Système national d’économie politique/Livre 3/02


CHAPITRE II.

le système industriel, improprement appelé par l’école le système mercantile.[1]


Lorsque les grandes nationalités se constituèrent au moyen de réunions de peuples, opérées par la monarchie héréditaire, et de la centralisation de la puissance publique, les manufactures, le commerce et la navigation, c’est-à-dire les richesses avec la puissance maritime, se trouvaient en majeure partie, nous l’avons déjà fait voir, entre les mains de républiques municipales ou de confédérations de ces républiques. Mais, à mesure que les institutions de ces grandes nationalités se développèrent, on comprit de plus en plus la nécessité de naturaliser dans le pays ces éléments essentiels de puissance et de richesse.

Sentant qu’ils ne pourraient prendre racine ni fleurir que sur le terrain de la liberté, la puissance royale favorisa la liberté municipale, ainsi que les corporations dans lesquelles elle trouvait de plus un point d’appui contre une aristocratie féodale jalouse de son indépendance et hostile à l’unité nationale. Toutefois ce moyen fut reconnu insuffisant ; d’abord les avantages dont les particuliers jouissaient dans les villes libres et dans les républiques, étaient plus considérables que ceux que les monarchies pouvaient et osaient accorder aux habitants de leurs municipalités ; puis, sous le régime de la libre concurrence, il est très-difficile, impossible même à un pays qui a toujours fait de l’agriculture son occupation principale, de déposséder ceux qui, depuis des siècles, sont en possession des manufactures, du commerce et de la navigation ; enfin, au sein des grandes monarchies, les institutions féodales mettaient obstacle au développement de l’agriculture, par conséquent à l’essor des manufactures. C’est ainsi que le cours naturel des choses a conduit les grandes monarchies à restreindre l’importation des produits manufacturés, le commerce et la navigation de l’étranger, et à favoriser les manufactures, le commerce et la navigation du pays.

Tandis que, jusque-là, les taxes étaient établies principalement sur l’exportation des matières brutes, elles frappèrent alors principalement l’importation des produits fabriqués. Les avantages qui s’ensuivaient décidèrent les négociants, les marins, les fabricants des villes et des pays plus avancés à passer avec leurs capitaux dans les grandes monarchies où ils stimulèrent l’esprit d’entreprise chez les nationaux. La naissance de l’industrie fut promptement suivie de celle de la liberté. L’aristocratie féodale se vit obligée, dans son propre intérêt, à des concessions envers la population industrielle et commerçante aussi bien qu’envers la population rurale. De là des progrès dans l’agriculture, qui réagirent favorablement à leur tour sur les deux autres facteurs de la richesse nationale. Nous avons montré comment, à l’aide de ce système et de la réformation, l’Angleterre a grandi de siècle en siècle en forces productives, en liberté et en puissance. Nous avons exposé comment en France ce même système a été quelque temps imité avec succès, mais comment il y a échoué faute d’une réforme des institutions féodales, du clergé et de la monarchie absolue. Nous avons fait voir que la nationalité polonaise avait péri, parce que la monarchie élective ne possédait pas assez d’influence ni de stabilité pour faire surgir par ce moyen une bourgeoisie puissante et pour réformer l’aristocratie féodale.

Sous l’influence d’une telle politique, à la place de la cité commerçante et manufacturière et de la province agricole, le plus souvent sans lien politique avec elle, on vit apparaitre la nation, formant un ensemble harmonieux et complet en soi, dans laquelle, d’une part, les dissonances qui avaient existé entre la monarchie, l’aristocratie féodale et la bourgeoisie se changèrent en un accord satisfaisant, et, de l’autre, l’agriculture, l’industrie manufacturière et le commerce entretinrent les plus intimes relations. Ce fut là un état social infiniment plus parfait que le précédent, car l’industrie manufacturière, jusque-là resserrée dans les étroites limites de la république municipale, s’étendait à un vaste territoire ; toutes les ressources qui s’y trouvaient y étaient placées à sa disposition ; la division du travail et l’association des forces productives, dans les diverses branches de l’industrie manufacturière comme dans l’agriculture, se réalisaient sur une bien plus grande échelle ; la classe nombreuse des cultivateurs était politiquement et commercialement mise en contact avec les manufacturiers et les négociants, et ainsi la paix perpétuelle pour ainsi dire établie entre eux, l’action réciproque de l’agriculture et de l’industrie manufacturière pour jamais assurée, enfin les cultivateurs admis à tous les avantages qui accompagnent les manufactures et le commerce. Le pays à la fois agriculteur, manufacturier et commerçant est une ville qui embrasse toute une contrée, ou une campagne élevée au rang de ville. En même temps que la production matérielle augmentait sous les auspices de cette association, les forces morales ne pouvaient manquer de se développer, les institutions politiques de se perfectionner, les revenus publics, les moyens de défense et la population de s’accroître. Aussi la nation qui la première a complètement réalisé l’État à la fois agriculteur, manufacturier et commerçant, est-elle aujourd’hui, sous tous ces rapports, à la tête des autres nations.

