CHAPITRE CIV.

Usage du Monde.


Il appartient à quiconque a reçu une certaine éducation ; c’est au fond le savoir vivre. Un étranger peu au fait des usages fera d’abord bien des fautes ; mais s’il est bien né, il ne tardera pas à reconnoître & à saisir les nuances.

On ne peut définir par écrit ce que c’est que l’usage du monde. La théorie vous fera faire mille gaucheries ; la pratique de quelques mois vous apprendra mieux que toutes les réflexions, à vous tirer d’un nombre infini de situations, & à bien distinguer ce que vous devez aux lieux, aux tems, aux choses & aux personnes.

L’homme de génie, encloîtré ou sortant de la poussiere du cabinet, paroîtra souvent ridicule en voulant être poli.

Une dame desirant depuis long-tems de faire connoissance avec le célebre M. Nicole, pria un jour son directeur de vouloir bien le lui amener, & de l’engager même à venir manger sa soupe. Il vint ; & comme il n’y a chere que de dévote & de directeur, & que les meilleurs vins ne furent point épargnés à nos deux apôtres, le bon M. Nicole, qui n’avoit jamais fait si bon dîner en sa vie, & à qui le champagne & le muscat avoient un peu brouillé les idées, dit en prenant congé de la pieuse dame : ah, madame, que je suis pénétré de vos bontés & de vos politesses ! Non, rien n’est si gracieux que vous ; en vérité vous êtes charmante en tout, & l’on ne peut qu’admirer vos appas & sur-tout vos beaux petits yeux. Le directeur qui l’avoit présenté, & qui avoit plus d’usage du monde, ne manqua pas, dès qu’ils furent sortis de l’appartement de madame, & en descendant l’escalier, de lui faire des reproches sur sa simplicité. Est-ce que vous ne savez donc pas, dit-il, que les dames ne veulent point avoir de petits yeux ? Si vous vouliez lui dire quelque chose de flatteur là-dessus, il falloit au contraire lui faire entendre qu’elle avoit de beaux grands yeux. — Croyez-vous ça, monsieur ? — Comment, si je le crois ! assurément. — Ah mon dieu ! que je suis mortifié de ma balourdise ! Mais, paix ; je m’en vais la réparer… Et tout de suite notre bon personnage, sans que l’autre pût le retenir, remonte chez la dame, lui fait ses excuses, & lui dit : ah, madame, pardonnez la faute que je viens de commettre vis-a-vis d’une personne aussi aimable que vous. Mon digne confrere, qui est plus poli que moi, vient de me la faire appercevoir. Oui, je vois que je me suis trompé en effet ; car vous avez de très-beaux grands yeux, le nez, la bouche & les pieds aussi.

Fin du Tome premier.