Plon (p. 36-71).


chapitre ii

LA BATAILLE DE FRANCE


On a beaucoup écrit sur les causes de la défaite de la France en mai-juin 1940. Elles ont été exposées dans de nombreux articles de journaux ou de revues, dans des livres tels que : Les causes de notre effondrement, Les causes militaires de notre défaite, Pourquoi et comment fut décidée la demande d’armistice, De l’armistice à l’Assemblée nationale, Défaite et redressement de la France, etc…

Certaines de ces publications sont entachées de plusieurs défauts.

D’abord, elles ont paru trop tôt, avant qu’on ait eu le loisir de rassembler les documents indispensables, de confronter les faits, d’asseoir la vérité et surtout avant que les hostilités où la France était engagée soient terminées. Les magnifiques victoires remportées depuis par l’armée française doivent être mises en balance avec les échecs du début. La France avait perdu une bataille, comme l’affirmait le général de Gaulle dès juin 1940, elle n’avait pas perdu la guerre. La moindre prudence conseillait d’attendre la fin du combat pour l’apprécier dans son ensemble.

Par ailleurs, quelques-uns de ces écrits sont empreints de passion. On sent que certains partis politiques, écartés jadis du pouvoir, sont heureux de prendre leur revanche. Pour un peu, ils se satisferaient des malheurs de la patrie dans la mesure où il leur est permis d’en faire état pour accabler leurs adversaires de la veille.

Enfin, on raisonne dans l’absolu et non dans le réel. On ne parle que de la France et de l’Allemagne. On compare leurs seules forces comme si la guerre n’avait pas été une guerre de coalition et comme si d’autres armées, d’autres peuples ne devaient pas prendre leur part de responsabilités et non des moindres dans l’évolution de la guerre.

On n’est vraiment digne d’aborder l’examen de ces grands événements qui marquent une heure décisive dans notre histoire que si on échappe à ces divers reproches.

Ce qui frappe, avant tout, dans l’échec de mai-juin 1940, c’est sa soudaineté, sa brutalité. Qu’il ait suffi de quelques semaines de combat pour contraindre l’armée française à mettre bas les armes, quelle surprise ! Qui donc, dans les mois qui ont précédé ces heures douloureuses, eût pu le prévoir et y arrêter sa pensée ?

L’armée française ! n’est-ce pas celle-là même qui, à l’été de 1938, avait défilé à Versailles devant le roi et la reine de Grande-Bretagne et au 14 juillet 1939 sur les Champs-Élysées, donnant à tous les spectateurs l’impression d’une force qui faisait dire à l’attaché militaire allemand dans un rapport à son gouvernement : « Surtout, gardons-nous bien de nous attaquer à de tels soldats. » ?

Une revue, dira-t-on, n’est qu’une manifestation d’apparat ; c’est en terrain varié qu’il faut juger une troupe. Or les manœuvres annuelles n’ont jamais révélé de faiblesse. J’ai pour ma part le souvenir d’avoir assisté, en 1935, aux manœuvres d’automne sur l’Aisne, auxquelles était présent le général Badoglio, chef d’état-major général de l’armée italienne ; je me trouvais également au camp de Suippes lors des évolutions effectuées devant le maréchal polonais Rydz-Smigly venu en France pour la signature des accords de Rambouillet. Tout le monde rendait alors hommage aux qualités manœuvrières de nos troupes.

L’armée française ! N’était-elle pas auréolée encore des reflets de la victoire de 1918 ? Ses chefs qui auraient à la commander sur les champs de bataille, si elle devait y paraître à nouveau, n’avaient-ils pas collaboré à cette victoire dans des grades divers et puisé les bons principes auprès des grands chefs d’alors, les Foch, les Joffre, les Franchet d’Esperey, les Fayolle, les Mangin, pour ne parler que des morts ?

L’armée française ! N’est-ce pas elle qui inspirait à la veille de la guerre au général Weygand, venu à Lille pour y présider à l’Exposition le concours officiel de la fête hippique, un jugement où il affirmait toute sa confiance :

« Vous me demandez mon sentiment sur l’armée française ; je vous le dirai franchement et avec l’unique souci de la vérité, ce qui ne me gêne nullement. Je crois que l’armée française a une valeur plus grande qu’à aucun moment de son histoire ; elle possède un matériel de première qualité, des fortifications de premier ordre, un moral excellent et un haut commandement remarquable. Personne chez nous ne désire la guerre ; mais j’affirme que si l’on nous oblige à gagner une nouvelle victoire, nous la gagnerons. »

L’armée française ! Pourquoi les soldats de 1939-40 n’auraient-ils pas été capables de reproduire les exploits que leurs pères avaient accomplis de 1914 à 1918, avec une vaillance et un courage qui n’avaient été égalés dans aucun temps ?

Pourtant les faits sont là, dans leur douloureuse réalité. Il faut se résoudre à les examiner en toute objectivité.

On a incriminé d’abord l’état moral du pays en 1939. On a rappelé son affaiblissement résultant des crises intérieures et de la division des partis lors des événements de 1934 et de 1936. On a évoqué la pente glissante où il s’était abandonné touchant les conditions du travail, la recherche du plaisir, la renonciation au sacrifice, l’oubli des règles nécessaires à la force des États.

Il y a du vrai dans ces observations. Je ne dirais pas toute ma pensée si je n’avouais qu’au poste où m’avait appelé l’Assemblée nationale, bien placé pour suivre en tout temps les événements de la vie intérieure du pays, moins bien placé d’ailleurs pour leur imprimer une allure conforme à mes désirs personnels, j’ai éprouvé bien des désillusions, connu bien des soucis.

Lorsque au soir du 6 février 1934 j’entendais monter vers l’Élysée les bruits sinistres des échauffourées de la place de la Concorde, lorsqu’en 1936, au lendemain d’élections où le pays, dans un moment d’exaltation, avait trahi sa propre pensée, je voyais se développer peu à peu les diverses parties d’un programme dont l’application ne pouvait qu’énerver les forces nationales, lorsqu’en 1937, à la veille de l’Exposition, nos ouvriers, d’ordinaire si fiers de leur travail, s’abandonnaient, faisaient la grève sur le tas et n’avaient nul souci de mener leur tâche à son terme pour l’heure où nos hôtes étrangers seraient fidèles au rendez-vous que nous leur avions fixé, lorsque les occupations d’usines désorganisaient le travail et énervaient la production au moment où les nécessités de la défense nationale exigeaient un redoublement d’activité, oui, j’en fais l’aveu, j’ai connu bien des inquiétudes. Je me suis efforcé toujours de les faire partager aux gouvernements en vue de prendre les mesures qu’imposaient les circonstances.

Au lieu de se raidir dans l’effort, de se soumettre aux disciplines nécessaires, de rechercher dans le rapprochement des citoyens l’unité qui fait la force, c’était l’abandon, le laisser-aller, la désunion.

Je veux dire d’ailleurs, pour traduire pleinement ma pensée, que tous les partis avaient leur part de responsabilité. Sans vouloir réveiller ici des polémiques périmées, il faut reconnaître que le Front populaire a été le fruit des émeutes du 6 février. Si les élections de 1936 ont marqué une accentuation vers l’extrême-gauche inattendue pour beaucoup, c’est que les républicains n’oubliaient pas les dangers courus en 1934 par un régime auquel ils étaient attachés de toutes leurs fibres ; ils entendaient tout faire pour le défendre, risquant, pour parvenir à leurs fins, de se laisser entraîner au delà même de leur propre volonté.

Je me vois encore en février 1934 accueillant le bon président Doumergue à son arrivée de Tournefeuille. J’avais eu beaucoup de peine à le décider à venir prendre la barre. Je m’entretenais avec lui des événements de la veille ; je lui montrais qu’il accomplirait l’œuvre la plus méritoire de sa longue vie publique s’il parvenait à guérir la France des maux dont elle souffrait. Il le tenta bien, mais ne rencontra pas tous les concours qui auraient dû l’aider dans cette rude tâche. D’ailleurs, sa santé le trahit après quelques mois d’un travail harassant.

Mais quelque influence qu’ait eue l’état moral du pays sur les événements de guerre, il ne faudrait pas en exagérer l’importance. En 1914 non plus, la vie intérieure de la France n’était pas exemplaire. Les élections du printemps s’étaient faites en partie contre la loi militaire de trois ans votée à la fin de la législature précédente ; le ministère Ribot avait été mis en minorité devant la Chambre au lendemain même de sa constitution. Tout cela ne révélait pas une situation bien saine. Pourtant, la France accomplit héroïquement son devoir dans les mois qui suivirent. Les pouvoirs publics et les poilus furent à la hauteur des situations les plus aventurées.

Au lendemain de la victoire, le maréchal Joffre saluait les armées que la République avait forgées au service de la patrie, tandis que Clemenceau rendait hommage aux Assemblées parlementaires qui « dans les jours sombres, n’avaient jamais fléchi, n’avaient jamais douté et, par leur ferme constance dans les plus hautes aspirations du devoir patriotique, procurant au gouvernement les moyens matériels et moraux de vaincre, ont préparé, ont fait la victoire ».

