CHAPITRE CCXLI.

Le Paysan perverti. Par M. Retif de la Bretonne.


Jai renvoyé pour ce que je ne pouvois pas dire, à ce roman hardiment dessiné, qui a paru il y a quelques années. La force du pinceau y fait un portrait animé des désordres du vice & des dangers affreux auxquels l’inexpérience & la vertu sont exposées dans une capitale dissolue. Cet ouvrage doit être salutaire, malgré ses peintures trop nues & trop expressives, parce qu’il n’est pas un pere en province, qui, d’après cette lecture, ne fixe constamment son fils auprès de lui : & c’est un très-grand mal que cette manie récente d’envoyer tous les enfans à Paris, où ils viennent se perdre & se corrompre.

Les villes du second & du troisieme ordre se dépeuplent insensiblement, & le gouffre immense de la capitale dévore non-seulement l’or des parens, mais encore l’honnêteté & la vertu native de leurs fils, qui paient cher leur imprudente curiosité.

Le silence absolu des littérateurs sur ce roman plein de vie & d’expression, & dont si peu d’entr’eux sont capables d’avoir conçu le plan & formé l’exécution, a bien droit de nous étonner & nous engage à déposer ici nos plaintes sur l’injustice ou l’insensibilité de la plupart des gens de lettres, qui n’admirent que de petites beautés froides & conventionnelles, & ne savent plus reconnoître ou avouer les traits les plus frappans & les plus vigoureux d’une imagination forte & pittoresque.

Est-ce que le regne de l’imagination seroit totalement éteint parmi nous, & qu’on ne sauroit plus s’enfoncer dans ces compositions vastes, morales & attachantes, qui caractérisent les ouvrages de l’abbé Prévost & de son heureux rival, M. Retif de la Bretonne ? On se consume aujourd’hui sur des hémistiches, nugæ canoræ ; on pese des mots ; on écrit des puérilités académiques : voilà donc ce qui remplace le nerf, la force, l’étendue des idées & la multiplicité des tableaux. Que nous devenons secs & étroits !

Il reste à une plume douée de cette énergie un tableau neuf à tracer : une mere malheureuse qui se trouve pressée entre la famine & le déshonneur, qui ne peut échapper à la mort qu’en livrant sa fille qui combat long-tems, qui triomphe & qui expire au milieu des hommes cruels, calculateurs de ses souffrances, & qui attendoient d’elle ce sacrifice horrible & forcé. Elle meurt avec la conscience de la vertu, il est vrai ; mais sa mort est sans fruit. Le lendemain de son trépas, sa fille tombe dans les embûches du vice, ou plutôt elle cede au malheur & à l’inexpérience.

Si quelque homme opulent me lit, s’il est du nombre de ceux qui avancent l’or pour corrompre, il aura trouvé sans doute des meres faciles & criminelles, & à un tel point que je n’ose ici l’écrire ; mais il saura en même tems qu’un pareil tableau ne mériteroit pas d’être relégué dans la classe des fixions imaginaires.