Système national d’économie politique/Livre 4/03


CHAPITRE III.

la politique continentale


Le but le plus élevé de la politique rationnelle est, ainsi que nous l’avons expliqué dans notre second livre, l’association des peuples sous le régime du droit. Ce but ne peut être atteint que par l’élévation des nations les plus importantes à un degré aussi égal que possible de culture, de prospérité, d’industrie et de puissance, par le changement des antipathies et des querelles qui les divisent en sympathie et en bon accord. Mais la solution de ce problème est une œuvre de très longue durée.

Aujourd’hui les nations sont éloignées les unes des autres par diverses causes. En première ligne se placent les questions de territoire. La division politique de l’Europe ne répond pas encore à la nature des choses. Dans la théorie même on ne s’est pas encore entendu sur les bases d’une distribution territoriale. Les uns veulent que, sans égard au langage, à l’origine, à la direction du commerce, leur territoire soit arrondi pour le besoin de leur capitale, de manière que celle-ci soit située au centre et mise, autant que possible, à l’abri de l’agression étrangère ; ils demandent des fleuves pour limites. D’autres soutiennent, avec plus d’apparence de raison, qu’un littoral maritime, des montagnes, la langue et l’origine sont de meilleures frontières que les fleuves. Il existe encore des nations qui ne possèdent ni l’embouchure de leurs fleuves ni leur littoral maritime, indispensables cependant pour le développement de leurs relations extérieures et de leur puissance navale.

Si chaque nation se trouvait en possession du territoire nécessaire pour son développement intérieur et pour le maintien de son indépendance politique, industrielle et commerciale, tout empiétement serait contraire à une saine politique ; car alors un agrandissement disproportionné tiendrait en éveil les susceptibilités de la nation lésée, et ainsi les sacrifices auxquels la nation usurpatrice serait obligée pour conserver ses nouvelles provinces, surpasseraient de beaucoup les avantages qu’elles lui procureraient Mais aujourd’hui on ne peut songer à une division rationnelle, cette question se compliquant de divers intérêts d’une autre nature. Il n’est pas permis de méconnaître toutefois qu’un territoire bien arrondi est un des premiers besoins des nations, que le désir de satisfaire ce besoin est légitime, et que parfois même il peut justifier la guerre.

D’autres motifs d’antipathie existent actuellement entre les peuples, la diversité des intérêts par rapport aux manufactures, au commerce, à la marine marchande, à la puissance maritime et coloniale, l’inégalité de civilisation, la différence de religion et de régime politique. Tous ces intérêts sont croisés de mille manières par les questions de dynastie et de puissance.

Les causes d’antipathie sont aussi des causes de sympathie. Les moins forts sympathisent ensemble contre celui qui l’est trop, les opprimés contre le conquérant, les puissances continentales contre la suprématie maritime, les peuples dont l’industrie et le commerce sont dans l’enfance contre celui qui prétend au monopole, les civilisés contre les barbares, ceux qui vivent sous la monarchie contre ceux dont le gouvernement est plus ou moins démocratique.

Les peuples poursuivent la satisfaction de leurs intérêts et de leurs sympathies au moyen d’alliances entre eux, contre les intérêts et contre les tendances contraires. Mais comme ces intérêts et ces tendances se croisent en sens divers, les alliances sont précaires. Des nations amies aujourd’hui peuvent devenir ennemies demain, et réciproquement, suivant qu’un des grands intérêts, ou un des grands principes qui les divisent ou qui les rapprochent, est mis en question.

La politique a depuis longtemps compris que l’égalité des nations est son objet final. Ce qu’on appelle le maintien de l’équilibre européen n’a jamais été autre chose que la résistance des moins forts aux empiétements de la puissance prépondérante. La politique, néanmoins, a fréquemment confondu son but prochain avec son but éloigné, et vice versa.

L’objet prochain de la politique consiste toujours à distinguer clairement lequel des divers intérêts du pays réclame le plus impérieusement une satisfaction immédiate, et, jusqu’à ce que cette satisfaction soit obtenue, à ajourner et à renvoyer sur l’arrière-plan toutes les autres questions.

Lorsque les intérêts dynastiques, monarchiques et aristocratiques de l’Europe, oubliant toute autre question de puissance et de commerce, s’allièrent contre les tendances révolutionnaires de 1789, leur politique fut intelligente.

Elle le fut également lorsque l’empire substitua la conquête à la propagande révolutionnaire.