Dans son numéro d’octobre 1942, la Militärwissenschaftliche Rundschau, organe du grand état-major allemand, a publié une étude sur les événements de guerre de 1940. D’après certains jugements étrangers, écrit-elle, la défaite de la France s’expliquerait par trois raisons : a) elle aurait été trahie par ses chefs ; b) le peuple aurait manqué de la tenue morale et de la force de résistance nécessaire à une défense poussée jusqu’à l’extrême ; c) le système démocratique n’aurait pas été à la hauteur de sa tâche.

Après avoir montré l’inanité de quelques-unes de ces causes, l’exagération de certaines autres, l’article conclut en disant « qu’une défaite militaire doit s’expliquer avant tout par des motifs militaires ».

Cette conclusion est sage dans son ensemble ; on peut noter toutefois la satisfaction éprouvée par l’état-major allemand à mettre en évidence les responsabilités de l’état-major français.

C’est sur les faits militaires eux-mêmes qu’il convient de fixer son attention.

Dès l’abord, une réflexion s’impose. La plupart de ceux qui ont abordé cette matière se livrent à une comparaison entre la France et l’Allemagne. Ils mettent en balance leurs facultés respectives en rapprochant les effectifs de leurs armées, le nombre et la qualité de leurs matériels (canons, tanks, avions, etc.), leur puissance industrielle (mines, aciéries, usines de guerre) ; puis, ayant fait ce compte, ils en concluent que ce fut un acte de légèreté, pour ne pas dire d’inconscience de la part du gouvernement français d’avoir engagé le pays dans une « guerre perdue d’avance », suivant une expression tombée de haut.

Ils auraient raison si les faits se présentaient ainsi. Qui oserait le prétendre ? La France n’était-elle pas assurée du concours de diverses nations ? N’était-elle pas autorisée à faire entrer dans le compte de la balance des forces certaines armées étrangères, à l’exemple de ce qui s’était passé en 1914-18 ?

Certains se sont demandé pourquoi la France qui avait su éviter la guerre en 1938 grâce aux accords de Munich relatifs à la Tchécoslovaquie, n’avait pas été aussi sage en 1939 — d’après leur propre avis, — en s’accommodant d’un accord analogue pour la Pologne.

C’est précisément parce qu’un conflit éclatant en 1938 l’eût trouvée à peu près seule. L’Angleterre ne paraissait pas très portée à entrer en guerre à l’occasion du différend entre Tchèques et Sudètes. La Pologne, de son côté, était plus pressée de faire rentrer dans son domaine le territoire de Teschen que de porter secours à une autre nation issue comme elle du traité de Versailles.

En 1939, la situation était bien différente. Le monde, fatigué des nouvelles violences qui lui étaient faites, était, si l’on peut dire, à bout de nerfs. Il sentait que s’il laissait s’accomplir cette ultime violation du droit que constituait l’agression contre la Pologne, c’en était fait à jamais de sa tranquillité. Les peuples devraient s’incliner désormais devant la force brutale ; pour aucun d’eux il n’y aurait plus ni indépendance, ni sécurité.

Je revois la soirée où, à Londres, après le dîner que m’offrait le roi George VI au palais de Buckingham au cours des fêtes franco-britanniques, Sa Majesté me présenta diverses hautes personnalités, notamment M. Winston Churchill. Ce dernier n’était pas, comme l’ont déclaré certains publicistes français soucieux de plaire à l’Allemagne, un belliciste farouche recherchant la bagarre, mais un politique se demandant avec angoisse comment on pourrait sortir sans intervention armée, mais aussi sans humiliation, de la situation créée par les prétentions allemandes. Il me disait :

— Enfin, monsieur le Président, est-il vraiment possible que le monde assiste indifférent, impuissant, aux menaces qui l’étreignent ? Que convient-il de faire pour y échapper au moindre risque ?

Et moi, d’ajouter :

— Oui, la France partage les préoccupations de la Grande-Bretagne. Comme elle, elle entend résoudre dans la paix les difficultés redoutables devant lesquelles elle se trouve placée ; elle fait tout pour y parvenir. Si d’ailleurs vous disposiez d’une armée de conscription analogue à la sienne, toutes proportions gardées, il y aurait là une réelle garantie de paix.

Bref, pour en revenir à la situation de fait telle qu’elle se présentait à l’automne de 1939, si la France a, non pas déclaré la guerre, mais, contrainte et forcée, accepté d’entrer dans la guerre qui lui était imposée, c’est qu’elle avait le droit de compter sur certains concours. Passer sous silence cet aspect si important de la question, c’est fausser l’histoire.

Que ces concours n’aient pas été en fait ce qu’on pouvait espérer, c’est, hélas ! trop vrai. Que les Alliés de 1939 n’aient pas apporté à la France l’aide efficace que lui donnèrent ceux de 1914-18, c’est une évidence que personne ne peut nier ; c’est précisément là une des causes essentielles de notre défaite.

À cet égard je veux placer ici une observation d’ordre général. Si je me crois obligé de rappeler plusieurs faits indiscutables, ce n’est pas pour diminuer certaines armées étrangères, surtout après l’effort admirable accompli depuis pour assurer la victoire alliée ; c’est uniquement pour dégager, dans la mesure convenable, les responsabilités françaises, et ne pas laisser peser sur la France une réprobation imméritée. Notre malheureux pays a tant souffert de son échec, il en a éprouvé une telle humiliation qu’on a bien le droit de fixer la part qui lui revient dans ces événements tragiques, au risque même de contrister des peuples amis.

La première force en ligne était celle de l’armée polonaise. Il s’agissait de sauver la Pologne de la servitude. C’était à ses soldats à fournir le premier effort.

Quel potentiel offrait-elle ? Voici ce qu’en disait le maréchal Foch un peu avant sa mort :

« La bonne impression que j’ai de ce pays ne cesse de se confirmer. Les Polonais sont 25 millions maintenant. Ils seront 40 millions dans vingt ans. Leur patriotisme est des plus ardents. L’armée est en bon état. Le pays travaille. Là aussi la construction est en train de se solidifier. Accordez-lui encore quelques années de répit. Elle sera capable alors de résister à une secousse. »

On sait, par ailleurs, le soin apporté par le maréchal Pilsudsky à la reconstitution des forces polonaises au lendemain de la grande guerre avec le concours d’instructeurs français. Au retour d’un voyage en Pologne, le général Gamelin m’avait dit sa satisfaction des constatations qu’il avait pu faire sur place, ajoutant cependant son regret de ne pas voir la Pologne élever des fortifications à sa frontière. Un pays dépourvu comme elle de défenses naturelles aurait dû avoir ce souci. Elle craignait sans doute d’indisposer l’Allemagne à laquelle la liait un traité de non-agression de dix ans.

En fait et contre toute attente, l’armée qui, au dire des experts militaires, pouvait tenir plusieurs mois, s’effondra assez vite, ayant été attaquée à revers par les Russes. Elle avait combattu vaillamment, mais vainement sous le puissant assaut des tanks et des stukas. Ainsi fit-elle défaut dans le concert des armées alliées au cours de la première année de la guerre. Des unités reconstituées ensuite hors de la Pologne entrèrent en ligne plus tard sur divers fronts, en Allemagne, en Italie, en Russie, sans parler de la résistance opposée à l’ennemi en Pologne même.

À l’occident, il était certain que les 35 divisions belges et hollandaises prendraient part au combat aux côtés des Alliés. Nos deux voisins du Nord savaient que la France ne les envahirait jamais, mais qu’ils avaient tout à redouter de l’Allemagne. C’est ce qui se produisit. Quelques jours après l’attaque foudroyante du 10 mai, leurs armées durent se replier devant les puissantes formations ennemies. Leur vaillance ne pouvait suppléer à leur manque de matériel. Le 15 mai, le chef d’état-major général hollandais donna l’ordre de cesser le combat et, le 27 mai, le roi des Belges sollicita un armistice.

Je ne recherche pas les responsabilités. Je ne veux accabler personne. Je suis d’ailleurs mal informé des conditions précises dans lesquelles ces événements tragiques se sont déroulés, n’ayant pas eu le loisir de recueillir certains témoignages indispensables. Cependant j’ai reçu dès ce moment les confidences du président du Conseil belge de passage à Paris, et j’ai pu lire comme tout le monde les déclarations d’alors des présidents du Sénat et de la Chambre des députés de Belgique.

Mais comment passer sous silence ce fait, unique dans l’histoire militaire, d’une armée de près de 300 000 hommes déposant les armes au cours de la bataille, ouvrant ainsi sur le front une brèche qu’on ne peut combler aussitôt et mettant les armées sœurs en grand péril ?

