CHAPITRE CXLVII.

La Courtille.


On ne sait ici bas à qui la renommée promet ses faveurs éclatantes. Elle tire de la plus profonde obscurité, des noms qu’elle proclame tout-à-coup, & rend illustres. Ces noms passent dans toutes les bouches, s’attachent à la langue nationale, & deviennent immortels. Tel est le fameux nom de Ramponeau, plus connu mille fois de la multitude que ceux de Voltaire & de Buffon. Il a mérité de devenir célebre aux yeux du peuple, & le peuple n’est jamais ingrat. Il abreuvoit la populace altérée de tous les fauxbourgs, à trois sols & demi la pinte : modération étonnante dans un cabaretier, & qu’on n’avoit point encore vue jusqu’alors !

Sa réputation fut aussi rapide qu’étendue. Une affluence extraordinaire rendit son cabaret trop étroit, & l’emplacement s’élargit bientôt avec sa fortune. Je ne parlerai point des princes qui le visiterent. Le sourire du peuple, a dit Marmontel, vaut mieux que la faveur des rois.

Il fut question de le faire monter sur un théatre, pour le livrer tout entier aux avides regards du public, qui ne vouloit voir que lui. Il avoit signé un engagement avec l’entrepreneur d’un spectacle ; mais il se rétracta, alléguant sa conscience, qui lui reprochoit d’avoir voulu monter sur un théatre. Il en naquit un procès ; mais Ramponeau triompha, & ses avocats adverses furent vertement chapitrés par leur ordre : tant le génie prédominant de ses heureux destins terrassoit tous ses ennemis.

La fortune vint à la suite de la renommée : il enrichit la langue d’un mot nouveau ; & comme c’est le peuple qui fait les langues, ce mot restera ; on dit ramponer, pour dire boire à la guinguette hors de la ville, & un peu plus qu’il ne faut.

La réputation du P. Élisée (depuis prédicateur du roi) commença vers le même tems, comme il le dit lui-même ; mais le P. Élisée ne fut pas suivi comme Ramponeau. Le P. Élisée est retombé dans l’obscurité, & le nom de Ramponeau est vivant. Tant que le peuple aimera à boire du vin à six sols, il se souviendra avec une tendre reconnoissance, que Ramponeau le donnoit à trois & demi.

C’est à la Courtille que s’agite le dimanche un peuple qui consacre ce jour-là à la boisson & au libertinage, que dans un étage au-dessus on appelle galanterie : il est presque sans voile dans ces tavernes, où cette populace étourdit sa raison sur le profond sentiment de sa misere. C’est la brutalité de la passion, qui, dans ce qu’on appelle le bas peuple, fait le grand nombre d’enfans ; & le philosophe, après s’être promené à la Courtille avec ses yeux observateurs, ne pourra s’empêcher de dire : c’est là où la nature gagne, car elle perd avec les classes supérieures ; ce sont les inférieures qui la dédommagent des pertes qu’elle fait chez les grands & chez le bourgeois trop aisé.

Tandis que Ramponeau augmentait en célébrité, celle d’un contrôleur général des finances, monté à cette place avec la plus haute réputation, tomba précipitamment. Il fit plusieurs écoles, quoique doué d’esprit & de connoissances. Dès lors tout parut à la Silhouette, & son nom ne tarda point à devenir ridicule. Les modes porterent à dessein une empreinte de sécheresse & de mesquinerie. Les surtouts n’avoient point de plis, les culottes point de poches ; les tabatieres étoient de bois brut ; les portraits furent des visages tirés de profil sur du papier noir, d’après l’ombre de la chandelle, sur une feuille de papier blanc. Ainsi se vengea la nation. Quelque tems auparavant, étoit tombée de même une grande réputation ; celle du maréchal de Bellisle, grand paperasseur, qui, par un ton hardi & une grande suffisance, avoit fait accroire à tout le monde qu’il étoit un homme d’état.

L’histoire du regne de Louis XIV & de Louis XV seroit toute entiere dans l’histoire des contrôleurs généraux. Fouquet, Colbert, Desmarets, Laws, Orry, Silhouette, Bertin, Laverdi, l’abbé Terray (sans parler des autres) fourniroient des observations exactes & curieuses… Mais nous sommes loin de la Courtille ; rentrons dans notre sujet, malgré la pente qui nous porte incessamment à nous en écarter.