Par son système continental, Napoléon voulut organiser une coalition contre la prépondérance maritime et commerciale de l’Angleterre. Pour réussir, il aurait dû tout d’abord rassurer les nations du continent contre la crainte d’être conquises par la France. Il échoua, parce que, chez ces nations, la terreur de sa prépondérance continentale dépassait de beaucoup les inconvénients que la suprématie maritime leur faisait éprouver.

Avec la chute de l’empire, la grande alliance avait cessé d’avoir un but. Depuis lors les puissances continentales n’étaient menacées ni par les tendances révolutionnaires ni par la soif de conquêtes de la France ; d’un autre côté, la supériorité de l’Angleterre sous le rapport des manufactures, de la navigation, du commerce, des établissements coloniaux et des forces navales, s’était immensément accrue durant la lutte contre la révolution et contre la conquête. À partir de ce moment il était de l’intérêt des puissances du continent de s’allier à la France contre cette prépondérance commerciale et maritime : Mais la peur qu’inspirait la peau du lion mort empêcha les puissances continentales de voir plein de vie le léopard qui avait jusque-là combattu dans leurs rangs. La sainte alliance fut une faute politique.

Aussi cette faute s’expia-t-elle par la révolution de Juillet. La sainte alliance avait sans nécessité provoqué un contraire qui n’existait plus ou du moins qui n’aurait pas reparu de longtemps. Par bonheur pour les puissances du continent, la dynastie de Juillet en France réussit à apaiser l’esprit révolutionnaire. La France et l’Angleterre conclurent entre elles une alliance, la France dans l’intérêt de la dynastie de Juillet et de l’affermissement de la monarchie constitutionnelle, l’Angleterre dans l’intérêt du maintien de sa suprématie commerciale.

L’alliance franco-anglaise a cessé sitôt que la dynastie de Juillet et la monarchie constitutionnelle en France se sont senties suffisamment affermies, et que les intérêts de la France en matière de puissance maritime, de navigation marchande, de commerce, d’industrie et de possessions au dehors ont reparu sur le premier plan. La France a visiblement dans ces questions le même intérêt que les autres puissances continentales, et la formation d’une alliance du continent contre la prépondérance maritime de l’Angleterre pourra venir à l’ordre du jour, si la dynastie de Juillet réussit à établir en France un parfait accord de volonté entre les divers organes de la puissance publique, à refouler sur l’arrière-plan les questions de territoire soulevées par l’esprit révolutionnaire, et à rassurer entièrement les monarchies du continent contre les tendances agitatrices et conquérantes de la France.

Le principal obstacle aujourd’hui à une étroite union du continent européen tient à ce que le centre de ce continent ne remplit pas le rôle qui lui appartient. Au lieu de servir d’intermédiaire entre l’Orient et l’Occident dans toutes les questions de territoire, de constitution, d’indépendance nationale et de puissance, mission qui lui est dévolue par sa position géographique, par son système fédératif qui exclut toute crainte de conquête de la part des nations voisines, par sa tolérance religieuse et par son esprit cosmopolite, enfin par ses éléments de civilisation, ce centre n’est à présent qu’une pomme de discorde entre l’une et l’autre partie de l’Europe, dont chacune espère attirer de son côté une puissance affaiblie par l’absence d’unité, et constamment incertaine et oscillante. Si l’Allemagne, avec son littoral, avec la Hollande, la Belgique et la Suisse, constituait une robuste unité commerciale et politique, si ce puissant corps de nation conciliait, autant que cela est possible, les intérêts monarchiques, dynastiques et aristocratiques existants avec les institutions représentatives, l’Allemagne pourrait garantir une longue paix à l’Europe et en même temps former le noyau d’une alliance continentale faite pour durer.

Il est évident que l’Angleterre surpasse immensément les autres puissances maritimes, sinon par le nombre de ses voiles, du moins par son habileté navale, que par conséquent les autres puissances sont obligées de s’unir entre elles pour lui faire équilibre. Il s’ensuit que chacune d’elles est intéressée au maintien et au développement des forces navales des autres, et de plus que des fragments de nation qui, jusqu’à présent isolés, sont restés sans marine, du moins sans marine qui pût compter, doivent constituer une marine collective. Il y a perte pour la France et pour l’Union américaine vis-à-vis de l’Angleterre, lorsque la marine de la Russie décline, et vice versa. Il y a profit pour toutes, si l’Allemagne, la Hollande et la Belgique organisent en commun des forces de mer ; car, séparées, elles sont aux ordres de la suprématie anglaise ; réunies, elles fortifient l’opposition de toutes les marines secondaires contre cette suprématie.