M. Churchill n’a pas hésité à dire, dans son discours du 4 juin 1940 aux Communes :

« La capitulation de l’armée belge obligea les Anglais à couvrir à brûle-pourpoint leur flanc gauche qui s’étendait dès lors jusqu’à la mer, sur une distance de près de 50 kilomètres ; autrement toute notre armée eût été isolée… »

Encore une fois je ne juge pas, je ne blâme pas. Je n’en ai ni le droit ni le désir. Rien ne pourra me distraire des sentiments de sincère et profonde sympathie que j’ai toujours eus pour la Belgique où je compte tant d’amis personnels. Je dis seulement aux Français qui ont écrit avec tant de légèreté sur ces événements, ayant à apprécier la part de responsabilité française : « Vous n’avez pas le droit de taire de tels faits ou de les présenter sous un aspect contraire à la vérité ; sinon, vous commettez une injustice flagrante à l’égard de votre pays. »

Les principales forces dont les Alliés pouvaient faire état à côté de celles de la France étaient celles de la Grande-Bretagne. Sans doute, son armée de terre avait besoin d’un certain temps pour se constituer fortement comme en 1914, puisqu’elle venait seulement d’adopter le service obligatoire (mars 1939). Mais elle avait sa puissante marine, en fait maîtresse des mers. Beaucoup pensaient même que l’Allemagne n’oserait jamais entrer en conflit avec l’Angleterre tant qu’elle n’aurait pas parfait sa propre puissance maritime. Il y avait aussi l’armée de l’Air, de formation récente, mais déjà redoutable, un avenir prochain allait l’établir.

Ces diverses forces ont-elles apporté aux armées françaises le concours qu’on en pouvait attendre ?

Au moment où le général Weygand prenait le commandement des troupes alliées, l’heure était critique. Notre 9e armée bordant la Meuse de Namur à Sedan, entre les 1re et 2e armées, avait été disloquée par l’attaque massive et brutale de 8 panzerdivisionen et acculée à une retraite hâtive. Elle ne présentait plus de résistance sérieuse. Les blindés allemands fonçant dans la brèche ouverte dans nos lignes, s’étaient lancés audacieusement vers l’ouest, descendant la Somme jusqu’à Abbeville.

Le commandant des troupes alliées dressa un plan d’attaque dont il me dit lui-même, au retour d’un voyage mouvementé sur le front, qu’il en attendait d’heureux effets.

Les forces franco-britanniques, partant de la région d’Arras, devaient s’avancer vers le sud dans la direction de Bapaume, tandis que l’armée française, basée sur la Somme, s’efforcerait de gagner du terrain vers le Nord. Par leur jonction, elles devaient couper l’espèce de pédoncule formé par les divisions allemandes imprudemment aventurées vers l’ouest et les prendre au piège.

Le plan avait été arrêté le 22 mai 1940 dans une réunion franco-britannique à laquelle assistèrent MM. Churchill et Paul Reynaud.

Il ne put, hélas ! être exécuté. Dès le 23 mai, le Premier ministre se plaignait d’un manque de liaison entre les armées britanniques, belges et françaises du nord de la coupure, et d’une absence de coopération effective entre elles. Il est vrai, hélas ! que la substitution du général Blanchard au général Billotte, tué dans un accident d’automobile, pouvait créer une situation indécise dans le commandement du groupe d’armées.

Le 24 mai, M. Paul Reynaud télégraphiait à son tour à M. Churchill :

« Le général Weygand m’apprend que, contrairement aux ordres formels confirmés le matin, l’armée anglaise a décidé d’exécuter un repli de 40 kilomètres dans la direction des ports, alors que nos troupes parties du sud gagnaient du terrain vers le nord à la rencontre des armées alliées du nord. Ce repli a naturellement contraint le général Weygand à modifier tout son dispositif. Il se voit obligé de renoncer à fermer la brèche et à rétablir un front continu. Il est inutile d’insister sur la gravité des conséquences qui peuvent en découler. »

Que s’est-il passé au juste ? Il est bien difficile de le préciser aujourd’hui. Il faut laisser ce soin à l’histoire par le rapprochement des journaux de marche des diverses unités et des déclarations de leurs chefs.

Vinrent ensuite les terribles journées du 27 mai au 3 juin, où l’armée anglaise et la plus grande partie de l’armée française, refoulées sur les plages de Dunkerque sous la protection d’arrière-gardes d’une vaillance à toute épreuve, s’embarquèrent pour gagner l’Angleterre sous les rafales meurtrières de l’artillerie et de l’aviation allemandes. Cette opération put être menée à terme sans trop de pertes grâce notamment à l’action incessante de la Royal Air Force qui ne cessa de livrer à la Luftwaffe une rude bataille.

M. Churchill lui a rendu un juste hommage dans son discours du 4 juin 1940 aux Communes. Ce fut, dit-il, une grande épreuve de force entre les aviations britannique et allemande ; ce fut pour cette dernière un échec.

C’est cette même R. A. F. qui, quelques semaines plus tard, remporta dans le ciel d’Angleterre une victoire décisive qu’on a comparée depuis à la bataille de la Marne de 1914. N’est-ce pas elle qui, dans la nuit du 15 septembre 1940, a abattu 185 avions allemands, libérant le ciel d’Angleterre de la menace la plus terrible qu’il ait jamais connue ?

Qui peut dire, dès lors, comment eût évolué la bataille de France qui allait se poursuivre le long de la Somme, de l’Oise, de l’Aisne et de la Meuse, si un millier d’appareils modernes s’étaient joints aux nôtres dans notre ciel, apportant à nos poilus qui accomplissaient à terre de vrais prodiges, une protection efficace contre les stukas déchaînés ?

Dans un discours radiodiffusé du 18 juin 1940, M. Churchill expliqua que, malgré une pression réitérée sous diverses formes, il se refusa toujours de permettre aux forces de chasse métropolitaines de se faire engloutir tout entières dans une bataille dont le résultat final n’eût pas été différent.

Il est possible — c’est le secret du destin — qu’il ait eu raison de réserver ces forces pour des actions futures dont le succès devait par répercussion assurer le salut final de la France. Au moins est-il loyal de reconnaître que, là non plus, notre armée n’a pas trouvé pour supporter le premier choc de l’ennemi et en triompher, tout le concours qu’elle pouvait espérer.

J’exprime encore une fois le regret de rappeler ces faits. Les Britanniques me le pardonneront, connaissant l’esprit dans lequel je le fais. Ils ne peuvent se méprendre sur mes sentiments à l’égard de leur pays. Ils savent tout ce que j’ai mis de moi-même dans la magnifique réception faite par la France à Leurs Majestés le Roi et la Reine à l’été de 1938. Ils ont pu apprécier aussi combien j’ai ressenti l’honneur fait à la France en ma personne au cours de mon voyage en Angleterre au printemps de 1939 ; mon discours à Westminster Hall en présence des membres réunis de la Chambre des Lords et des Communes en porte témoignage. Enfin ils n’ignorent pas que j’ai tout fait pour sauvegarder l’amitié franco-britannique au sein du gouvernement dans les tristes journées de juin et juillet 1940, alors qu’un mauvais vent soufflait, menaçant de tout emporter.

Parmi les forces présumées sur lesquelles pouvaient compter les Alliés, du moins jusqu’au 23 août 1939, figuraient aussi celles de l’U. R. S. S. À leur égard, on se posait une double question : que valaient-elles au juste ? Pouvait-on compter sur leur fidélité ?

Sur le premier point, bien des erreurs ont été commises. Les esprits étaient dominés encore par les tristes souvenirs de l’autre guerre : absence d’armement, incapacité des chefs, indiscipline des troupes, le tout couronné par la défection de Brest-Litowsk. Peu de gens croyaient à la puissance de l’armée russe.

Telle n’était pas mon opinion personnelle. J’avais lu avec soin les rapports de nos attachés militaires à Moscou ceux aussi établis par les officiers de notre état-major ayant assisté aux grandes manœuvres soviétiques. Sans doute ces derniers concluaient en notant qu’ils « n’avaient vu que ce qu’on avait bien voulu leur montrer », ce qui indiquait chez les Russes le désir de ne pas révéler certains secrets. Mais diverses observations concernant notamment l’artillerie antitank, les formations aériennes et les unités de parachutistes révélaient une volonté de progrès dans l’armement et de perfection dans l’entraînement de la troupe qui, généralisés dans l’ensemble des armées soviétiques, devaient leur assurer une singulière puissance.

La preuve a été amplement faite qu’il en était bien ainsi. La résistance opposée en 1941 et 1942 aux formidables attaques de la Wehrmacht, la reprise de l’offensive au cours de l’hiver de 1942-43 aboutissant au désastre allemand de Stalingrad et à la reddition de l’armée Paulus, donnent raison à ceux qui, faisant par avance le compte des forces que les Alliés pourraient opposer à l’Allemagne en cas de conflagration, attachaient aux armées soviétiques une valeur réelle.

Par ailleurs, beaucoup ont été surpris par la puissance industrielle de la Russie. Ce fut pour eux une révélation. Pourtant les Soviets avaient fait dans les années précédant la guerre une publicité qui ne pouvait laisser aucun doute sur l’importance de leurs installations.

