CHAPITRE CCXLVII.

Les Demoiselles.


Rien de plus faux dans le tableau de nos mœurs que notre comédie, où l’on fait l’amour à des demoiselles. Notre théatre ment en ce point. Que l’étranger ne s’y trompe pas : on ne fait point l’amour aux demoiselles ; elles sont enfermées dans des couvens jusqu’au jour de leurs noces. Il est moralement impossible de leur faire une déclaration. On ne les voit jamais seules, & il est contre les mœurs d’employer tout ce qui ressembleroit à la séduction. Les filles de la haute bourgeoisie sont aussi dans des couvens ; celles du second étage ne quittent point leur mere, & les filles en général n’ont aucune espece de liberté & de communication familiere avant le mariage.

Il n’y a donc que les filles du petit bourgeois, du simple artisan & du peuple, qui aient toute liberté d’aller & de venir, & conséquemment de faire l’amour à leur guise. Les autres reçoivent leurs époux de la main de leurs parens. Le contrat n’est jamais qu’un marché, & on ne les consulte point. On appelle grisettes les filles qui peuplent les boutiques de marchandes de modes, de lingeres & de couturieres. Plusieurs d’entr’elles tiennent le milieu entre les filles entretenues & les filles d’opéra.

Elles sont plus réservées & plus décentes ; elles sont susceptibles d’attachement : on les entretient à peu de frais, & on les entretient sans scandale. Elles ne sortent que les dimanches & fêtes ; & c’est pour ces jours-là qu’elles cherchent un ami qui dédommage de l’ennui de la semaine ; car elle est bien longue, quand il faut tenir une aiguille du matin au soir. Celles qui sont sages amassent de quoi se marier, ou épousent leur ancien amant. Les autres vieillissent l’aiguille à la main, ou se mettent en maison.

Or un auteur comique devroit être fort attentif sur toutes ces convenances, & savoir qu’une déclaration d’amour ne se fait jamais à une demoiselle que lorsqu’on y est autorisé par le vœu des parens, & le mariage est alors ordinairement arrêté. Ainsi nos auteurs modernes, en faisant de toutes les amoureuses de théatre des filles de qualité, n’ont peint que les amours des grisettes.

Ils doivent dorénavant n’admettre que de jeunes veuves, s’ils ne veillent pas aller directement contre les usages. Mais aussi pourquoi, dans toutes les comédies, des filles de qualité, ainsi que des comtes, des marquis, tandis qu’un étage plus bas la scene devient plus variée, plus plaisante, plus animée ? Mais comme il y a le jargon conventionnel de la tragédie, de même on a créé un autre jargon pour la comédie : & ni les rois ni les gens de qualité ne reconnoissent là leur idiome. C’en est un que l’auteur s’est fait avec une étude infinie, & pour manquer péniblement toutes ses pieces.