CHAPITRE CCLXXX.

Place de Greve.


Là sont venus tous ceux qui se flattoient de l’impunité (& l’on ne sauroit imaginer comment ils s’abusoient à ce point extrême) : un Cartouche, un Ravaillac, un Nivet, un Damiens, & plus scélérat qu’eux encore, un Desrues. Il y montra la froide intrépidité & le courage tranquille de l’hypocrisie. Je l’ai vu & entendu au Châtelet ; car il se trouvoit alors dans la même prison avec l’auteur de la Philosophie de la nature ; & j’allois visiter l’écrivain.

Desrues n’avoit à la bouche nue les noms sacrés de Dieu, de religion. Le génie du crime n’a guere été plus loin ; & par la méditation & par la complication de ses forfaits, il a offert un exemple effrayant de ce que pouvoit receler & imaginer l’abyme noir & impénétrable du cœur humain, quand la perversité y regne.

Cette place est encore étroite, quoique nouvellement élargie. Les exécutions devroient se faire ailleurs ; car on oblige une foule de rentiers qui ont prêté leur argent au roi, à voir tous les apprêts révoltans d’une exécution ; & rien de si hideux, de si indigne de la majesté des loix. Mais tout ce qui concerne la jurisprudence criminelle est parmi nous dans un si déplorable chaos, qu’il y a bien d’autres réformes à faire, avant que de donner aux exécutions une couleur qui les distingue d’un meurtre sanglant, ou d’une vengeance atroce.

L’assassin au fond des bois a-t-il jamais couché un homme sur une croix de Saint-André, pour lui casser les os de onze coups ? puis l’a-t-il ployé sur une roue de carrosse, un confesseur à ses côtés, qui ne peut délier le patient, & qui l’exhorte à souffrir ? Certes la justice est plus effrayante que le crime. L’assassin donne son coup de poignard, craint d’envisager sa victime, suit avec le remord, tandis que la justice compte pendant quatre heures les cris désespérés d’un malheureux qu’environne un peuple immense.

On reproche à la populace de courir en foule à ces odieux spectacles ; mais quand il y a une exécution remarquable, ou un criminel fameux, renommé, le beau monde y court comme la plus vile canaille.

Nos femmes, dont l’ame est si sensible, le genre nerveux si délicat, qui s’évanouissent devant une araignée, ont assisté à l’exécution de Damiens ! je le répete, & n’ont détaché que les dernieres leurs regards du supplice le plus horrible & le plus dégoûtant que la justice ait jamais osé imaginer, pour venger les rois.

On avoit fait venir tous les bourreaux des villes circonvoisines, pour prêter la main à ces révoltantes opérations qui ont attiré des amateurs & des curieux.

L’auteur d’un ouvrage moderne sur la passion du jeu, affirme que ce jour-là même on joua à la Greve, qu’on y joua de l’argent, en attendant l’huile bouillante, le plomb sondu, les tenailles rougies au feu & les quatre chevaux qui devoient écarteler l’assassin ; & nous nous croyons civilisés, policés ; & nous osons parler de nos loix, de nos mœurs ; tandis que, sans le cri éloquent des écrivains, nous n’aurions pas appris à rougir de ces atroces turpitudes. Que nous avons encore besoin d’être conduits à la sensibilité & à la raison !

Le patient, tant la coutume a d’empire, ne harangue jamais le public ; ce qu’il fait si souvent en Angleterre : il n’en obtiendroit pas la permission. Le général Lally paroissant vouloir parler au peuple, on lui mit un bâillon. Ainsi la forme du gouvernement se caractérise par-tout, & ne permet à personne d’élever la voix, même à sa derniere heure, & de haranguer un instant avant d’expirer.

Les colporteurs qui crient les sentences de mort, la médaille de cuivre sur l’estomac, font quelquefois retentir l’arrêt fatal jusqu’aux oreilles du supplicié ; cruauté impardonnable ! Ils appuient sur-tout fortement sur ces mots, qui condamne un assassineur. Cet horrible barbarisme est de leur invention ; mais il frappe plus vivement les organes du peuple que le mot assassin, & le peuple dit & dira toujours assassineur ; cela lui semble plus énergique.

Il y a quelques années qu’un fils ayant fait assassiner son pere, fut rompu à la place Dauphine avec son complice, exécuteur du meurtre. Le parricide, qui avoit entraîné dans le crime un homme foible, par l’appât du plus mince intérêt, se montra sur l’échafaud, si dur, si hautain, si peu repentant, tandis que son compagnon prioit & se résignoit, qu’au premier cri qu’il jeta sous le premier coup de barre, un battement universel partit de toutes les mains.

J’ai cru que ce trait, peut-être unique, devoit appartenir au tableau des mœurs du peuple de la capitale.

On ne coupe plus de têtes ; ce qui prouve que les grands ne prévariquent point. Le sabre qui coupe les têtes nobles, est rouillé dans le fourreau, & l’exécuteur a oublié cette partie de son métier. Il ne sait plus que pendre & rouer : son bras inexpérimenté a manqué le général Lally.

Chaque année offre une race nouvelle de voleurs & de scélérats qui ont un caractere différent. L’an passé, c’étoient des empoisonneurs connus sous le nom d’endormeurs, qui mêloient dans le tabac & dans les boissons un venin assoupissant, dangereux & mortel : cette année, ce sont des voleurs d’église, des sacrileges, qui pendant les nuits enfoncent, pillent les sacristies, emportent ciboires, calices, croix, chandeliers, &c. On a dépouillé, tant sur la route de Flandres qu’aux environs de Paris, près de quarante églises.

On a vu, dit-on, de ces sacrileges qui avoient volé un ciboire, en renvoyer les hosties au curé du lieu dans une lettre, après avoir employé une de ces mêmes hosties, comme pain à cacheter.

On a révoqué en doute les exécutions nocturnes, faites aux flambeaux. Il paroît constaté que rien n’est moins imaginaire. On ne conçoit pas comment la loi se plaît à un meurtre clandestin. L’interprétation la plus forcée n’a jamais pu lui donner cet horrible caractere. La peine de mort ne sauroit être considérée que comme un exemple, & jamais comme une punition ; or, qu’est-ce que d’étrangler un homme dans les ténebres, à l’insu des citoyens qui dorment ? Si vous lui faites grace de la publicité, faites-lui grace de la vie. Ce n’est qu’au nom de la société qu’il doit la perdre ; & votre arrêt est un crime, si elle ignore tout à la fois le délit & le supplice.

Les Anglois & les Suisses ont une jurisprudence criminelle que la justice, la raison & l’humanité peuvent avouer ; & nous avons encore à rougir de nos formes lamentables & barbares : nous n’avons pas encore appris à garantir notre liberté, notre vie & notre honneur des invasions du pouvoir aveugle & de la scélératesse réfléchie. La loi reste indécise entre le crime audacieux & l’innocence timide : elle a peine à les distinguer ; & tandis que l’instruction s’est passée dans l’ombre loin de l’œil & de l’oreille des citoyens, le supplice vient épouvanter leurs regards ; & en voyant ses abominables instrumens dressés dans la place publique, il faut qu’ils demandent quel est le coupable & quel est son délit.