J’ai le souvenir d’avoir reçu pendant plusieurs années des publications de grand style où des photographies artistiques révélaient le vrai visage de la Russie. Toutes les formes de l’activité y étaient envisagées à tour de rôle. Aciéries avec leurs cokeries, leurs hauts fourneaux, leurs fours Martin et Bessemer, leurs laminoirs, leurs presses ; mines de houille du Donetz, de fer de Krivoï-Rog et de Kertch, de manganèse de Nikopol, de cuivre de l’Oural, d’or de Sibérie ; champs pétrolifères du Caucase et de la Caspienne ; filatures et tissages de Kharkow et de Moscou ; centrales électriques avec leurs puissants barrages tels que celui de Dniépropetrowsk ; usines d’automobiles et d’aviation de la banlieue des grandes villes. Les productions forestières (bouleaux et résineux des plaines du Nord) et agricoles (blé de l’Ukraine, oléagineux de Caucasie, etc…), étaient aussi largement décrites.

La Russie d’Asie avait sa place à côté de la Russie d’Europe. Je vois encore les photographies impressionnantes des usines colossales de Magnitogorsk, Nijni-Taguil et Tchéliabinsk, établies au delà de l’Oural sur un riche gisement de fer, non loin du combustible, à l’extrémité de pipe-lines amenant à pied d’œuvre le pétrole du nouveau bassin transcaspien.

Ceux-là seuls pouvaient ignorer ce développement de la Russie soviétique qui ne lèvent jamais le regard au-dessus de leurs frontières. Peut-être avais-je trouvé un intérêt particulier à suivre ces publications parce qu’en 1896 j’avais, jeune ingénieur, séjourné plusieurs mois dans le Donetz, étudiant avec des techniciens russes les installations métallurgiques et minières qui dès ce moment, grâce au concours de nos ingénieurs et de la finance française, commençaient à faire de ce bassin l’un des plus riches du monde.

Depuis cette époque, il avait pris un tel développement que je ne m’y serais pas reconnu si je l’avais revu au moment de la guerre.

Pourquoi faut-il que ces ressources en hommes et en matières aient fait défaut au dernier moment et qu’en changeant son orientation politique, la Russie ait permis au Reich de déclencher une guerre qu’il n’eût sans doute pas osé entreprendre sans cela ?

On se rappelle comment, après de pénibles négociations entre l’Angleterre, la France et la Russie au cours de l’été de 1939, soudain, le 23 août, le gouvernement soviétique annonçait au général français Doumenc et à l’amiral anglais Plunkett venus en mission à Moscou que les négociations étaient rompues. En même temps un traité de non-agression germano-russe était signé à Berlin par les ministres des Affaires étrangères des deux pays.

Aucune appréciation ne peut être plus pertinente que celle de M. Jacques Sadoul qui écrit (voir Ci-devant de M. de Monzie) :

« Comment apprécier sans colère et sans indignation le fait pour nos quotidiens de célébrer le pacte germano-soviétique comme un événement providentiel pour le peuple français, de le présenter comme l’instrument le plus précieux de la paix, comme le plus puissant obstacle élevé contre la guerre, au moment même où des centaines de milliers de citoyens français sont appelés sous les armes, au moment où presque tous, pour ne pas dire tous, partent aux frontières avec la conviction qu’ils sont précisément mobilisés parce que Staline a refusé de signer un pacte défensif avec la France et l’Angleterre, parce qu’il a signé avec l’Allemagne hitlérienne un accord qui débarrasse Hitler de la terrible menace qu’aurait fait peser sur lui un traité anglo-franco-soviétique, qui le débarrasse du péril qu’eût présenté pour lui une guerre à mener sur deux fronts, étant entendu qu’un front oriental soutenu seulement par les armées polonaises, même renforcées par les armées roumaines, serait incapable de résister longtemps à la poussée allemande ?… Pour l’homme de la rue, tout se passe en un mot comme s’il y avait, entre la signature du pacte germano-soviétique et la guerre qui vient, la relation la plus directe de cause à effet. »

Un tel événement, si inattendu qu’il fût, ne comportait seulement qu’une part de surprise. Pour moi, voyant que les pourparlers traînaient en longueur, que, de télégramme en télégramme, les Russes discutaient sans jamais aboutir, revenant sans cesse sur des points déjà acquis, j’étais mal impressionné. J’avais dit plusieurs fois aux ministres en Conseil : « Prenons garde ; nos interlocuteurs ne paraissant pas faire preuve d’une suffisante volonté d’aboutir, n’y aurait-il pas là quelque manœuvre ? »

De fait, les Soviets poursuivaient simultanément des négociations avec l’Allemagne. De leur aboutissement résultait un retournement de la situation. Les forces russes n’entraient plus en ligne de compte avec les forces alliées. La Pologne, menacée sur ses arrières, n’offrait plus la même résistance à l’agression allemande. On pouvait même redouter pour elle une attaque soviétique.

Les événements devaient bientôt, hélas ! donner corps à de telles craintes. L’Allemagne et la Russie allaient une fois de plus dépecer la Pologne, inscrivant ainsi une nouvelle page peu glorieuse dans leur histoire nationale, comme au temps de Frédéric II et de la Grande Catherine.

On comprend, dès lors, le triomphe du Chancelier allemand qui, parlant le 1er septembre 1939 au Sportspalast devant les membres du Reichstag et annonçant l’ouverture des hostilités, pouvait dire :

« Nous nous sommes décidés (Russes et Allemands), à conclure le pacte qui exclut pour toujours tout recours à la violence, qui nous oblige à nous consulter sur certaines questions européennes et qui rend possible une collaboration économique. Jamais plus il ne peut arriver que la force de ces deux États soit employée l’une contre l’autre. Toute tentative des puissances venues de l’ouest en vue de changer quelque chose à cela est vouée à un échec. Cette décision marque dans la politique mondiale un tournant d’une importance inouïe et définitive. Je crois que le peuple allemand tout entier saluera avec satisfaction cette attitude politique. Pendant la guerre mondiale, l’Allemagne et la Russie ont lutté l’une contre l’autre, et toutes deux en ont été en définitive les victimes. Cela ne se produira pas une seconde fois. »

On peut se demander, quand on songe aux événements survenus depuis et aux propos prononcés par le chancelier Hitler pour justifier l’attaque allemande contre la Russie le 22 juin 1941 si, dès le 23 août 1939, son dessein n’était pas arrêté déjà de briser l’U. R. S. S. après avoir terrassé la Pologne.

En tout cas, une haine farouche, depuis deux ans, n’a cessé de se développer entre les deux grandes nations du centre et de l’est de l’Europe. Les batailles sanglantes qu’elles se livrent où meurent des millions de leurs fils et qu’elles entendent poursuivre jusqu’à la mise hors de cause de l’une d’elles, semblent bien indiquer que la cordialité des signataires du traité de 1939 n’était qu’apparente. Les sourires affectés de MM. Molotow et de Ribbentrop cachaient sans doute des pensées secrètes et moins sûres.

On n’a pas manqué de dire : puisque la Russie allait faire défaut aux Alliés, ne convenait-il pas de changer soudain de tactique et d’envisager avec l’Allemagne un modus vivendi pour la Pologne comme naguère à Munich pour la Tchécoslovaquie ? Un arrangement même peu favorable vaut toujours mieux qu’une guerre perdue.

À une telle question, beaucoup avaient tendance au début de la guerre, il en faut convenir, à répondre par l’affirmative. Mais, pour peu qu’on y réfléchisse, on voit que c’était là une solution bien dangereuse. C’était échanger la sécurité du moment contre de singulières menaces d’avenir, sans parler de la déconsidération qui eût rejailli sur les nations infidèles à leur promesse de porter secours à la Pologne injustement attaquée.

L’exemple de la Tchécoslovaquie était peu tentant. À Munich, le chancelier Hitler n’avait-il pas promis, une fois réglée la question des Sudètes, de respecter l’indépendance du pays ainsi amputé ? Pourtant, quelques mois après, il occupait Prague et s’emparait de la Bohême et de la Moravie sous le masque trompeur d’un protectorat.

On ne peut pas douter que le sort de la Pologne eût été le même. M. Beck ou tel envoyé polonais venu à Berlin eût été traité comme l’avaient été jadis le chancelier Schuschnigg et le président Hacha. Il n’eût pu que signer, sans être admis à les discuter, les conditions imposées par le Reich pour le règlement des questions de Dantzig, du Couloir et de la Silésie. Ensuite la Pologne affaiblie, déconsidérée, humiliée, fût tombée sous la domination morale ou même matérielle de l’Allemagne. C’était le rêve du Grand Reich se réalisant ainsi qu’il avait été annoncé souvent outre-Rhin. C’était mettre aux mains du chancelier Hitler des forces toujours accrues, lui permettant de s’attaquer aux pays encore libres, la France et l’Angleterre, et de réaliser les dernières parties de son programme de domination, les plus difficiles à vrai dire.

Sans doute, malgré bien des raisons de croire le contraire, je persiste à penser que le Chancelier était sincère lorsqu’il affirmait dans sa déclaration à M. Daladier du 25 août 1939 sa volonté de ne pas réclamer l’Alsace-Lorraine à la France. Mais il avait des visées très nettes sur notre domaine colonial. Il les avait proclamées à diverses reprises.

Il n’y avait pas de raison, argumentait-il, pour que certains pays, l’Angleterre, la France, la Belgique, la Hollande, eussent d’importantes possessions outre-mer alors que le Reich en était privé. Il fallait, en bonne justice, procéder à une nouvelle répartition.

