CHAPITRE XCIII.

Canne.


Elle a remplacé l’épée, qu’on ne porte plus habituellement. On court le matin, une badine à la main ; la marche en est plus leste, & l’on ne connoît plus ces disputes & ces querelles si familieres il y a soixante ans, & qui faisoient couler le sang pour de simples inattentions. Les mœurs ont opéré ce grand changement bien plus que les loix. On n’auroit réussi qu’avec peine à interdire le port des armes : le Parisien s’est désarmé de lui-même pour sa commodité & par raison. Le duel étoit fréquent, il est devenu rare. Les loix séveres de Louis XIV n’ont pas eu autant de force sur les esprits que la douce & paisible lumiere de la philosophie. Les Parisiens ont senti qu’ils ne devoient pas se déchirer comme des bêtes féroces pour une chimere qu’on appelle point d’honneur. On se contredit, on se dispute, on y met quelquefois un peu d’aigreur ; mais on ne croit pas qu’on doive pour cela se couper la gorge.

Les femmes ont repris la canne qu’elles portoient dans le onzieme siecle. Elles sortent & vont seules dans les rues & sur les boulevards, la canne à la main. Ce n’est pas pour elles un vain ornement ; elles en ont besoin plus que les hommes, vu la bizarrerie de leurs hauts talons, qui ne les exhaussent que pour leur ôter la faculté de marcher.

La canne à bec de corbin, qui accompagnoit fidélement la perruque à trois marteaux, disparoît peu à peu, & ne se verra bientôt plus que dans la main du contrôleur ou directeur général des finances, qui seul est dans l’usage d’entrer ainsi chez le roi. Nul autre n’y peut porter la canne.

Voilà une distinction. Et pourquoi cette canne, dans une main habile & integre, seroit-elle inférieure au bâton de maréchal de France ?

Les poëtes seront embarrassés à placer dans leurs vers la canne du contrôleur général, avec laquelle il doit gourmander la cupidité financiere ; mais ils useront d’une belle métaphore, pour exprimer poétiquement cette canne qui soutient quelquefois le sceptre & les bâtons.