Aucune de ces nations maritimes ne possède, ni une marine marchande hors de proportion avec son commerce extérieur, ni une industrie manufacturière d’une supériorité marquée ; aucune d’elles, par conséquent, n’a sujet de redouter la concurrence des autres. Toutes, en revanche, ont un intérêt commun à se défendre contre la concurrence destructive de l’Angleterre, toutes doivent mettre du prix à ce que l’industrie anglaise perde dans la Hollande, dans la Belgique et dans les villes anséatiques la tête de pont par laquelle elle a jusqu’à présent dominé les marchés du continent.

Les denrées de la zone torride étant soldées principalement avec les produits des fabriques de la zone tempérée, la consommation des premières dépendant ainsi du débouché des seconds, et toute nation manufacturière devant par suite s’appliquer à établir avec les pays de la zone torride des relations directes, si les nations manufacturières de second ordre ont l’intelligence de leur intérêt et agissent en conséquence, il ne pourra plus subsister de prépondérance coloniale dans la zone torride. Si, par exemple, l’Angleterre réussissait, au gré de ses désirs, à produire dans les Indes orientales les denrées tropicales dont elle a besoin, elle n’entretiendrait de relations avec les Indes occidentales qu’autant qu’elle aurait le moyen d’écouler dans d’autres pays les denrées qu’elle y recevrait en échange des produits de ses fabriques. Faute de ce débouché ses possessions des Indes occidentales lui deviendraient inutiles ; elle n’aurait plus alors que le choix ou de les émanciper complètement ou de leur permettre de commercer librement avec les autres pays manufacturiers[1]. Il s’ensuit que toutes les nations manufacturières et maritimes de second ordre ont un intérêt commun à pratiquer cette politique et à se soutenir mutuellement ; il s’ensuit qu’aucune d’entre elles ne peut perdre par suite de l’accession de la Hollande à l’Union commerciale allemande, ou d’étroites relations entre l’Allemagne et les colonies hollandaises.

Depuis l’émancipation des colonies espagnoles et portugaises de l’Amérique du Sud et dans les Indes occidentales, il n’est plus nécessaire pour une nation manufacturière de posséder des colonies dans la zone torride, pour pouvoir échanger directement des produits fabriqués contre des denrées tropicales. Le marché de ces contrées affranchies étant libre, tout pays manufacturier capable d’y soutenir la concurrence peut entretenir avec elles des rapports directs. Mais il ne s’y produira beaucoup de denrées tropicales et par suite il ne s’y consommera de grandes quantités d’objets manufacturés que lorsque l’aisance et la moralité, la paix, l’ordre légal et la tolérance religieuse s’y seront acclimatés. Toutes les nations maritimes de second ordre, surtout celles qui n’ont point de colonies ou qui n’en possèdent que d’insignifiantes, ont dès lors un intérêt commun à préparer cet état de choses par le concours de leurs efforts. L’état social de ces pays importe beaucoup moins à la première puissance commerciale, laquelle est déjà suffisamment pourvue de denrées tropicales par ses marchés fermés et soumis des deux Indes, ou du moins espère l’être.

La question si grave de l’esclavage doit être envisagée aussi en partie de ce point de vue. Nous sommes loin de méconnaître qu’il y a eu beaucoup de philanthropie et de droiture dans le zèle qu’a mis l’Angleterre à poursuivre l’affranchissement des noirs, zèle infiniment honorable pour le caractère britannique ; toutefois, quand nous considérons les résultats directs des mesures qu’elle a adoptées à cet effet, nous ne pouvons nous défendre de penser que la politique et l’intérêt mercantile y sont entrés aussi pour beaucoup. Voici ces résultats : premièrement, l’émancipation subite des noirs, le passage rapide d’une infériorité et d’une insouciance presque bestiale à un haut degré d’indépendance personnelle, doit avoir pour effet de diminuer énormément, et en définitive de réduire à peu près à zéro la production des denrées tropicales dans l’Amérique du Sud et dans les Indes occidentales ; l’exemple de Saint-Domingue, où, depuis l’expulsion des Français et des Espagnols, la production a décru d’année en année et ne cesse de décroître, en est une preuve sans réplique ; en second lieu, les noirs émancipés cherchant à obtenir des salaires toujours plus élevés, tout en bornant leur travail à la production des objets les plus indispensables, leur liberté ne peut aboutir qu’à la paresse ; troisièmement, l’Angleterre possède dans les Indes orientales des moyens d’approvisionner le monde entier en denrées tropicales. On sait que les Hindous, si laborieux, si adroits dans toutes les industries, sont d’une frugalité extrême par suite de leurs lois religieuses qui leur interdisent la viande. Ajoutez le manque de capital chez les indigènes, la grande fertilité du sol en produits végétaux, les entraves du système des castes et la grande concurrence des bras. Il résulte de tout cela que la main-d’œuvre est incomparablement moins chère dans les Indes orientales que dans les Indes occidentales et dans l’Amérique du Sud, soit que dans ces dernières régions la culture soit pratiquée par des noirs libres ou par des esclaves ; que, par conséquent, la production des Indes orientales, dès que le commerce y aura été affranchi et que de sages principes d’administration y auront prévalu, doit s’accroître énormément, et que le temps n’est pas éloigné où l’Angleterre en tirera non-seulement toutes les denrées coloniales nécessaires à sa consommation, mais encore des quantités immenses à verser sur les autres pays. Ainsi, en diminuant la production des Indes occidentales et de l’Amérique du Sud où les autres pays envoient des produits fabriqués, l’Angleterre ne peut essuyer aucune perte ; elle sera, au contraire, en bénéfices si la production des denrées tropicales prend de gigantesques proportions dans un marché dont ses manufactures ont l’approvisionnement exclusif. Quatrièmement enfin, on a soutenu que, par l’émancipation des esclaves, l’Angleterre a voulu suspendre un glaive sur la tête des États à esclaves de l’Amérique du Nord, que les dangers augmentent pour l’Union à mesure que cette émancipation gagne du terrain et éveille chez les nègres du pays le désir de la même liberté.

