CHAPITRE CLXX.

Les Écriteaux des rues.


Les écriteaux du nom de chaque rue ne datent que de 1728 : avant cette époque la tradition désignoit chaque rue. On avoit commencé par une plaque de fer-blanc, le tems & la pluie en effaçoient les caracteres ; aujourd’hui ils sont gravés dans la pierre même.

On verra à la place de la nouvelle salle de la comédie françoise les rues de Corneille, de Racine, de Moliere 9 de Voltaire, de Crébillon, de Regnard ; ce qui scandalisera d’abord les échevins (il faut s’y attendre) comme en possession de la glorieuse & antique prérogative de donner seuls leurs illustres noms à des rues. Mais peu à peu ils s’accoutumeront à cette innovation, & à regarder Corneille, Moliere & Voltaire comme les compagnons de leur gloire. Enfin, la rue Racine figurera à côté de la rue Babille, sans trop étonner les quarteniers, les dizeniers, & autres officiers de l’hôtel-de-ville.

L’Année littéraire a fait derniérement une assez bonne plaisanterie, en disant que derriere la nouvelle salle du spectacle, on trouveroit le cul-de-sac la Harpe. Cela est gai. L’auteur de l’incroyable tragédie des Barmécides devroit lui-même en rire ; car c’est toujours quelque chose, en passant dans ce monde, que de donner son nom à un cul-de-sac ou à un impasse, pour quelques rimes soi-disant tragiques.

M. de Voltaire a eu beau prêcher pour ce mot impasse, on ne s’en est point servi ; & l’on continue à dire le cul-de-sac du Fort-aux-Dames, le cul-de-sac des Feuillantines, le cul-de-sac de Jérusalem, le cul-de-sac du petit Jésus, le cul-de-sac des Quatre vents, &c.

On avoit commencé à numéroter les maisons des rues ; on a interrompu, je ne sais pourquoi, cette utile opération. Quel en seroit l’inconvénient ? Il seroit plus commode & plus facile d’aller tout de suite chez M. un tel, no. 87, que de trouver M. un tel au Cordon bleu, ou à la Barbe d’argent, la quinzieme porte cochere à droite ou à gauche après telle rue ; mais les portes cocheres, dit-on, n’ont pas voulu permettre que les inscripteurs les numérotassent. En effet, comment soumettre l’hôtel de M. le conseiller, de M. le fermier-général, de monseigneur l’évêque, à un vil numéro, & à quoi serviroit son marbre orgueilleux ? Tous ressemblent à César ; aucun ne veut être le second dans Rome : puis une noble porte cochere se trouveroit inscrite après une boutique roturiere. Cela imprimeroit un air d’égalité qu’il faut bien se garder d’établir. Bientôt sur les petites affiches, le convoi d’un serrurier qui sera décédé ne se trouvera plus à côté de celui d’un marquis son voisin dans la sépulture. On fera une petite barre pour les distinguer, & cela a été proposé.