Ainsi, après avoir pu en toute liberté réaliser ses agrandissements territoriaux en Europe et accru sa force d’agression au delà de toute mesure, le Chancelier se fût retourné un jour vers la France et lui eût dit :

« Maintenant, causons. En Afrique du Nord, vous avez l’Algérie. Gardez-la. Cédez-nous le Maroc qui, pour vous, fait double emploi. L’A. O. F. vous reste ; rendez-nous notre Cameroun agrandi de l’A. E. F. afin que nous puissions nous procurer les produits tropicaux dont nous avons besoin au même degré que vous. »

Peut-être eût-il été question aussi de certaines îles de l’océan Indien ou du Pacifique pour permettre à l’Allemagne de retrouver quelques points d’appui perdus au cours de la Grande Guerre.

On a le droit de se retourner vers ceux qui jugent avec tant de sévérité l’attitude des Alliés en 1939 et de leur dire :

« Qu’auriez-vous fait le jour où l’Allemagne vous aurait présenté cet ultimatum ? Répondez. Auriez-vous cédé ? Auriez-vous dit : « Après tout, ce qu’on nous demande est juste ; partageons notre domaine » ?

Quel aveu de faiblesse et d’indignité de la part de la France ! Abandonner tant de territoires arrosés du sang de ses explorateurs, de ses soldats, de ses colons, de ses missionnaires ! Elle qui, en 1911, lors de la crise d’Agadir, s’était résignée si malaisément à accepter un traité où ses droits étaient cependant sauvegardés — l’avenir devait l’établir sans conteste — puisqu’en échange de quelques territoires sans grande valeur en Afrique équatoriale, elle s’assurait la maîtrise du Maroc, un des plus beaux joyaux de sa couronne coloniale. L’ancien ministre des Colonies de 1911 a, moins que tout autre, oublié les violentes réactions de l’opinion publique à cette époque.

Auriez-vous dit au contraire : « C’en est trop ! La coupe est pleine. Il faut cette fois résister ». C’était la guerre, mais la guerre avec une Allemagne encore plus forte, une Allemagne ayant réalisé son grand rêve européen et toute prête à se lancer vers son projet de domination mondiale auquel elle était attachée d’une égale force.

C’est tout cela qu’il faut voir, qu’il faut méditer pour apprécier la situation vraiment tragique où se trouvaient les Alliés à l’été de 1939 et l’obligation où ils étaient de prendre parti dans des conjonctures redoutables.

D’ailleurs, dès la signature du traité germano-russe, on pouvait penser qu’il n’aurait qu’une durée limitée, le temps nécessaire à la liquidation de la question polonaise, et qu’un jour pas très éloigné les armées soviétiques prendraient place au combat aux côtés des armées alliées.

C’était ma conviction personnelle basée sur l’antagonisme irréductible entre l’hitlérisme et le bolchevisme que j’avais vu s’affirmer dans de nombreux documents diplomatiques de l’époque dont voici quelques extraits :

14 décembre 1938. — Le ministre des Affaires étrangères aux ambassadeurs de France : C’est la lutte contre le bolchevisme qui serait essentiellement à la base de la communauté de conception politique germano-italienne et, sans le dire formellement, M. de Ribbentrop eût voulu peut-être nous donner à entendre qu’il n’y a pas d’autre objectif à lui attribuer.

12 janvier 1939. — M. Léon Noël au ministre des Affaires étrangères : M. Beck m’a fait part des indications suivantes : contre Moscou, contre la Russie et pas seulement contre le bolchevisme, le Fuhrer a manifesté la même animosité que par le passé.

7 février 1939. — M. Coulondre au ministre des Affaires étrangères : M. de Ribbentrop dit : « Notre objectif en politique extérieure est double : 1o combattre le bolchevisme par tous les moyens et notamment par le jeu du pacte antikomintern ; 2o récupérer nos colonies. Sur le premier point, croyez-moi, la lutte que nous avons engagée est sans merci. Vis-à-vis des Soviets, nous demeurerons fermes comme l’airain. Jamais nous ne nous accorderons avec la Russie bolcheviste. »

18 février 1939. — M. de Lacroix au ministre des Affaires étrangères : Conditions imposées à la Tchécoslovaquie : la politique étrangère de la Tchécoslovaquie doit être mise en accord avec celle du Reich ; l’adhésion au pacte antikomintern est considérée comme souhaitable.

30 mars 1939. — M. Léon Noël au ministre des Affaires étrangères : M. de Ribbentrop a exprimé à M. Lipski le vœu que, puisqu’elle ne croit pas pouvoir adhérer au pacte antikomintern, la Pologne s’efforce cependant, tout au moins, de rapprocher autant que possible sa politique générale de celle suivie par l’Allemagne.

30 avril 1939. — M. Léon Noël au ministre des Affaires étrangères : En septembre, en janvier et en mars derniers, le gouvernement allemand aurait proposé à Varsovie une collaboration dirigée contre l’U. R. S. S.

L’opposition si souvent affirmée entre le nazisme et le bolchevisme ne pouvait disparaître, même dans l’atmosphère nouvelle créée par le traité germano-russe. Elle était trop profonde, elle opposait trop nettement les deux colosses du centre et de l’est de l’Europe, pour qu’un jour ils ne se dressassent pas l’un contre l’autre ; un proche avenir devait l’établir. D’ailleurs M. Jacques Sadoul n’écrivait-il pas dès le 27 août 1939 dans le document cité plus haut : « Pour abattre Hitler, la coopération de l’U. R. S. S. sera nécessaire. Elle ne nous manquera pas le moment venu, comme me l’affirmait tout à l’heure M. Souritz. »

En rappelant les concours sur lesquels la France était en droit de compter à la veille du conflit, en disant ensuite comment et pourquoi ils lui ont fait en grande partie défaut, j’ai voulu fixer la part des responsabilités qui lui revient dans les événements survenus. Les hommes qui parlaient et agissaient pour elle n’étaient ni « légers », ni « inconscients », ni « criminels », comme il a été dit. Ils avaient un égal souci de son honneur, de ses intérêts et de la paix.

En tout cas, de quelques critiques qu’on ait pu les accabler alors dans l’émoi des heures cruelles de 1940, ce qui est advenu depuis en atténue singulièrement l’amertume. Les Alliés n’ont-ils pas fait depuis la preuve de leur puissance ? Ne sont-ils pas en train de gagner la guerre et de préparer, avec le concours des Français à nouveau combattants, la restauration de l’intégrité et de l’indépendance françaises ?

Un mot encore pour montrer combien c’est se leurrer, pour apprécier la situation à la veille du conflit, de se renfermer dans une comparaison étroite des forces allemandes et françaises et de négliger le rôle éventuel des nations alliées.

Une nouvelle donnée est intervenue, l’entrée en guerre des États-Unis d’Amérique.

Sans doute, rien ne la faisait prévoir avec certitude en 1939. Même après l’armistice, elle était encore problématique. Un journaliste français n’écrivait-il pas :

« Nous ne fûmes sauvés pendant la grande guerre que par l’intervention inattendue des États-Unis qui, pour la première fois dans leur histoire, décidèrent de se mêler à un conflit européen, d’envoyer leurs soldats par centaines de milliers se battre de l’autre côté de l’Océan. Il fallut une réunion de circonstances extraordinaires pour provoquer cet événement qui, bouleversant l’équilibre des forces en présence, transforma du tout au tout l’évolution de la guerre… Tout homme d’État intelligent, sensé, raisonnable en Angleterre comme en France devrait se dire que cet événement exceptionnel avait les plus grandes chances de ne pas se reproduire deux fois de suite… Si nous faisions la guerre cette fois, les conditions diplomatiques seraient, de toute évidence, beaucoup moins bonnes. Nous n’avions plus le droit de compter sur l’appui direct des États-Unis. »

M. Raymond Recouly voudrait sans doute, pour son honneur de journaliste, n’avoir pas écrit ces lignes malencontreuses et n’avoir pas reçu des faits un si cruel démenti.

Pour ma part, j’ai toujours fait confiance à la République des États-Unis. Connaissant son attachement aux grands principes de liberté, de justice et de droit, je me disais que, comme dans l’autre guerre, elle ne pourrait assister indifférente aux atteintes portées à ces principes par les nations totalitaires. L’heure devait sonner où, comme naguère et pour les mêmes raisons, son opinion publique s’orienterait peu à peu vers une intervention sans laquelle elle n’aurait plus droit à sa part de l’honneur international.

Je n’en doutai plus au lendemain de la réélection triomphale du président Roosevelt en novembre 1940. À ce moment, me rappelant l’aimable accueil qu’il avait réservé à Mme Lebrun à la Maison-Blanche, lors du sensationnel voyage du grand transatlantique Normandie en Amérique, j’avais pris la liberté de lui adresser en mon nom personnel un message de félicitations. Quelque temps après, il me faisait remettre par l’ambassadeur des États-Unis en France une réponse datée du 30 décembre 1940 où il se disait convaincu que la civilisation ne pouvait faire aucun progrès par force et conquête, que les habitants de toutes les nations, aussi bien les victorieuses que les vaincues, n’avaient d’autre perspective que le malheur si le système totalitaire triomphait, et que les pouvoirs reposant sur la seule force étaient destinés à l’ultime défaite.

