CHAPITRE CLXIV.

Mystifier. Mystification.


Mots nouveaux parmi nous, & qu’on ne sauroit expliquer que par des exemples. On doit leur création au caractere du petit Poinsinet, qui, après avoir fait des opéra comiques à Paris, se noya par accident dans le Guadalquivir. Versificateur, bel-esprit, & d’une crédulité inconcevable, il allioit à du talent une singuliere ignorance des choses les plus communes. Personnage remarquable par les contrastes qu’il offroit, il étoit doué de saillies heureuses, fines, épigrammatiques, & la simplicité de son caractere étoit sans bornes.

Une société de persiffleurs, qui avoient peu de charité, abuserent de sa pleine confiance, qui se mêloit d’ailleurs à beaucoup de vanité ; toutes les femmes étoient amoureuses de lui, parce qu’il avoit eu les faveurs de quelques actrices ; on partit de là pour lui assigner de faux rendez-vous, où on lui persuada qu’il étoit invisible & métamorphosé en cuvette. Plus on le maltraitoit, plus il pensoit qu’on ne pouvoit faire de tels outrages à sa personne, qu’à raison de son invisibilité. On raconte qu’on lui proposa d’acheter la charge d’écran chez le roi, & pendant quinze jours il accoutuma ses jambes à pouvoir soutenir l’ardeur d’un brasier ; qu’on lui offrit la place de gouverneur du fils du roi de Prusse ; & qu’on lui fit signer qu’il n’adoptoit aucune religion.

On lui annonça un jour qu’il devoit être reçu membre de l’académie de Pétersbourg, pour avoir part aux bienfaits de l’impératrice ; mais qu’il falloit préalablement apprendre le russe, parce qu’il pourroit fort bien être mandé à la cour. Il crut étudier le russe, & il se trouva au bout de six mois, qu’il avoit appris le bas-breton.

On lui fit accroire qu’il avoit tué un homme en duel, lorsqu’à peine il avoit tiré son épée, & qu’il avoit été condamné à être pendu ; on lui fit lire sa sentence imprimée, un faux crieur la hurloit sous la fenêtre ; & Poinsinet de se couper les cheveux, de se déguiser en abbé, de pleurer à chaudes larmes, de se cacher ; puis le roi lui donnoit sa grace, comme à un grand poëte cher à la nation.

Enfin, l’on poussa la cruauté jusqu’à lui dépêcher un dentiste qui lui arracha une dent malgré lui, en lui soutenant qu’il avoit été appellé la veille par lui-même, avec ordre de vaincre sa résistance.

Il crut que des carpes, des brochets, avoient parlé à l’oreille d’un convive qu’on donnoit pour un grand voyageur, & il n’en fut pas totalement désabusé, même lorsqu’il eut reconnu les premieres tromperies. Il disoit, on m’a bien abusé, mais j’ai vu le brochet s’élancer du plat & parler à l’oreille du voyageur. C’étoit celui qui avoit joué son rôle avec le plus intrépide sang-froid.

Dans les soupers de Paris, l’on raconte fréquemment ces mystifications qui, quoiqu’un peu vieilles, épanouissent la rate ; on les jugeroit incroyables, elles n’en sont cependant pas moins vraies. On ne conçoit pas comment une tête humaine a pu réunir de telles disparates, faire la jolie comédie du Cercle, plusieurs couplets ingénieux, & être en même tems la dupe constante de gens qui avoient moins d’esprit que lui.

Ces mauvais railleurs qui pousserent trop loin la plaisanterie, ont mis une espece de gloire à publier leurs faciles triomphes sur l’imbécillité native du pauvre auteur ; & ne tomboient-ils pas eux-mêmes, en se targuant de pareils faits, en les narrant avec orgueil, dans une sorte de mystification assez plaisante, puisqu’ils ont cru que ces mensonges devoient leur faire beaucoup d’honneur, & constater leur renommée ?

On les a vus y mettre une prétention risible, se disputer entr’eux à qui avoit le mieux trompé ce malheureux poëte, leur confrere ; comme si c’étoit là une preuve réelle de supériorité.

J’ai donc vu mystifier un de ces mystificateurs, qui mettoit dans son récit la plus grande emphase : & je m’en suis réjoui.

Des railleurs plus fins & plus agréables imaginerent un singulier complot, mais qui n’avoit rien d’outré ni de cruel : c’étoit de faire accroire à Crébillon fils qu’il avoit perdu cet esprit facile, léger, délicat, bonnement caustique (dans un juste degré), qui le distinguoit avantageusement & le rendoit si aimable dans les sociétés. Plus on a de cet esprit, moins on y croit. Crébillon fils, dans un souper, voyant tous ses amis hausser les épaules à chaque mot qu’il disoit, s’imagina n’avoir proféré que des sottises, lorsqu’il avoit été plus brillant que jamais. Il tomba dans un fauteuil, & s’écria douloureusement : il est donc vrai, mes amis, que je n’ai plus d’esprit ! Hélas, il y a quelque tems que je m’en suis apperçu ! Mais pourquoi m’avez-vous laissé parler ? Souffrez-moi tel que je suis ; car il m’est impossible de me séparer de vous, quoique je ne sois plus digne d’assister à vos entretiens.

Cette charmante bonhommie révéloit une ame candide & sans orgueil. Il n’en fut que plus cher à ses amis qui l’embrasserent, en lui certifiant qu’il étoit toujours aussi spirituel que bon.

Et quel étoit cet homme crédule ? L’auteur qui a vu le plus finement dans le caractere & dans le cœur des femmes, & qui leur a appris souvent à se connoître elles-mêmes.