À y regarder de près, une expérience philanthropique d’un résultat si incertain pour ceux mêmes en faveur desquels elle a été faite, ne paraît rien moins qu’avantageuse pour les nations appelées à commercer avec l’Amérique du Sud et avec les Indes occidentales, et ce n’est pas sans motif qu’elles pourraient poser ces questions : Le passage subit de l’esclavage à la liberté n’est-il pas plus nuisible aux nègres eux-mêmes que le maintien de leur condition actuelle ? Une suite de générations n’est-elle pas nécessaire pour former au travail libre des hommes accoutumés, pour ainsi dire, au joug de la brute ? Ne vaudrait-il pas mieux opérer la transition de l’esclavage à la liberté au moyen d’un bon système de servage assurant au serf certains droits au sol qu’il cultive et une juste part des fruits de son labeur, et laissant en même temps au propriétaire une autorité suffisante pour habituer le serf à l’ordre et au travail ? Un tel régime ne serait-il pas préférable à la condition de ces misérables hordes de nègres libres comme on les appelle, ivrognes, paresseux, débauchés, mendiants, condition en comparaison de laquelle la misère irlandaise, sous sa forme la plus hideuse, peut être qualifiée d’aisance et de civilisation ?

Si l’on nous soutenait que le besoin des Anglais d’élever tout ce qui vit sur cette terre au même degré de liberté où ils sont eux-mêmes parvenus est si vif et si irrésistible qu’ils sont excusables d’avoir oublié que la nature ne procède point par sauts et par bonds, nous demanderions si la condition des castes inférieures de l’Hindoustan n’est pas beaucoup plus misérable et plus abjecte que celle des noirs en Amérique ? Comment il se fait que la philanthropie de l’Angleterre ne s’est jamais émue pour les plus infortunés de tous les mortels ? D’où vient que l’Angleterre n’a pris encore aucune mesure en leur faveur, et qu’elle ne s’est encore appliquée qu’à exploiter leur détresse, sans songer à intervenir pour la soulager ?

La politique anglaise dans les Indes orientales nous conduit à la question d’Orient. Si l’on retranche de la politique du jour tout ce qui se rapporte aux débats territoriaux, aux intérêts dynastiques, monarchiques, aristocratiques et religieux, aux relations entre les cabinets, on ne peut méconnaître que les puissances continentales ont dans la question d’Orient un grand et même intérêt économique. Les gouvernements pourront momentanément réussir à éloigner cette question sur l’arrière-plan, elle reparaîtra toujours plus grave sur le premier. C’est un fait, depuis longtemps reconnu par les hommes qui réfléchissent, qu’un pays tel que la Turquie, dont l’existence religieuse et morale, sociale et politique est minée de toutes parts, ressemble à un cadavre qui peut tenir encore quelque temps debout avec l’appui des vivants, mais qui n’est pas moins en décomposition. Il en est à peu près des Perses comme des Turcs, des Chinois comme des Hindous, et de même de toutes les autres populations asiatiques. Partout où la civilisation putréfiée de l’Asie vient à être touchée par le souffle frais de l’Europe, elle tombe en poussière, et l’Europe se verra tôt ou tard dans la nécessité de prendre l’Asie entière sous sa tutelle comme déjà l’Angleterre s’est chargée de l’Inde. Dans tout ce pêle-mêle de territoires et de populations, il ne se trouve pas une seule nationalité digne ou capable de durée et de régénération. La complète dissolution des nations asiatiques paraît donc inévitable, et une régénération de l’Asie ne semble possible qu’au moyen d’une infusion de vie européenne, par l’introduction graduelle du christianisme, de nos mœurs et de notre culture, par l’immigration européenne, par la tutelle des gouvernements européens.

