CHAPITRE LXIX.

Quai de la Vallée.


Hommes délicats, hommes jaloux de votre santé, ne mangez point de pigeons à Paris, quand ils viendront du quai de la Vallée. Imaginez-vous (l’oserai-je écrire ?) que tous ces pigeons qui arrivent & qui ne peuvent être vendus ni consommés le même jour, sont engavés par des hommes qui leur soufflent avec la bouche de la vesce dans le sabot. Quand on leur coupe le col, on reprend cette même vesce à moitié digérée, & la même bouche la resouffle aux pigeons qui ne seront tués que le surlendemain. Imaginez ce qu’une haleine infectée, ou suspecte, ou morbifique peut communiquer de dangereux & de putride à cette nourriture. Oh ! quand elle vous sera servie dans de beaux plats d’argent, souvenez-vous, de grace, de la bouche infame du quai de la Vallée.

Cette bouche inconcevable exerce publiquement son métier sous les yeux de tout le monde, & tout le monde mange des pigeons engavés de cette maniere.

Je vous demande pardon, lecteur, de vous avoir tracé ce tableau dégoûtant ; mais j’ai mieux aimé offenser un instant votre délicatesse, que de ne pas vous donner une recommandation utile.

Tout le gibier & toute la volaille arrivent à la Vallée. Il y a des officiers de volaille, tout comme des officiers de marée. Le cornet attaché au-dessous du ventre, la plume sous la perruque, ils couchent par écrit la moindre mauviette ; un lapereau a son extrait mortuaire en bonne forme avec la date du jour. C’est une merveilleuse chose, que la création de ces offices ; tout cela est d’institution royale. On ne mange un lievre que d’après l’exercice solemnel de la charge de l’officier en titre.

Il faut voir, la veille de la S. Martin, des Rois & du Mardi-gras, toutes les demi-bourgeoises venir en personne marchander, acheter une oie, un dindon, une vieille poule qu’on appelle poularde ; on rentre au logis la tête haute & la provision à la main ; on plume la bête devant sa porte, afin d’annoncer à tout le voisinage que le lendemain on ne mangera ni du bœuf à la mode, ni une éclanche ; & l’orgueil est satisfait plus encore que l’appétit.

On ne mange la volaille à bon marché que quand le roi est à Fontainebleau. Les pourvoyeurs ne tirent plus de Paris ; les grands consommateurs sont à la cour, & le peuple alors a plus de facilité pour atteindre au prix d’un poulet.