CHAPITRE CVII.

Partisans du Luxe.


Ils sont nombreux. Ils s’appuient sur ce qu’il console des rigueurs de la servitude, sur ce qu’il est à peu près général dans toute l’Europe ; on peut leur dire : vous vous livrez à une sécurité dangereuse ; songez qu’il ne faut qu’un peuple sobre & laborieux pour vous renverser ; lisez dans l’histoire votre condamnation, voyez dans l’Asie ces vastes & superbes dominations qui présentoient un front si brillant, disparoître comme des nuages colorés, & une poignée de soldats subjuguer des peuples immenses, jusqu’à ce que ces vainqueurs amollis à leur tour, deviennent la proie du premier ambitieux. Voyez les Assyriens livrés aux Medes ; voyez Cyrus guidant les Perses, les abattre, & ce même Cyrus se briser contre la courageuse résistance des Scythes, tandis qu’il avoit façonné au joug les Lydiens, en leur donnant des spectacles, des jeux & des fêtes.

Que devint l’empire de Darius devant Alexandre, & les Cambises & les Xerxès devant Miltiade, Thémistocle, Pausanias ? Les Grecs abâtardis sont subjugués à leur tour par les Macédoniens.

L’impéritie des généraux, leur peu de discipline sont une suite du luxe. Le luxe favorise l’indolence, on s’occupe de tous les arts qui flattent la délicatesse sensuelle : on se fait une étude capitale de ces miseres, & l’on ignore la théorie des combats. On fait des revues brillantes, pour donner un spectacle à des dames. On veut qu’un soldat soit tourné & aligné comme un danseur. On ne connoît ni les hommes, ni les affaires, ni les adversaires que l’on a en tête ; & les cuisiniers, les bijoux, les modes sont cause qu’on est battu, & que la cuisine & la vaisselle tombent entre les mains de l’ennemi. On est venu en poste, pour être tué ou prisonnier de guerre.

Et depuis quand les mœurs mâles & austeres n’entreroient-elles pas dans la balance des empires ? Ne sont-elles pas les racines qui attachent le chêne à la terre ? Il a beau élever un front superbe ; si ses racines ont été rongées & desséchées par des causes d’abord invisibles, malgré son feuillage pompeux, il tombera au premier coup de vent.

Quand l’homme ouvre la porte à de nouveaux besoins, il donne des otages de foiblesse. Quand les travaux guerriers sont frémir, le principe des états est ébranlé ; car la mollesse & la valeur ne se concilient que bien difficilement : j’entends une valeur soutenue.

Un jeune guerrier, échappé du sein des plaisirs, pourra se précipiter avec ardeur. L’impétuosité de son âge, l’effort qu’il fait pour s’arracher aux voluptés, tout lui imprimera un élan rapide ; mais c’est un moment de fougue qui doit se ralentir : je vois d’avance qu’il bravera plutôt la mort que la fatigue.

Mais ce n’est point le courage qui manque à ce jeune officier, c’est la force ; il sera bientôt moissonné. S’il ne s’agissoit que d’un jour de combat, je compterois sur lui ; mais comment soutiendra-t-il une campagne ? Son corps énervé aura-t-il l’habitude de l’exercice ? Les saisons, l’air, les boissons, les mets nouveaux, tout le rendra malade, infirme, impotent ; & le vieux grenadier à la peau endurcie, verra tous ces brillans officiers périr autour de lui comme un essaim de mouches.