Quelle puissance représentent aujourd’hui les États-Unis dans le concert des nations alliées ? On a peine à se l’imaginer.

Qu’il s’agisse de la production d’éléments de base : houille, pétrole, acier, métaux non ferreux, caoutchouc, ou de la fabrication de matériel de guerre : canons ordinaires et antitanks, tanks, avions, fusils, mitrailleuses, ou de la construction de navires de guerre et de cargos, on a atteint des chiffres impressionnants et qui croissent chaque trimestre (la production annuelle d’acier brut dépasse 80 millions de tonnes). Par ailleurs l’armée compte plus de 10 millions de mobilisés.

On s’étonne et on s’émeut qu’il se soit trouvé dans notre pays des hommes, — les voilà les « légers », les « inconscients », on pourrait presque dire les « criminels », — pour railler l’intervention d’un tel peuple dans la guerre. Au lieu de s’abandonner aux promesses fallacieuses de je ne sais quel ordre nouveau qui n’eût réservé à la France qu’une place secondaire, ils auraient mieux fait de s’inspirer des souvenirs salubres de 1917, quand les légions américaines apportaient au front de bataille allié le réconfort de leurs jeunes et puissantes forces.

Grâce à l’effort de guerre persévérant et prolongé des Alliés, par leur concours sur lequel elle était en droit de compter, puisqu’il avait été l’un des éléments de sa détermination de guerre, la France voit sa destinée associée à la victoire. Par la rentrée d’un nombre important de ses fils dans la guerre et le rôle glorieux qu’ils y jouent, elle a sauvé son honneur militaire. Elle a lavé son drapeau de la tache qu’y avait laissée sa défaite de 1940. Il peut flotter désormais glorieusement dans le ciel ; il a droit à tous les respects.

Il n’en reste pas moins que notre armée a connu dans les fatales journées de mai et de juin 1940 une des phases les plus douloureuses de son histoire. On éprouve le besoin d’y attarder sa pensée en vue d’en méditer les causes strictement militaires et d’en dégager les leçons d’avenir.

Sans doute l’une des plus efficientes — j’y ai insisté dans les pages précédentes — a été l’abandon de la France par ses Alliés. Seule elle ne pouvait tenir tête à l’Allemagne avec ses 80 millions d’habitants et ses immenses ressources industrielles et militaires. Du moins demeure-t-on surpris de la soudaineté des événements qui ont marqué la fin des hostilités. Ils ne s’apparentent guère aux souvenirs gardés de la bataille de la Marne où, après une pénible retraite, l’armée française avait pu se ressaisir, opérer un redressement miraculeux et repousser l’ennemi déjà grisé par ses premiers succès.

En fait, il est arrivé cette fois encore ce dont l’histoire offre tant d’exemples. Au lendemain d’une guerre, la nation vaincue telle la France en 1871 n’a qu’un but, qu’une pensée : développer le sens national, cimenter l’union des citoyens autour du drapeau, reconstituer les forces militaires afin de pouvoir, si les circonstances s’y prêtent, effacer les traces de la défaite. Le peuple victorieux marque des tendances contraires. Il est porté à croire à la pérennité de ses succès. Il rêve d’une vie facile. Il s’abandonne. Les efforts, les sacrifices ne sont plus son fait.

Ainsi est-il advenu de la France et de l’Allemagne après 1919. Celle-ci n’a eu qu’une préoccupation, la préparation à une guerre de revanche. Son grand état-major ne l’a pas laissée reposer une heure. Dès 1920, il travaillait à la reconstitution d’une Reichswehr camouflée, violant les clauses militaires du traité de Versailles par son action sur les formations de jeunesse, par la remise en marche clandestine des usines de guerre au moment où la commission interalliée de contrôle s’efforçait de découvrir et de détruire les anciens matériels.

Mais surtout, analysant les causes de la défaite de 1918, l’état-major recherchait les éléments d’une tactique nouvelle échappant aux inconvénients de la guerre de position révélés au cours de l’autre guerre ; il aspirait à mettre l’armée adverse hors de cause à la suite d’actions rapides et brutales, par un blitzkrieg.

La fin de la grande guerre avait révélé l’existence de deux armes nouvelles et redoutables au lancement desquelles la France avait pris une large part, le tank et l’avion. En reprendre la fabrication, en améliorer les performances, les développer en nombre et en puissance, édifier une doctrine de bataille basée sur leur emploi en des formations nouvelles, tel était le dessein de l’état-major allemand. Il y réussit pleinement, il faut lui rendre cet hommage.

Les tanks groupés en formations indépendantes capables d’agir isolément sur le champ de bataille, les avions rangés en escadrilles opérant par vagues, notamment en piqué, les canons antichars multipliés sur tout le front, une artillerie puissante, des divisions motorisées, le tout constituant des masses de manœuvres redoutables contre quoi les méthodes désuètes de combat du passé devaient se révéler impuissantes.

Nos techniciens militaires n’ont pas eu au même degré, hélas ! des préoccupations de rénovation et de progrès. Ils se sont trop confinés dans la victoire de 1918. Ils en tiraient avec maîtrise les leçons qui s’en dégageaient ; j’entends encore la savante conférence du maréchal Pétain devant l’élite de nos chefs à l’École supérieure de guerre le jour où j’attachai à son drapeau la croix de la Légion d’honneur. Mais, insuffisamment informés par les rapports de nos attachés militaires et les notes d’un service de renseignements mal organisé, ils ont ignoré ou méconnu les nouvelles réalisations allemandes ; ils ne se sont pas appliqués d’un même zèle au perfectionnement de notre machine de guerre.

Tous pourtant n’étaient pas restés sourds aux appels de l’avenir. On a publié les pages prophétiques écrites dès 1934 par le colonel Charles de Gaulle sur les phases de la bataille moderne. La division motorisée et blindée y est décrite dans tous ses éléments telle que les Allemands l’avaient réalisée au début de la guerre à une dizaine d’exemplaires.

Pourquoi ces initiatives, appuyées dans les milieux parlementaires par des hommes comme M. Paul Reynaud, n’ont-elles pas trouvé crédit auprès des membres du Conseil supérieur de la Guerre ? Pourquoi n’ont-elles pas allumé chez des chefs dont la science militaire égalait le patriotisme, la petite étincelle qui les eût orientés dans la voie nouvelle qui devait conduire à la victoire ? Cela restera le secret de l’avenir.

Sans doute, on n’était pas devant le néant. Il suffit d’additionner les budgets des armées de terre, de mer et de l’air, entre les deux guerres pour prendre une mesure des sacrifices imposés au pays en vue de sa défense. C’est pitié de voir avec quelle légèreté et quelle passion mauvaise certains se sont efforcés d’abuser l’opinion et de lui donner à penser que les intérêts de la France avaient été sacrifiés par ses gouvernements et ses chefs militaires. Aussi bien les premières séances du procès de Riom, dans le choc des chiffres produits par l’accusation et la défense et où celle-ci n’a pas toujours eu le dessous, ont déjà montré le contraire. Il faudra d’ailleurs reprendre la question, et placer à côté des affirmations du réquisitoire du procureur général la réplique des accusés d’alors.

Ne peut-on pas lire dans l’opuscule du colonel Alerme, ancien collaborateur de Clemenceau dans la grande guerre :

« À l’automne de 1939, ces moyens de combat (ceux de la fin de la guerre de 1918) notre armée les possédait toujours, perfectionnés, modernisés pour une grande partie, multipliés aussi. Les corps de troupe, les arsenaux, les magasins et les dépôts disposaient d’un armement dont le prix s’élevait à plus de 400 milliards de nos francs actuels. »

Et plus loin :

« L’aviation mise à part, on ne saurait prétendre que nous étions médiocrement armés. Nos troupes n’ont manqué ni d’armes portatives, ni d’armes automatiques, ni de munitions de tous calibres, ni même de moyens de transport, bien que ceux-ci ne fussent pas tous des plus modernes. Notre artillerie de campagne était excellente, notre artillerie lourde très puissante, supérieure en nombre et peut-être même en qualité à celle de l’ennemi. »

Et plus loin encore :

« Nous avons été battus, parce que notre organisation militaire reposait sur sa conception de la guerre et de ses moyens d’action dont les événements ont prouvé qu’elle était fausse. »

Quelque lumière qu’on projette plus tard sur la consistance exacte de nos approvisionnements, sinon à la date du 1er septembre 1939 lors de la déclaration de guerre, du moins au 10 mai 1940 où commencèrent les véritables hostilités, quelques points resteront obscurs. Alors que nos ressources en hommes, en armements et en matériel de toute sorte étaient limitées, il semble qu’on eût dû les faire concourir toutes au combat dans cette phase critique qui allait décider du sort de la campagne.

