Têtes et figures/Fillettes et poupées

La Compagnie de Publication de "Le Soleil" (p. 14-23).

Fillettes et poupées


La poupée !……….……….……… Quel grave sujet !……….……….………

La poupée au chapeau Watteau ou Pompadour, coquettement campé sur l’oreille, à la capeline de soie ornée d’un grand paradis d’où ondule, en longues boucles, brunes ou blondes, une luxuriante chevelure encadrant deux prunelles de jais ou d’azur, un tout petit nez en l’air, deux pêches comme joues, deux cerises comme lèvres, bref le plus mutin des minois ; la poupée au corsage d’une générosité troublante, surmonté de merveilleuses ruches de tulle, à la robe de fine mousseline, chamarrée d’arabesques en filigrane or ou argent, festonnée de dentelles, au ceinturon rose s’épanouissant en un nœud savant et solennel, aux jupes frangées d’exquises broderies, aux mignons petons bleus, roses ou vermillon, et une multitude d’autres perfections.

Ce qu’il m’en a trotté de ces poupées-là dans mon âme paternelle, dans ma tête de parrain ou d’ami. Ce que je savourais d’avance les surprises enfantines, les naïfs et purs enthousiasmes, advenant la Noël ou le Jour de l’an ! Après tout, je ne faisais que distribuer bien des bonheurs ; comment donc s’en abstenir !

Que ne donnerait-on pas pour que tout ça fût d’éternelle durée ! Ce serait tout un paradis, tel que Victor Hugo l’a défini : les parents toujours jeunes et les enfants toujours petits.

Les poupées !… N’est-ce pas là le terme concret de la vie de la femme, depuis la naissance jusqu’à la tombe ?… Bambine, elle les dorlote ; femme, elle en crée ; aïeule, elle en donne.

À l’approche de la Noël ou du premier de l’an, alors que les fillettes font profondément dodo, après avoir promis et pris la résolution d’être bien sages, et que Toto, de son côté, qui a fait aussi la même promesse, rêve soldats, fusils, tambours, aïeule, mère et sœurs aînées se réunissent discrètement autour d’une grande table, pour mettre la dernière main à une poupée.

— Chut ! fait la mère, ne parlez pas si fort, vous autres, Jeanne pourrait se réveiller.

Mais l’aïeule, qui a de l’expérience, se méfie de ce garnement de Toto. Elle va s’assurer s’il ne s’est pas blotti quelque part dans un coin obscur de l’escalier, reluquant tout ce qui se passe dans la salle.

Peine inutile ! Tous les enfants dorment.

Les chiffons multicolores s’étalent ici et là ; on confronte les nuances, on les discute, et enfin on les assemble.

La poupée est là, étendue sur le dos, attendant patiemment qu’on finisse de la fagoter.

— Ce que Jeanne va être surprise et heureuse, murmure, entre deux enfilures, l’une des travailleuses.

Et les ciseaux de fonctionner, les fuseaux de se dévider et les aiguilles de courir dans les morceaux d’étoffe, sous l’impulsion d’un sentiment commun, cet incommensurable amour maternel que la bambine bégaie à sa première poupée, en attendant qu’il s’épanouisse dans toute son intensité dans l’œuvre de sa chair ou qu’il s’affirme sous une forme plus haute encore, envers les pauvres petits déshérités de père et mère…

Louisette en avait reçu une, elle aussi, une poupée, mais une poupée merveilleuse, haute comme ça, qui disait papa et maman, d’un ton suppliant, il est vrai, mais enfin, c’était son timbre à elle. Le fait est que lorsqu’on vient au monde, même dans le monde des poupées, d’instinct on subit l’impression d’un vide dans l’existence : au cours de celle-ci, il manquera toujours quelqu’un ou quelque chose ; alors on supplie. Comme quelqu’un l’a si heureusement dit quelque part : on entre, on crie ; on crie, on sort. Ne dépense-t-on pas, d’ailleurs, le temps en courses, en démarches souvent pas très avouables, en sollicitations de toute nature, depuis le plus haut huppé jusqu’à l’être le plus abject parmi les hommes ? Les poupées ont cependant cet avantage sur les êtres humains : c’est que leurs besoins sont presque nuls et qu’elles peuvent se passer des gouvernements.