Quand nous réfléchissons sur la marche que pourra prendre cette renaissance, une circonstance nous frappe tout d’abord, c’est que la plus grande partie de l’Orient est abondamment pourvue de richesses naturelles, qu’elle peut produire pour les nations manufacturières de l’Europe des quantités considérables de matières brutes et de denrées alimentaires, particulièrement de denrées de la zone torride, et ouvrir ainsi aux produits de leurs fabriques un marché immense. C’est là une indication de la nature, que cette renaissance, comme la culture des peuples barbares en général, doit s’opérer par la voie du libre échange des produits agricoles contre les produits manufacturés ; c’est pourquoi les nations européennes devraient commencer par admettre ce principe qu’aucune d’entre elles ne doit obtenir de privilège commercial dans une partie quelconque de l’Asie, qu’aucune ne doit être favorisée de préférence aux autres[2]. Afin de développer ce commerce, il conviendrait d’ériger les principales places de l’Orient en villes libres, ou la population européenne aurait le droit de s’administrer elle-même moyennant une redevance annuelle aux gouvernements du pays. À côté de ceux-ci, d’après les précédents de l’Angleterre dans l’Inde, seraient placés des agents européens, dont les gouvernements indigènes seraient tenus de suivre les conseils en ce qui touche la sûreté publique, l’ordre et la civilisation.

Toutes les puissances du continent ont un intérêt commun et puissant à ce que les deux routes de la Méditerranée à la mer Rouge et au golfe Persique ne deviennent pas la possession exclusive de l’Angleterre et ne demeurent pas inaccessibles entre les mains de la barbarie asiatique. Il est évident que la solution qui présente le plus de garanties à l’Europe consisterait à remettre à l’Autriche la garde de ces points importants.

Toutes les puissances du continent, conjointement avec l’Amérique du Nord, ont aussi un égal intérêt à faire prévaloir la maxime : « Le pavillon couvre la marchandise, » et cette doctrine que les neutres ne doivent respecter que le blocus effectif de tel ou tel port, et non pas une simple déclaration de blocus contre tout un littoral[3].

Enfin le droit d’occupation des contrées incultes et inhabitées paraît avoir besoin d’être révisé dans l’intérêt des puissances continentales. On rit de nos jours de ce que le Saint-Père a osé jadis donner en cadeau des îles et de vastes régions, que dis-je ? partager d’un trait de plume le globe en deux parts et assigner l’une à celui-ci, l’autre à celui-là. Mais est-il beaucoup plus raisonnable de reconnaître un droit de propriété sur toute une contrée à celui qui le premier y a planté quelque part une perche ornée d’une guenille de soie ? Que, pour des îles de peu d’étendue, on respecte le droit de celui qui les a découvertes, la raison peut l’admettre ; mais quand il s’agit d’îles aussi vastes qu’un grand état européen, comme la Nouvelle-Zélande, ou d’un continent plus grand que l’Europe, comme l’Australie, elle ne reconnaît de droit exclusif qu’à la suite d’une occupation effective au moyen de la colonisation et seulement sur le territoire effectivement colonisé ; et l’on ne voit pas pourquoi l’on contesterait aux Allemands et aux Français le droit de fonder des colonies dans ces contrées, sur des points éloignés des établissements britanniques.

Si nous considérons l’importance des intérêts communs aux nations continentales vis-à-vis de la première puissance maritime, nous reconnaissons que rien ne leur est plus nécessaire que et que rien ne leur serait plus funeste que la guerre. L’histoire du siècle écouté enseigne d’ailleurs que chaque guerre des puissances continentales entre elles n’a servi qu’à développer l’industrie, la richesse, la navigation, l’empire colonial et la puissance de la Grande-Bretagne.

