on imprime à Paris, & ce qu’on distribue à l’hôtel de Thou. Ô Sulzer ! & ton nom est ignoré de cette tourbe mercantille & profane qui écrit intrépidement sur les arts, & dont la plume seche & foible les rabaisse au plus étroit horizon. Qu’il est mesquin ce livret bleu dédié au roi, & qu’on nous annonçoit comme devant être l’ouvrage des hommes de lettres les plus distingués ! Rien de plus aride que l’esprit en corps de ces Mercuriens.

Au reste, on n’a voulu parler dans ce chapitre que de la partie littéraire ; la partie politique étant sous la main absolue du ministere, les faits, les idées & les expressions sont déterminés d’avance : c’est néanmoins cette partie politique qui soutient encore la malheureuse partie littéraire.