Or, si l’on en croit les échos du procès de Riom, des révélations ont été faites qui ont causé bien des surprises dans l’auditoire. Après l’armistice on aurait retrouvé dans les dépôts et les parcs de l’intérieur un nombre important de chars d’assaut et d’avions en état de marche. Un intendant général, bien placé pour en connaître, aurait révélé que tel entrepôt renfermait pour plusieurs centaines de millions de francs d’effets neufs, alors que des hommes au front manquaient du nécessaire. Moi-même j’ai recueilli de la bouche d’un général d’aviation qui, il est vrai, était partisan de la continuation de la guerre, l’affirmation que les ressources frappé, traversant la France de Paris à Bordeaux à la mi-juin 1940, de voir villages et villes remplis de soldats désœuvrés, alors que leur affectation à des unités de réserve à l’arrière du front eût été si nécessaire pour pourvoir à la relève et à la reconstitution des unités désorganisées dans les premières batailles.

Une sorte de sclérose avait-elle, pendant ces jours néfastes, paralysé notre organisme militaire ? Il avait pourtant fait preuve d’une rare souplesse lors des opérations de mobilisation et de concentration. Pourquoi n’avait-il pas su, comme aux jours aussi cruciaux de 1914, lors de la bataille de la Marne et de la course à la mer, organiser la riposte ? Autant de questions sur lesquelles plane un certain doute. Il faudrait, pour l’éclaircir, revoir les plans de mobilisation, recenser les matériels existant au front et à l’intérieur lors de l’entrée en campagne, suivre les diverses unités, divisions et corps d’armée dans leurs actions des premiers jours, confronter leurs journaux de marche. C’est en somme une reprise du procès de Riom, non pas, comme l’exigeait Hitler, pour rechercher les responsabilités de la guerre sur lesquelles le monde est bien fixé aujourd’hui, mais pour mettre en pleine lumière notre préparation effective à la guerre, et l’impossibilité de résister victorieusement à l’assaut des troupes allemandes sans les concours alliés escomptés.

Une discussion s’est élevée à l’occasion des chars d’assaut et des différences de leur mode d’emploi dans les deux armées ; la France les considérait comme des engins d’accompagnement de l’infanterie chargés de détruire les obstacles et de lui ouvrir les voies ; l’Allemagne leur assignait un rôle plus essentiel, en constituant des unités homogènes, véritables unités de combat.

On a dit, du côté français : « Si nous limitions ainsi l’emploi tactique des chars, c’est que nous n’en avions pas assez pour leur assigner une autre destination. » Ne pourrait-on pas répondre à cet argument : « Si nous n’en avions pas davantage, c’est précisément parce que nous ne leur avions pas assigné un emploi plus massif, plus généralisé. » Car il est difficile de croire que nos forges et nos aciéries, nos usines d’automobiles, nos grands ateliers mécaniques n’eussent pas été capables de fabriquer des tanks en grande série.

Quoiqu’il en soit, l’action exercée le 18 mai par la 4e division cuirassée sous les ordres du général de Gaulle dans la région de Montcornet et de Chèvres au nord de Laon, a retardé de quelques jours la venue de l’ennemi sur l’Aisne, permettant ainsi à l’armée de constituer sa ligne de résistance ; transportée à l’embouchure de la Somme, cette même division attaqua le 30 et le 31 mai la forte tête de pont que l’ennemi avait constituée sur la rive gauche de la rivière, pénétra dans ses lignes, fit plusieurs centaines de prisonniers et captura un matériel important comprenant des chars, des canons, des camions.

Si nos deux meilleures divisions cuirassées n’avaient pas, dans les jours précédents, connu un sort funeste en Belgique et sur la frontière, quel n’eût pas été leur rôle dans la bataille de France, employées en masse suivant la méthode allemande inspirée des principes hautement affirmés par le général de Gaulle ?

Pour l’aviation, la situation était moins favorable encore. Nos usines ont été presque jusqu’à la dernière heure mal outillées. Elles se livraient à un travail artisanal. Trop d’appareils retenaient leur attention. Il eût fallu faire choix de quelques types bien définis, aux caractéristiques simplifiées, et les fabriquer dans un travail à la chaîne semblable à celui en usage dans l’industrie automobile. Pour cela, il importait d’approvisionner d’abord un outillage adéquat. C’est seulement le jour trop tardif, hélas ! où le ministre de l’Air, M. Guy La Chambre, fit une commande d’outillage de 3 milliards en Amérique que notre aviation connut un développement appréciable au cours de l’année 1939.

Le formidable bélier que constituaient panzerdivisionen, stukas et divisions motorisées assena à nos 9e et 2e armées dans le coude de la Meuse un coup aussi rude qu’inattendu. Ce fut l’amorce de notre échec.

Parmi les causes militaires de la défaite, il faut ranger aussi l’erreur stratégique commise par les armées alliées se lançant à travers la Belgique à la rencontre des années allemandes, au lieu de les attendre sur les positions qu’elles occupaient depuis le début de la guerre.

Sans doute, les fortifications élevées de Montmédy à Dunkerque n’offraient pas la même résistance que celles de la ligne Maginot depuis la frontière suisse jusqu’à Longwy. Du moins les blocs, les casemates, les maisons fortes, les fossés antichars et les réseaux de fils de fer aménagés depuis la Chiers jusqu’à la mer du Nord constituaient un front non négligeable. Appuyées sur lui, les armées franco-britanniques eussent été en meilleure position pour supporter le premier choc de l’ennemi.

La manœuvre consistant à pénétrer en Belgique offrait certes des avantages appréciés de notre haut commandement ; on pouvait ainsi se relier à l’armée belge concentrée à sa frontière de l’Est et, en cas de repli forcé de sa part, la recueillir et former avec elle un front de résistance sur la ligne Anvers, la Dyle, Namur, Givet. Par surcroît, on éloignait la bataille de nos frontières ; on épargnait à nos villes, à nos industries, à notre sol, des destructions tant redoutées.

Mais le haut commandement belge, soucieux d’observer jusqu’à la dernière minute une stricte neutralité, n’avait pas cru devoir entrer en relation avec notre haut commandement et préparer avec lui des plans d’action commune. Dès lors, au lieu de se lancer dans l’inconnu, il eût mieux valu sans doute laisser les armées alliées sur leurs positions de défense et ne pas leur faire opérer le grand mouvement de glissement qui devait, en dernière minute, les porter sur la ligne de la Meuse en aval de Mézières.

Des conséquences tragiques allaient en découler. Parties en effet le 10 mai à l’aube, dès le déclenchement de l’attaque allemande, elles avaient à peine atteint leurs positions de combat mal connues et dépourvues de défenses fixes, que déjà les panzerdivisionen à peine retardées dans leur avance à travers les Ardennes par l’armée belge et nos 1re et 4e divisions de cavalerie légère, arrivaient sur la Meuse ; elles lançaient une attaque frontale massive à la hauteur de Sedan, à l’aile gauche de notre 2e armée et de Mézières à Namur, devant notre 9e armée.

Dans cette partie de son cours la Meuse ne constitue pas l’obstacle majeur auquel on avait fait crédit. Elle est sinueuse. Ses bords sont couverts de bosquets. Elle se prête aux marches d’approche défilées. Les tirs de barrage sont difficiles à régler.

Le choc assené à notre 9e armée dans les rudes journées des 12 au 17 mai allait la désorganiser profondément et lui enlever toute valeur combative.

Mais, conséquence plus redoutable encore, les blindés allemands, ayant la voie presque libre, fonçaient entre Meuse et Sambre et, par la trouée de l’Oise et la vallée de la Somme, gagnaient l’ouest jusqu’à Boulogne et Calais. Dès lors l’armée française était coupée en deux tronçons. Au nord, le 1er groupe d’armées et le corps expéditionnaire britannique en étaient réduits à une bataille d’usure qui devait se terminer en désastre malgré la vaillance des troupes formant l’arrière-garde. Une seule perspective de salut : s’embarquer à Dunkerque pour gagner l’Angleterre après avoir perdu tout le matériel.

Il allait incomber au tronçon sud, réduit à ses seules ressources en hommes et en matériel, de poursuivre le combat. L’arrière n’avait pas de réserves suffisantes à amener en ligne. On peut dire que, dès cet instant, la bataille de France était fort compromise, sinon perdue.

D’autres causes sont encore intervenues dans le domaine strictement militaire. Pendant les neuf mois qui ont précédé l’attaque de mai 1940, l’armée n’a pas reçu l’entraînement auquel il fallait d’autant plus la soumettre qu’elle était entrée en campagne sans préparation spéciale. On s’attacha trop à son bien-être matériel, à ses distractions, comme si la guerre n’était pas la plus rude des épreuves, et comme s’il ne fallait pas, dans un tel moment, se cuirasser, se durcir, se préparer à donner et à recevoir des coups.

J’avoue qu’au cours de mes voyages au front entre septembre 1939 et mai 1940, je ne remportai pas que des impressions favorables, surtout sur les arrières des armées. Il me semblait rencontrer des volontés détendues, une discipline relâchée. On n’y respirait pas l’air pur et vivifiant des tranchées de 1914-1918. Quand je m’en ouvrais aux généraux, je les voyais parfois gênés d’avoir à me faire des confidences attristées.