Il n’est donc pas douteux que le système continental de Napoléon avait pour base une exacte appréciation des besoins et des intérêts du continent ; seulement Napoléon voulait réaliser une idée juste par elle-même, en portant atteinte à l’indépendance et aux intérêts des autres puissances continentales. Le système de Napoléon avait trois grands défauts. D’abord il voulait substituer à la suprématie maritime de l’Angleterre la suprématie continentale de la France ; au lieu d’avoir en vue le développement et l’égalité des autres puissances du continent, il poursuivait leur abaissement ou leur dissolution au profit de la France. Puis il fermait la France aux autres puissances du continent, alors que celle-ci prétendait à la libre concurrence sur leurs marchés. Enfin, ayant détruit presque entièrement les relations entre les pays manufacturiers de l’Europe et les contrées de la zone torride, il contraignit de remplacer artificiellement les produits de cette zone.

L’idée du système continental reparaîtra toujours, la nécessité de sa réalisation s’imposera d’autant plus fortement aux nations continentales que l’Angleterre grandira davantage en industrie, en richesse et en puissance ; cela est déjà évident aujourd’hui et cela le deviendra chaque jour davantage. Mais il n’est pas moins certain qu’une alliance continentale n’aura de résultats qu’autant que la France saura éviter les fautes de Napoléon.

Il est donc insensé de la part de la France d’élever vis-à-vis de l’Allemagne des questions de frontières contraires au droit et à la nature des choses, et d’obliger ainsi d’autres nations du continent à s’attacher à l’Angleterre.

Il est insensé de sa part de parler de la Méditerranée comme d’un lac français, et d’aspirer à une influence exclusive dans le Levant et dans l’Amérique du Sud.

Un système continental efficace ne peut émaner que de la libre association des puissances du continent, et ne peut réussir que sous la condition d’une participation égale de toutes aux avantages qui doivent en résulter. C’est ainsi, et non autrement, que les puissances maritimes du second ordre se feront assez respecter de l’Angleterre pour que, sans qu’on recoure à la force des armes, celle-ci fasse droit à leurs légitimes prétentions. Ce n’est qu’au moyen de cette alliance que les nations manufacturières du continent pourront conserver leurs relations avec les pays de la zone torride et défendre leurs intérêts en Orient comme en Occident.

Sans doute il pourra paraître pénible à ces Anglais altérés de suprématie de voir ainsi les nations du continent, par de mutuelles facilités commerciales, développer leur industrie manufacturière, fortifier leur marine marchande et leur marine militaire, et rechercher partout dans la culture et la colonisation des contrées barbares et incultes, ainsi que dans le commerce avec la zone torride, la juste part d’avantages que la nature leur a départie ; mais un coup d’œil jeté sur l’avenir les consolera des dommages imaginaires.

Les mêmes causes, en effet, auxquelles l’Angleterre doit son élévation actuelle, feront parvenir l’Amérique, vraisemblablement dans le cours du siècle prochain, à un degré d’industrie, de richesse et de puissance, qui la placera au-dessus de l’Angleterre autant que l’Angleterre elle-même est aujourd’hui au-dessus de la Hollande. Par la force des choses, les États-Unis, d’ici là, se peupleront de centaines de millions d’habitants ; ils étendront sur toute l’Amérique centrale et méridionale leur population, leur constitution, leur culture et leur esprit, comme récemment ils l’ont fait à l’égard des provinces mexicaines limitrophes ; le lien fédératif unira entre elles toutes ces immenses contrées ; une population de plusieurs centaines de millions d’âmes exploitera un continent dont l’étendue et les ressources naturelles dépassent énormément celles de l’Europe ; et la puissance maritime du monde occidental surpassera alors celle de la Grande-Bretagne dans la même proportion que son littoral et ses fleuves surpassent le littoral et les fleuves britanniques en développement et en grandeur.

Ainsi, dans un avenir qui n’est pas extrêmement éloigné, la même nécessité qui prescrit aujourd’hui aux Français et aux Allemands de fonder une alliance continentale contre la suprématie britannique, commandera aux Anglais d’organiser une coalition européenne contre la suprématie de l’Amérique. Alors la Grande-Bretagne cherchera et trouvera dans l’hégémonie des puissances européennes associées sa sûreté et sa force vis-à-vis de la prépondérance de l’Amérique, et un dédommagement de la suprématie qu’elle aura perdue.

L’Angleterre fera donc sagement de s’exercer de bonne heure à la résignation, de se concilier par des concessions opportunes l’amitié des puissances européennes, et de s’accoutumer dès aujourd’hui à l’idée d’être la première parmi des égales[4].