La poupée de Louisette, grâce à un mécanisme bien simple, ouvrait aussi de grands yeux, et les refermait, tout comme le moindre député ministériel au moment d’un vote, de grands yeux bleus, pleins de cette franchise, de cette candeur naïve, de cette sérénité, reflets de bonne conscience qui se font plus rares que jamais aujourd’hui chez les bipèdes de toutes les classes, hommes et femmes, mais qu’il est absolument indispensable à tous de rattraper, coûte que coûte, avant de quitter cette vallée de larmes.

Ce cadeau, gratuit, comme disent bien des annonceurs, dans les journaux de Québec notamment, lui était venu de la part d’un ami de sa famille, dès la Noël dernière, au matin.

Dire la joie délirante de Louisette, lorsque la poupée fut extraite de son carton, raconter les jouissances ineffables qu’elle lui causa ce jour-là et les jours suivants, n’est guère possible. Inutile ! la plume s’y refuse, et je n’essaye pas.

D’abord, après la première explosion d’admiration, il fallut choisir un nom à Mademoiselle la poupée. On hésita pendant quelque temps entre plusieurs. Une voisine avait bien proposé le nom de Nymphodore, mais on opta finalement pour celui de Gabrielle, nom d’une petite sœur décédée deux ans auparavant.

Alors, ce fut Gabrielle par-ci, Gabrielle par-là. De par la maison et chez les voisins, on n’entendit plus parler que de Gabrielle.

On lui confectionna un ber touf capitonné. Mais, fichtre du ber ! Gabrielle y reposait à peine, que Louisette la reprenait, sous tous les prétextes, pour rajuster un ruban, une papillotte, un pli de la robe, pour la dorloter afin de l’endormir, la châtier un peu, doucement, parcequ’elle était « cruelle » ou, en fin de compte, la montrer à tout venant.

Elle causait avec elle tout comme avec une grande personne, lui posait mille questions, en faisant elle-même les réponses, puis recommençait à la cajoler en chantonnant un air quelconque ou en lui disant de ces mille riens qui constituent l’éloquence des nourrices et prépare, dès le berceau, celle des futurs tribuns et suffragettes.

— Mais, dis donc, ma chère Louisette, lui observa un jour sa mère, tu parais bien t’amuser avec ta poupée. Il ne faut pas cependant oublier que tu avances en âge et que tu as aujourd’hui treize ans, même, j’oserais dire, treize ans passés, depuis la Sainte-Catherine.

— Ah ! fit Louisette un peu interloquée ! oui !…… c’est vrai !…… treize ans !

Puis, restant un instant rêveuse, en se dandinant tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, toujours avec la poupée dans ses bras : Maman, repartit-elle, ça ne fait rien ; si vous saviez ce que je m’amuse……

— Oui ! Oui ! rétorqua la mère, je comprends, tu t’amuses ! Fort bien ! Cependant, les poupées, ça n’est plus de ton âge. Tu commences à être grande. Nous recevons des amis ce soir ; de grands messieurs vont venir. Il serait à propos que tu fusses avec moi au salon. Que diraient donc ces messieurs en voyant une grande fille comme toi jouer avec une poupée ?

La fillette, qui ne comprenait rien encore aux avis maternels, demeura ébahie et de plus en plus mélancoliquement rêveuse. Que lui importait la venue des grands messieurs !

— Je crois, ma petite Louisette, continua la mère, qu’il vaut mieux que tu te décides à abandonner ta poupée, au moins pour ce soir. Après cela, nous aviserons. C’est dommage, j’en conviens ! Elle est bien belle, ta poupée. Mais, tu sais, dans quelque temps, tu pourras en faire cadeau, hum !… disons…… à ta petite cousine, Blanche. Elle en serait très heureuse ; elle n’en a pas reçu, elle, cette année.

