CHAPITRE CXCVI.

Petites Loges.


Cest un fruit moderne de la licence des mœurs, un usage indécent, qui sacrifie le spectacle & le public à la délicatesse impérieuse de deux ou trois cents femmes qui n’ont rien à faire & qui ferment l’entrée à tous les honnêtes citoyens qui cherchent un délassement utile, & dont la fortune ne sauroit atteindre à cette commodité luxueuse.

Par l’arrangement des petites loges, les comédiens enrichis dès le commencement de l’année, ne sont plus jaloux d’étudier des rôles nouveaux. Leur paresse est dédaigneuse ; la négligence & l’anarchie précipitent l’art vers une décadence avilissante : & tel comédien qui se rend invisible six mois de l’année, n’en recueille pas moins dix-sept ou dix-huit mille francs. Cette somme lui est payée par le public de la capitale, qui auroit le droit de réclamer sa présence.

On a indiqué le moyen bien simple de soudoyer chaque acteur par représentations. En payant de sa personne, il déploieroit ses talens : l’émulation naîtroit de la nécessité ; & c’est la voix la plus éloquente & la plus déterminante pour les comédiens de Paris.

Un autre motif pour s’élever contre les petites loges ; c’est que, contre tout droit & raison, les comédiens prétendent n’être point comptables du produit qu’ils en retirent, aux auteurs des pieces nouvelles. Aussi ont-ils commencé à mettre le parterre en petites loges, sens que personne ait eu le mot à dire.

Si le public se plaint de voir les comédiens disposer ainsi de la salle, une petite-maîtresse s’écrie : « Comment ! l’on veut m’astreindre à entendre une comédie toute entiere, pendant que je suis assez riche pour n’en écouter qu’une scene ? Oh, c’est une tyrannie ! Il n’y a plus de police en France : puisque je ne peux pas faire venir la comédie chez moi, je veux au moins avoir la liberté d’y arriver à sept heures, d’y paroître en simple déshabillé, comme lorsque je sors de mon lit. Je veux y apporter mon chien, mon bougeoir, mon vase de nuit : je veux jouir de mon fauteuil, de ma dormeuse, recevoir l’hommage de tous mes courtisans, m’en aller avant que l’ennui me saisisse : me priver de tant d’avantages, c’est attenter à la liberté que donnent le bon goût & la richesse[1]. »

Il faut donc, quand on est femme, avoir dans une petite loge son épagneul, son coussin, sa chaufferette, mais sur-tout un petit fat à lorgnette, qui vous instruit de tout ce qui entre & de tout ce qui sort, & qui vous nomme les acteurs. Cependant la dame a dans son éventail une petite ouverture, où est enchâssé un verre ; de sorte qu’elle voit sans être vue.

Le public reste à la porte du spectacle, son argent à la main, à cause des petites loges louées à l’année, & qui demeurent souvent vuides, au détriment des amateurs, qui se rejettent sur les boulevards, désespérés qu’ils sont de ne pouvoir plus fréquenter le théatre national.

L’avantage de l’art, du public, des auteurs & même des comédiens, exigerait une seconde troupe. Tout Paris la desire, la demande, en sent la nécessité. Mais que fait la voix du public ? Les gentilshommes de la chambre ont dit à l’art, tu n’avanceras point ; au public, vous aurez ce qu’on voudra bien vous donner ; aux auteurs, nous ferons de vous ce que nous jugerons à propos. Et l’art, & le public & les auteurs se sont vus sous le joug bizarre des gentilshommes de la chambre.

Comment & pourquoi ces seigneurs s’arrogent-ils cette étrange prérogative ? Comment fondent-ils des prétentions sur les ouvrages du génie ? Comment s’opposent-ils aux progrès d’un art qui intéresse tout-à-la-fois la dignité & les plaisirs de la nation ? Quel rapport y-a-t-il entre leurs charges & la création d’une piece de théatre ? De quel droit soumettroient ils un auteur à leur tribunal ? C’est ce que personne ne sait ; c’est ce qu’ils ne savent pas eux-mêmes. Mais, amoureux de ce singulier despotisme, ils l’exercent sans titre légal ; & comme il n’y a rien de petit dès que la passion s’en mêle, la régence des princes & princesses des coulisses & de tout ce qui a rapport aux planches est pour eux une affaire de parti aussi chaude que s’il s’agissoit de la perte de leurs fonctions principales.

Les droits des auteurs, peres du théatre, nourriciers des comédiens, ont été jusqu’à ce jour si incertains & si flottans, si subordonnés en tout point au caprice & à l’avidité, qu’on peut les considérer comme nuls.

Ils se sont rassemblés en corps depuis trois années, pour exposer leurs droits & les faire valoir. L’orateur est M. Caron de Beaumarchais qui, dans ses plaisans mémoires, perça de la même épée le rapporteur Goësman & son parlement : blessure qui détermina la mort de ce corps étranger. Nous verrons ce que produira l’union de plusieurs écrivains qui ont de l’esprit, & qui doivent avoir du courage & un caractere dans leur propre cause. Cela est curieux, & servira à résoudre un petit problême moral, que nombre d’observateurs se sont proposé en silence & à eux-mêmes[2].

  1. Ce morceau avec des guillemets est pris d’une brochure intitulée, les Vues simples d’un bon homme.
  2. Les gens de lettres n’ont rien fait. On les a amusés, sachant bien que leur feu s’évaporeroit. Ils sont tombés dans le piege le plus grossier, les yeux ouverts ; c’est ce qu’avoient prévu les gens du monde, qui avoient dit : le corps dramatique n’aura pas l’esprit des savetiers assemblés.