  1. Depuis que ceci est écrit, l’Angleterre a accordé à ses colonies, en 1846, le droit de régler elles-mêmes leur législation de douane, de sorte qu’elles sont ouvertes aujourd’hui aux produits de l’étranger de même qu’à ceux de la métropole, et, en 1849, elle leur a permis de se servir de tout pavillon quelconque pour leurs importations et pour leurs exportations, sous la réserve toutefois d’un ordre en conseil de la couronne. (H. R.)
  2. Ce principe a reçu une consécration éclatante par l’ouverture du Céleste-Empire au commerce de toutes les nations, soit que l’un doive faire honneur de ce résultat à la libéralité des négociateurs anglais ou à prudence des mandarins chinois, et enfin à l’une ou à l’autre en même temps. (H. R.)
  3. List semble avoir prévu les déclarations échangées entre les principales puissances européennes à la suite du traité qui a terminé en 1856 la guerre d’Orient. (H. R.)
  4. Dans un écrit composé peu de temps avant sa mort, List a émis des idées bien différentes de celles que développe ce chapitre. Renonçant au projet d’une alliance continentale, il se fait le promoteur d’une alliance entre l’Allemagne et l’Angleterre. Au moment de sa publication dans la Gazette d’Augsbourg en 1847, j’ai essayé d’apprécier ce curieux opuscule dans les termes suivants :
      « List lui-même nous apprend dans un court avant-propos comment il a été amené à composer cet écrit. C’est, dit-il, le résumé, la quintessence de ses études depuis la publication de son Système national, c’est-à-dire durant un espace de six années. Déjà, depuis un an, il s’occupait de réunir ses idées, et il avait l’intention de publier ce nouveau travail comme une suite de son précédent ouvrage, en recourant d’abord à la publicité de la Gazette d’Augsbourg, lorsqu’il fit réflexion qu’au lieu d’appeler ainsi sur certains points l’attention des ennemis de l’Angleterre et de l’Allemagne, il serait plus convenable et plus patriotique de soumettre ses vues aux hommes d’État les plus éminents des deux pays. C’est ainsi qu’il conçut le projet d’un voyage à Londres, et que, encouragé par de puissants personnages, mais sans autre mission que celle qu’il s’était donnée à lui-même, il partit en qualité d’ambassadeur de l’Allemand Michel auprès de l’Anglais John Bull.
      « La négociation échoua complètement, et il faut avouer que List l’avait entreprise dans un moment des plus inopportuns. C’était au lendemain de la grande victoire de la Ligue et de l’adoption du bill des céréales, lorsque le règne du libre échange avait été établi en Angleterre, et qu’on s’y flattait de l’étendre au reste du monde par l’autorité de l’exemple. Venir dans un pareil moment proposer une alliance à l’Angleterre, eu lui demandant pour condition de cette alliance de ne pas mettre obstacle à l’affermissement du système protecteur en Allemagne, était une démarche hardie, paradoxale et d’un succès impossible. Les réponses de sir Robert Peel et de lord Palmerston à l’auteur du Mémoire ont été publiées dans les feuilles allemandes. Sir Robert Peel sympathise de tout son cœur à l’idée d’une étroite alliance entre l’Allemagne et l’Angleterre, mais il ne partage pas les idées de List sur les moyens de la réaliser. L’économiste allemand se trompe, dit-il, en pensant que, par le consentement qu’elle donnerait à l’établissement ou au maintien de droits élevés sur quelques-uns de ses produits, l’Angleterre se concilierait l’affection de l’Allemagne et jetterait les bases d’une amitié durable entre les deux contrées. Suivant lui, le but ne saurait être mieux atteint que par la suppression des obstacles à l’échange des produits respectifs ; l’opinion publique allemande ne lui paraît pas aussi prononcée que le soutient le docteur List en faveur du système protecteur ; si elle est telle, en effet, le devoir des hommes d’État et des écrivains de l’Allemagne est de combattre des idées tout à fait erronées, des idées préjudiciables à l’Allemagne aussi bien qu’à l’Angleterre et de nature à empêcher une intimité si désirable entre deux puissantes nations dont les intérêts politiques se confondent, pour ainsi dire. Ce langage de sir Hubert Peel était de tout point conforme aux traditions de la politique commerciale anglaise, et l’on ne pouvait en attendre un autre de celui qui venait de s’illustrer en consommant la grande réforme douanière de 1846. La lettre de lord Palmerston est écrite dans le même esprit, avec cette différence qu’au lieu d’être convenable et polie, elle est dogmatique et pédantesque.
