CHAPITRE LX.

Les Colporteurs.


Les mouchards font sur-tout la guerre aux colporteurs, espece d’hommes qui font trafic des seuls bons livres qu’on puisse encore lire en France, & conséquemment prohibés.

On les maltraite horriblement ; tous les limiers de la police poursuivent ces malheureux qui ignorent ce qu’ils vendent, & qui cacheroient la Bible sous leurs manteaux, si le lieutenant de police s’avisoit de défendre la Bible. On les met à la Bastille pour de futiles brochures qui seront oubliées le lendemain, quelquefois au carcan. Les gens en place se vengent ainsi des petites satires que leur élévation enfante nécessairement. On n’a point encore vu de ministres dédaigner ces traits obscurs, se rendre invulnérables d’après la franchise de leurs opérations, & songer que la louange sera muette, tant que la Critique ne pourra librement élever la voix.

Qu’ils punissent donc la flatterie qui les assiege, puisqu’ils ont tant peur du libelle qui contient toujours quelques bonnes vérités : d’ailleurs, le public est là pour juger le détracteur ; & toute satire injuste n’a jamais circulé quinze jours sans être frappée de mépris.

Souvent les préposés de la police, chargés d’arrêter ces pamphlets, en font le commerce en grand, les distribuent à des personnes choisies, & gagnent à eux seuls plus que trente colporteurs.

Les ministres se trompent réciproquement quand ils sont attaqués de cette maniere ; l’un rit de la grêle qui vient de fondre sur l’autre, & favorise sous main ce qu’il paroît poursuivre avec chaleur.

L’histoire de la Correspondance du chancelier Maupeou (ce livre qui, après l’avoir ridiculisé, l’a enfin débusqué) mettroit dans un jour curieux les ruses obliques, & les bons tours que se jouent les ambitieux dans le chemin du pouvoir & de la fortune.

On n’imprime plus à Paris, en fait de politique & d’histoire, que des satires & des mensonges. L’étranger a pris en pitié tout ce qui émane de la capitale sur ces matieres ; les autres objets commencent à s’en ressentir, parce que les entraves données à la pensée, se manifestent jusques dans les livres de pur agrément. Les presses de Paris ne devroient plus servir que pour les affiches, les billets de mariages & les billets d’enterremens ; les almanachs sont déjà un objet trop relevé, & l’inquisition les épluche & les examine.

Quand je vois un livre revêtu de l’autorité du gouvernement, je parie, sans l’ouvrir, que ce livre contient des mensonges politiques. Le prince peut bien dire, ce morceau de papier vaudra mille francs ; mais il ne peut pas dire, que cette erreur devienne vérité, ou bien que cette vérité ne soit plus qu’une erreur. Il le dira, mais il ne contraindra jamais les esprits à l’adopter.

Ce qui est admirable dans l’imprimerie, c’est que ces beaux ouvrages, qui font l’honneur de l’esprit humain, ne se commandent point, ne se paient point : au contraire, c’est la liberté naturelle d’un esprit généreux, qui se développe malgré les dangers, & qui fait un présent à l’humanité, en dépit des tyrans : voilà ce qui rend l’homme de lettres si recommandable, & ce qui lui assure la reconnoissance des siecles futurs.

Ces pauvres colporteurs, qui font circuler les plus rares productions du génie, sans savoir lire, qui servent à leur insu la liberté publique pour gagner un morceau de pain, portent toute la mauvaise humeur des hommes en place, qui s’attaquent rarement à l’auteur, dans la crainte de soulever contr’eux le cri public, & de paroître odieux.