Témoignage (Lebrun)/Avant-propos

Plon (p. i-iii).


AVANT-PROPOS



Des amis m’avaient parfois demandé, pendant mon séjour à l’Élysée, si je publierais un jour mes Mémoires. J’avais toujours répondu par la négative. À quoi cela sert-il ? disais-je. Les historiens de l’avenir ne trouveront-ils pas, pour accomplir leur œuvre, tous les éléments nécessaires dans les nombreuses sources qui s’offrent à eux : journaux, débats parlementaires, archives diplomatiques, publications diverses ?

D’ailleurs les Mémoires personnels se proposent plutôt de faire valoir leurs auteurs que de fixer les événements auxquels ces derniers ont été mêlés. But chimérique souvent. Comme l’écrit spirituellement Louis Barthou : « Quand la politique a classé quelqu’un, sa physionomie est faite et aussi sa légende. Il essaye vainement de secouer le masque ; au lieu de le détacher, il le fixe. »

Aussi bien, les précédents touchant les anciens chefs d’État sont-ils dans le sens de l’abstention. Ni Émile Loubet, ni Armand Fallières n’ont laissé de Mémoires. Je me suis parfois entretenu de cette question avec eux en un temps où je ne pensais guère être un jour leur successeur. Ils étaient très fermes sur ce point. Hommes modestes, citoyens éminents, fervents démocrates, il leur paraissait inutile d’ajouter quoi que ce fût aux actes qui avaient conditionné leur existence politique. Le sens à y attacher s’était manifesté jour par jour au cours de leur longue vie publique. S’il prenait fantaisie à quelque écrivain de préciser leur rôle dans l’histoire, il trouverait tous les éléments utiles dans les documents de l’époque, plus vivants et plus vrais sans doute que des Mémoires écrits à loisir.

Tout naturellement, on m’opposait le précédent Raymond Poincaré. On évoquait son histoire de la guerre de 1914-18 en dix volumes.

Je ne sais pas si le toujours regretté président aurait laissé des Mémoires s’il avait passé dans le calme ses sept années de l’Élysée, s’il n’avait connu que les soucis ordinaires de la politique intérieure. Mais je comprends et j’approuve que, ayant vécu à ce poste d’observation les rudes années de la Grande Guerre, ayant été mêlé de près à tous les événements politiques et militaires de cette époque redoutable, il ait éprouvé le besoin de fixer les notes qu’avec un souci incomparable d’objectivité il rédigeait chaque soir. C’est pour les historiens une source inappréciable de renseignements.

On a quelquefois critiqué l’œuvre. On a signalé quelques défauts de composition. Il est possible que, dans la hâte de la rédaction, l’ancien président se soit un peu détaché de la méthode sévère qu’il s’imposa toujours. D’ailleurs les derniers volumes se ressentent de son mauvais état de santé.

Il n’en reste pas moins que la publication Au service de la France doit être entre les mains de tous ceux qui écrivent sur la guerre de 1914-18. Ils peuvent y puiser sans réserve comme à une source d’une pureté parfaite où les événements apparaissent dans leur vérité absolue, dans leur totale objectivité, sans souci des personnalités en cause.

Si je prends la plume à mon tour, ce n’est pas pour faire le récit des sept premières années de ma présidence, encore que j’aurais beaucoup à dire sur la période si troublée qu’a vécue alors la France et où les soucis ne m’ont pas été épargnés.

Je me propose seulement, à l’exemple du président Poincaré, de consigner ici quelques témoignages pour servir à l’histoire de la guerre. À l’occasion des négociations diplomatiques qui l’ont précédée et où apparaissent ses causes premières, dans les récits relatifs à la période dramatique où elle s’est déroulée, dans les appréciations portées sur les événements qui ont accompagné sa fin et l’instauration d’un nouveau régime politique, bien des erreurs, volontaires ou non, ont été commises ; c’est un devoir strict pour ceux qui ont été mêlés à ces événements de faire apparaître la vérité.

S’il est vrai que « le mensonge nous ait fait tant de mal » dans le passé, combien plus il en a causé dans le présent ! Sous un régime de liberté de la presse en effet, la vérité jaillit d’elle-même du choc des théories et des idées ; au contraire dans la triste période qui commença en juillet 1940, une censure méprisable ne laissait paraître que ce qui plaisait au pouvoir et à l’ennemi. Autant dire que les articles de presse et les publications de toute nature parus alors sur les causes et le déroulement de la guerre sont entachés d’erreurs systématiques.

Pauvre historien qui n’aurait que ces sources pour fixer plus tard les traits de ce temps !

Pour moi, je n’ai d’autre ambition que d’apporter ma modeste part à l’édification de la vérité.

Les notes qui suivent ne forment pas une suite chronologique. Elles ont été écrites à diverses époques au cours des années 1942, 1943, 1944. Cela explique qu’on y relève certaines anomalies quand on les rapproche du temps présent et des événements accomplis depuis leur rédaction. J’ai préféré leur laisser leur forme première.

J’ai cru convenable, pour des raisons que l’on devine, d’attendre la fin de la guerre pour les publier.