      « List n’avait pourtant pas été avare de politesses envers l’Angleterre ; il lui prodiguait, au contraire, les éloges les plus vifs, et il ne la priait de permettre à l’Allemagne de devenir riche et puissante que pour servir un jour d’instrument à la grandeur britannique. On s’étonne, au premier abord, en lisant le Mémoire, de ce changement soudain de langage ; on se demande si c’est bien là le même homme, si c’est bien là le patriote ardent qui ne cessait d’exciter ses concitoyens à secouer le joug des Anglais, à les expulser du littoral de la mer du Nord, sans épargner au besoin l’invective à ces orgueilleux dominateurs. Si l’on regarde de plus près, c’est toujours en effet le même homme, invariablement appliqué à la poursuite du même but, l’émancipation de son pays ; il a seulement changé de moyens. Au milieu d’une lutte persévérante dont les résultats effectifs avaient été jusque là des plus minces, List s’était figuré qu’il pourrait obtenir du bon sens et de l’intérêt bien entendu de ses adversaires ce qu’il n’avait pu leur arracher en les combattant. C’était la plus étrange des illusions ; on ne doit jamais son émancipation qu’à soi-même, et les influences prépondérantes ne se retirent point volontairement, elles ne cèdent que devant une force supérieure. Le Zollverein ne se complétera que par ses seuls efforts, et l’Allemagne ne deviendra indépendante et riche qu’à la condition de surmonter tous les obstacles qui lui seront opposés ; ce développement pénible et disputé, c’est la loi de tous les peuples et de tous les temps. Peut-être, sous l’empire de la préoccupation du moment, celle d’écarter l’opposition des intérêts britanniques, List a-t-il fait bon marché de l’avenir de son pays en lui assignant pour destinée d’aider l’Angleterre à triompher de ses rivales et à étendre sur le monde, des parages de la Manche aux mers de la Chine et de la Malaisie, sans solution de continuité, le réseau d’une domination gigantesque. Est-ce donc pour ce rôle secondaire, pour cette mission subalterne qu’il a si éloquemment et si constamment convié l’Allemagne à l’unité ? Quelque puissantes que soient les affinités de race, elles ne suffisent pas cependant pour cimenter des alliances entre les peuples ; si la communauté d’origine n’empêche pas la rivalité des Etats-Unis avec l’Angleterre, on ne voit pas pourquoi, ainsi que List le suppose, elle deviendrait entre l’Angleterre et l’Allemagne, l’Allemagne devenue une et puissante, un principe d’intimité, d’une intimité qui subordonnerait l’un des deux pays à l’autre.
      « Cette alliance avec l’Angleterre avait pour but de mettre l’Allemagne à l’abri de l’ambition des deux grandes nations militaires entre lesquelles elle est située. Ici, nous devons le dire, List s’est trompé à l’égard de la France, et il a été profondément injuste envers elle. Si la Russie pèse sur la frontière orientale de l’Allemagne, comme L’Angleterre sur son littoral du Nord, la France aujourd’hui ne menace nullement sa frontière occidentale. Que List refuse à la nation française certaines facultés qu’elle n’a pas déployées jusqu’ici avec éclat, mais que, sous le régime de la liberté constitutionnelle, elle ne peut manquer d’acquérir, nous ne lui en ferons pas un sujet de reproche ; mais il est inexcusable à nos yeux de voir dans les Français d’à présent un peuple altéré de gloire militaire, dans leurs Institutions un mécanisme pour la guerre, dans les combats qu’ils livrent aux Arabes d’Afrique une préparation à la conquête du continent européen. Ces jugements erronés, que nous regrettons vivement de la part d’un écrivain dont l’autorité est grande au delà du Rhin, ne peuvent s’expliquer que par des impressions de jeunesse que les démonstrations belliqueuses de 1810 auront rafraîchies. Nul ne songe en France à recommencer l’épopée de l’empire ; toutes les pensées y sont tournées vers le développement des libertés publiques et du bien-être général ; une guerre sur le Rhin y est considérée comme une guerre impie, et l’un des mérites que l’on y trouve à la possession de l’Algérie, c’est d’être une des garanties de la paix en Europe, en ouvrant un meilleur champ de gloire et d’activité militaires. La France n’a plus de motifs de convoiter la limite du Rhin, du moment qu’elle est assurée des dispositions pacifiques et amicales de l’Allemagne ; et comme elle-même n’éprouve que de la sympathie pour le développement des libertés allemandes, comme elle est pleine de respect pour l’indépendance de sa voisine et que les progrès de celle-ci ne lui font point ombrage, elle est en droit de compter sur de semblables dispositions. (H. R.)