CHAPITRE CXXXVIII.

Des demi-Auteurs, quarts d’Auteurs, enfin Métis, Quarterons, &c.


Tels sont ceux qui versent dans les Mercures & dans les journaux, ou de petits vers innocens, ou des morceaux de prose niais, ou des critiques sans lumiere & sans sel, & qui s’arrogent ensuite dans les sociétés le titre d’hommes de lettres : l’un a fait quatre héroïdes, & l’autre deux opéra comiques. Tantôt ils disent qu’ils ne sont pas auteurs, & ils ont la rage de faire imprimer tous les mois leurs petites rapsodies : tantôt ils vous disent qu’ils n’écrivent que pour s’amuser ; mais le public ne s’amuse pas de leurs amusemens.

Leur amour-propre est encore plus plaisant que celui des auteurs de profession ; parce qu’ils sont tout prétention, des pieds à la tête, à raison de leur profonde nullité.

L’un se fait comte au bas d’un madrigal ; celui-ci, marquis dans un almanach : ils déclament fort haut contre la médiocrité orgueilleuse, & tous sont orgueilleux & médiocres. Plusieurs font parade de leur naissance, non moins équivoque que leurs talens : ils alongent, tant qu’ils peuvent, les syllabes de leur nom, & prennent un journal pour nobiliaire de France. Ils soutiennent encore qu’ils n’impriment pas pour de l’argent : ce qu’ils prouvent si bien à chaque ligne qu’ils écrivent, qu’on voit assez qu’ils n’en n’auroient jamais pu faire leur métier. Mais s’ils ne prétendent pas au titre d’auteur, pourquoi se faire imprimer ? Ce n’est point une excuse de dire qu’on ne travaille que pour son plaisir, disoit Rousseau le poëte.

On pourroit les comparer à ces guêpes qui tournent à l’entrée d’une ruche, sans pouvoir y entrer : jamais ils ne feront de miel, & ils ne parlent que de la fabrique du miel ; c’est bien pis encore, quand ils se donnent les tons de protecteur, quand ils arborent le drapeau de tel parti contre tel autre : loueurs impertinens, ou censeurs téméraires ; voilà leur devise.

Ensuite viennent les maîtres journalistes, feuillistes, folliculaires, compagnons, apprentis satiriques, qui attendent, pour écrire, qu’un autre ait écrit, sans quoi leur plume seroit à jamais oisive. Ils forgent ce tas d’inepties périodiques, dont nous sommes inondés dans les arsenaux de la haine, de l’ignorance & de l’envie ; ils sentent par instinct que le métier de jugeur est le plus aisé de tous ; & ils soulagent à la fois le double sentiment de leur impuissance & de leur jalousie.

Au nom du goût, ils mordent ou déchirent ; tous frappent & sont frappés : on croit voir des écoliers qui ont dérobé une lourde férule qu’ils s’arrachent tour-à-tour, & dont ils se donnent des coups violens. Des écrivains imberbes font la leçon aux anciens, & ne se la font jamais à eux-mêmes.

Quand ils ont démontré le vice d’une période, décomposé un hémistiche, & souligné quatre à cinq mots, ils se croient les restaurateurs de la poésie & de l’éloquence ; ils vont d’une injustice à une injustice plus grande, d’une méchanceté à une méchanceté plus injurieuse. Voués au journalisme, ce mélange absurde du pédantisme & de la tyrannie, ils ne seront bientôt plus que satiriques ; & ils perdront avec l’image de l’honnête le moral des idées saines.

Cette tourbe subalterne donne seule au public ce scandale renaissant, dont il s’amuse, & qu’il voudroit malignement rejeter sur les gens de lettres honnêtes & silencieux ; mais le public sait bien qu’il y a autant de distance entre ces aboyeurs & les écrivains, qu’entre des recors & des juges assis sur leur tribunal. Tout ce tapage littéraire fournit néanmoins un aliment à l’insatiable voracité de ce public pour tout ce qui respire la critique, la satire & la dérision. Il n’y a des auteurs méchans, que parce qu’il aime cette guerre intestine, & qu’il s’ennuie de la paix.