Certes, une fois l’action engagée, la vieille bravoure française se retrouva toujours la même. Malgré quelques rares défaillances, nos troupes ont fait honneur au drapeau. Comme l’écrivait la revue militaire allemande citée plus haut : « Le moral et la tenue des militaires français sont restés satisfaisants ; ils ont combattu énergiquement contre les forces allemandes supérieures, munies d’armes et d’équipements incomparablement meilleurs que les leurs, »

Sans doute, nos soldats mieux avertis de la forme qu’allait prendre la bataille, préparés à la résistance par des instructions analogues à celle que le général Huntziger, commandant la 2e armée, fit paraître après la surprise de la Meuse où il recommandait l’emploi d’une tactique de nature à rendre moins dangereuses les attaques des tanks et des stukas, auraient été en état d’offrir une résistance plus ferme et de limiter les tragiques résultats d’une première rencontre qui allait peser si lourdement sur la suite de la guerre.

On l’a bien vu plus tard, notamment au cours de la campagne de Tunisie. Quand nos troupes prirent position sur un front nord-sud de 300 kilomètres pour protéger la frontière algéro-tunisienne contre les attaques des armées de l’axe, elles n’avaient qu’un armement insuffisant en nombre et en qualité, celui que leur avaient laissé les commissions d’armistice. Les Germano-Italiens au contraire étaient munis du meilleur matériel comme tanks et avions. Cependant, elles ont tenu pendant plusieurs semaines ; elles ont ainsi permis aux forces britanniques et américaines de se concentrer et de prendre position pour la bataille décisive qui allait se terminer par une des victoires les plus remarquables de la guerre : la reddition sans conditions d’une armée de 250 000 hommes comprenant les troupes les plus aguerries de la Reichswehr, notamment cette Xe division blindée qui avait enfoncé nos lignes à Sedan en 1940.

Le cœur du général alsacien Kœltz commandant notre 19e corps d’armée a dû battre bien fort quand un général allemand lui a rendu son épée. Quelle magnifique revanche pour nos armes ! Quel épilogue inespéré à la désastreuse campagne de France ! C’étaient pourtant les mêmes Français, mais avec un moral plus élevé, avec le désir de courir sus à l’ennemi déjà ébranlé par des échecs antérieurs, avec une volonté bien affirmée de victoire.

Au terme de ces modestes réflexions, je voudrais donner un conseil à ceux des journalistes qui, dès 1940, ont voulu porter sur les événements d’alors une appréciation définitive, comme s’ils avaient éprouvé une joie mauvaise à « se vautrer dans la défaite », comme on l’a écrit, comme s’ils avaient voulu sceller à jamais le sort de la France et enlever à notre pays tout espoir de redressement.

S’ils avaient quelque courage, ils prendraient à nouveau la plume et ajouteraient à leurs écrits d’alors un post-scriptum ainsi conçu :

« Depuis que nous avons écrit, les semaines, les mois et les années ont passé. Nous désirons apporter une triple rectification, faire un triple mea culpa.

« 1o Nous avons eu le tort de considérer la défaite de la France comme définitive alors que la coalition avec laquelle elle était entrée en guerre et, notamment la vieille et indomptable Angleterre, n’avait pas déposé les armes et affirmait au contraire une volonté inébranlable de mener la guerre jusqu’à son terme victorieux ;

« 2o Nous avons eu le tort, plus sensibles à la passion partisane qu’à la sérénité de l’historien, de tenter de rejeter la responsabilité de la défaite sur certains partis qui depuis se sont redressés, ont souhaité la rentrée de la France dans la guerre, y ont aidé et lui ont ainsi permis de rendre à nos armées gloire et honneur, d’effacer l’humiliation de 1940, et d’ouvrir au pays de nouveaux horizons d’indépendance et de grandeur ;

« 3o Nous avons eu le tort enfin de perdre confiance dans les puissantes nations alliées. Elles avaient concouru avec nous au triomphe de 1918. Cette fois encore, grâce à des sacrifices sans exemple dans l’histoire, elles entendent assurer la victoire des institutions de liberté sur les régimes de force, des nations démocratiques sur les peuples totalitaires. Elles répondent ainsi à l’appel si émouvant qu’adressait le maréchal Foch aux armées alliées dans le dernier communiqué de la guerre de 1918 : « Vous avez accompli une tâche noble entre toutes. Vous avez sauvé la liberté du monde. »


Décembre 1943

Au moment de remettre ces feuillets à l’impression, comment ne pas ajouter quelques lignes pour rendre hommage aux vaillantes troupes alliées qui viennent de remporter la plus grande victoire de l’Histoire !

Depuis les jours lointains de mai-juin 1940 où la France a supporté seule le premier choc de l’ennemi, le monde n’a cessé de retentir du fracas des batailles. Canons, tanks, avions ont sillonné l’Europe en tous sens sur terre et dans les airs, de la mer Arctique à la Méditerranée, de l’Atlantique à la Caspienne et à l’Oural. L’Afrique du Nord et une grande partie de l’Asie, de l’Inde au Pacifique, ont connu le même sort. L’Amérique seule a vu son sol loin de la tourmente.

Après les succès foudroyants du début qui avaient permis au Grand Reich de subjuguer presque toute l’Europe, il n’a connu que des revers. Ses troupes ont reculé d’abord sous la poussée des armées soviétiques à l’est, puis devant les attaques anglo-américaines à l’ouest. Après une campagne mémorable qui a amené les Alliés à se rejoindre au cœur de l’Allemagne, le long des rives de l’Elbe, la Wehrmacht qui avait représenté à un moment donné la formation la plus puissante qu’on ait jamais connue, a dû s’avouer vaincue.

Tronçonnée, brisée, en grande partie prisonnière, elle a été anéantie comme jamais ne le fut aucune armée au monde. Ses maréchaux, ses généraux, son corps d’officiers ne pourront plus, comme en 1918, rejeter sur d’autres les causes de l’effondrement de leur pays. Ils en portent toute la responsabilité. Le mythe d’invincibilité où vivait l’armée allemande s’est évanoui à jamais.

Dans ce grand mouvement de libération du monde, la France a voulu jouer son rôle. Dans la mesure où elle a pu recevoir des armes de ses Alliés, elle a réorganisé une armée, regrettant de ne pouvoir mettre en ligne un plus grand nombre de ses fils ardents à reprendre la lutte et à assurer la revanche de 1940. Elle a été présente dans les campagnes de Tripolitaine et de Tunisie qui ont marqué l’aurore de la victoire. Elle a joué dans la bataille des Apennins un rôle de premier plan où s’est affirmée sa renaissance. Un débarquement audacieux sur la côte de la Méditerranée, la traversée de la France en coup de vent — une vraie guerre-éclair cette fois — l’ont conduite aux portes de l’Alsace. Après d’âpres combats pour la reprise de Belfort, de Mulhouse et de Colmar, elle a rejeté au delà du Rhin les armées hitlériennes qui opprimaient l’Alsace. En même temps une autre formation venue d’Afrique en passant par l’Angleterre traversait la France d’ouest en est et, par un magnifique coup d’audace, entrait à Strasbourg et plantait notre drapeau au sommet de la cathédrale, réalisant ainsi le vœu formé au cœur de l’Afrique par son valeureux chef.

Mais nos troupes ne devaient croire vraiment à la victoire qu’après avoir foulé le sol allemand. Aussi la 1re armée franchissait les lignes de la Lauter comme naguère les volontaires de la Révolution, entrait dans le Palatinat, traversait le Rhin, s’emparait de Carlsruhe et de Stuttgart, capitales des pays de Bade et du Wurtemberg, nettoyait la Forêt-Noire, bordait la rive est du Rhin, de Spire à Kehl, à Bâle et à Constance, atteignait le Danube à Sigmaringen, encerclait Ulm comme jadis les grognards de Napoléon faisant prisonnière l’armée de Mack, s’enfonçait dans les Alpes bavaroises jusqu’au nid d’aigle de Berchtesgaden, et pénétrait au cœur du Tyrol autrichien.

Magnifique épopée où l’on ne sait ce qu’il faut admirer le plus du génie et de la hardiesse des chefs, de la vaillance et de l’intrépidité des hommes, de l’élan irrésistible des uns et des autres.

Dans cet effort suprême, ils voulaient surtout assurer à la France sa juste part de la gloire qui allait échoir aux Alliés devant l’effondrement de l’Allemagne et la destruction de l’odieux régime nazi. Ils entendaient aussi effacer les douloureux souvenirs de la campagne de France de 1940 et rendre à nos drapeaux le droit de flotter librement dans une atmosphère de gloire et d’honneur.

Et si, ce qui est vraisemblable, il s’est trouvé dans la 1re armée française des hommes qui avaient dû se replier naguère devant les blindés allemands, quelle joie et quel orgueil n’ont-ils pas dû éprouver en voyant les hordes allemandes fuir en désordre devant nos propres blindés !

Revanche bien due, réparation bien méritée : les sombres souvenirs de la bataille de France dispersés sous les rayons ensoleillés de la victoire d’Allemagne !


Mai 1945.