Louisette, faisant bien triste moue, partait à pas lents du côté de la porte de sortie, en emportant Gabrielle dans ses bras, puis, une fois dans le corridor, elle courut se réfugier dans la cuisine, auprès de la bonne, à qui elle raconta son chagrin.

— Maman ne veut plus que je joue avec ma poupée, articula-t-elle entre deux sanglots.

— Pourquoi ça, interrogea la bonne ?

— Elle dit que j’ai treize ans passés, et que je suis trop grande maintenant…… je ne suis pas aussi grande que ça, dis, bobonne ?

La brave fille tenta quelques vagues explications, puis enfin réussit à persuader Louisette, en guise de concession au désir maternel, de replacer la poupée dans sa boîte de carton, de la monter au grenier, où elle pourrait aller la reprendre quand elle le voudrait, en l’absence de sa mère.

Ah !……

Ce fut bien en rechignant que Louisette, se rendant au conseil de la bonne, alla remettre Gabrielle dans son étui.

— Pauvre Gabrielle, fit-elle avec un bien gros soupir ! Et elle lui raconta la formidable nouvelle, l’affreux décret de séparation.

La poupée demeura impassible, en fixant dans l’espace ses deux grands yeux bleus, reflétant la candeur la plus pure et les referma dès qu’elle fut sur le dos dans son carton.

Pour Louisette, ce fut un ensevelissement, presqu’une inhumation.

Elle ajusta le couvercle de la boîte, non sans avoir déposé plusieurs baisers sur le front de Gabrielle, et monta au grenier la poupée de ses rêves qui se trouva alors, quoique sous le comble de la maison, en compagnie d’une foule d’autres plus ou moins infirmes…

Le soir, les amis, les grands messieurs, vinrent. Louisette était au salon, mais toute la soirée, elle demeura triste, morose, absorbée dans la pensée de sa poupée. Les grands messieurs, qu’est-ce que ça pouvait bien lui dire ?

Une fois au lit, elle ne put clore l’œil.

— Gabrielle !… Cette pauvre Gabrielle. Elle a peut-être froid là-haut, se disait-elle à chaque instant.

Obsédée par cette pensée, soudain elle se dressa sur son séant ; doucement elle se laissa glisser de son lit et, sur la pointe des pieds, dans l’ombre, se dirigea du côté de l’escalier du grenier, en gravit les marches avec grandes précautions, alla droit où Gabrielle gisait toujours impassible, inconsciente dans son étui de carton. Prenant la poupée dans ses bras, elle redescendit à sa chambre, avec la même discrétion qu’elle l’avait quittée.

— Pauvre Gabrielle, fit-elle entre deux baisers à la poupée, en s’enfonçant dans les soyeuses couvertures de son lit, fais dodo maintenant ! C’est plus chaud ici !……

Le lendemain matin, par la porte entrebâillée de la chambre, la mère aperçut Louisette endormie avec Gabrielle dans les bras.

— Mais, ma pauvre Louisette, lui dit-elle plus tard d’une voix attendrie, au déjeuner, ma petite Louisette, il va pourtant falloir qu’un jour ou l’autre tu cesses de jouer à la poupée. Encore une fois, tu es trop grande maintenant. Tu vas être invitée à des bals, des thés, des réceptions, avec des jeunes garçons et des jeunes filles de ton âge. Il te faut faire ton début dans le monde, et ça n’est pas avec une poupée dans les bras que tu peux te présenter….….….….… À treize ans, tu devrais en avoir fini de la poupée……

Nouvelle moue de Louisette.

— Et les grandes dames, dit-elle enfin de l’air le plus contrarié, elles en ont bien, elles aussi, des poupées, des vraies !… Regarde donc……… notre voisine !

— Oui, oui ! En effet, répliqua la mère un peu embarrassée. Hum !……… Ceci n’est pas la même chose…… Ces poupées-là, tu ne sais pas encore d’où elles viennent ! Elles sont bien difficiles à obtenir, et ce qu’elles coûtent cher, on n’en a pas d’idée.


Morale :

« Laissons, aussi longtemps que possible, les poupées aux fillettes, comme les roses aux rosiers ! »