Le système industriel ne fut point mis d’abord par écrit, il ne fut point imaginé par des écrivains ; il fut purement et simplement appliqué jusqu’à Steuart qui l’a retracé en grande partie d’après la pratique de l’Angleterre[2], de même qu’Antonio Serra avait pris dans l’histoire de Venise les éléments de son propre système. Le livre de Steuart, d’ailleurs, n’est pas à proprement parler une œuvre scientifique. La monnaie, les banques, la circulation du papier, les crises commerciales, la balance du commerce et la population en remplissent la plus grande partie ; les développements de Steuart sur ces matières sont aujourd’hui encore instructifs à plus d’un égard, mais présentés avec peu de suite et d’intelligence ; la même idée y est répétée jusqu’à dix fois. Les autres parties de l’économie politique sont superficiellement traitées ou complètement omises. Ni les forces productives ni les éléments du prix des choses n’y sont approfondis. L’auteur n’a jamais devant les yeux que l’expérience et la situation de l’Angleterre. Son livre en un mot offre tous les mérites et tous les défauts de la pratique anglaise et de celle de Colbert.

Voici en quoi consistent les mérites du système industriel vis-à-vis des systèmes qui lui ont succédé:

1° Il comprend l’importance des manufactures et leur influence sur l’agriculture, sur le commerce et sur la navigation du pays, et il les reconnaît franchement;

2° Il choisit en général le bon moyen pour créer l’industrie manufacturière dans la nation mûre à cet effet[3] ;

3° Il prend l’idée de nation pour point de départ, et considérant les nations comme des unités, il tient compte partout des intérêts nationaux.

Voici maintenant les points principaux par lesquels pêche ce système :

1° En général, il n’a pas une notion exacte du principe de l’éducation industrielle du pays ni des conditions de son application ;

2° Il provoque par conséquent de la part de peuples qui vivent sous un climat contraire aux manufactures, d’États trop petits ou trop peu avancés, une imitation mal entendue du système protecteur ;

3° Il veut, au détriment de l’agriculture, étendre la protection aux matières brutes, bien que l’agriculture soit suffisamment protégée par la nature des choses contre la concurrence étrangère ;

4° Il veut, au détriment de l’agriculture et contre toute justice, favoriser les manufactures en entravant l’exportation des matières brutes ;

5° Il n’enseigne pas à la nation parvenue à la suprématie manufacturière et commerciale qu’elle doit ouvrir son marché à la libre concurrence pour préserver de l’indolence ses manufacturiers et ses négociants ;

6° Dans la poursuite exclusive du but politique, il méconnaît les relations cosmopolites des nations entre elles, et le but du genre humain ; il entraîne ainsi les gouvernements à adopter la prohibition là où la protection aurait suffi, ou à établir des droits prohibitifs là où des droits modérés auraient mieux convenu ;

7° Enfin, par cet oubli complet du principe cosmopolite, il ne voit pas dans l’union future de tous les peuples, dans l’établissement de la paix perpétuelle et de la liberté générale du commerce, le but vers lequel tous les peuples doivent tendre et dont ils doivent de plus en plus se rapprocher[4].

Les écoles modernes ont injustement reproché à ce système de ne reconnaître d’autres richesses que les métaux précieux, bien que ce ne soient que des marchandises comme toutes les autres, et d’avoir pour maxime de vendre le plus possible aux autres pays en leur achetant le moins possible.

Pour ce qui est du premier reproche, on ne peut soutenir ni de l’administration de Colbert ni de celle des Anglais depuis Georges Ier, qu’elles aient attaché un si haut prix aux importations de métaux précieux. Encourager les manufactures, la navigation et le commerce extérieur du pays, tel était l’objet de leur politique commerciale, politique qui avait ses défauts, mais qui, dans l’ensemble, a produit des résultats considérables. Nous avons vu que, depuis le traité de Méthuen, les Anglais exportaient annuellement dans les Indes orientales de grandes quantités de métaux précieux, sans considérer ces envois comme un mal.

Lorsque les ministres de Georges Ier prohibèrent en 1721 l’importation des tissus de coton et des tissus de soie de l’Inde, ils ne dirent pas qu’il s’agissait pour une nation de vendre le plus possible à l’étranger et de lui acheter le moins possible ; cette absurdité fut ajoutée au système industriel par une école postérieure ; ils déclarèrent qu’une nation ne pouvait parvenir à la puissance et à la richesse qu’en exportant les produits de ses fabriques et en important des matières brutes et des denrées alimentaires. L’Angleterre a jusqu’ici suivi cette maxime, et c’est en la suivant qu’elle est devenue puissante et riche ; cette maxime est la seule vraie pour un pays de civilisation ancienne dont l’agriculture a déjà atteint un haut degré de développement[5] .


CHAPITRE III.

l'école physiocratique ou le système agricole.


Si la grande tentative de Colbert avait réussi, si la révocation de l’édit de Nantes, le faste de Louis XIV et sa passion pour la gloire, les débauches et les dissipations de son successeur n’avaient pas étouffé les germes que Colbert avait semés, si, en conséquence, il s’était formé en France une

  1. Par le système mercantile on ne doit pas entendre un système conçu exclusivement en vue des intérêts du commerce. L’expression générale de marchands désignait chez nous tous ceux qui exerçaient une industrie dans une ville, les manufacturiers tout comme les commerçants. Adam Smith a donné du système mercantile la définition suivante : « Son objet est d’enrichir une grande nation plutôt par le commerce et les manufactures que par la culture et l’amélioration des terres, plutôt par l’industrie des villes que par celle des campagnes. » C’est donc, on le voit, mal à propos que List substitue à un mot depuis longtemps adopté un autre terme dont la signification est moins étendue. Ce dernier, du moins, ne s’applique au système qu’il s’agit de dénommer qu’autant que ce système encourageait les manufactures. (H. R.)
  2. Ce système a eu pour organes, au siècle dernier, en France Melon et Forbonnais, outre-Rhin J. G. Busch, de Hambourg, que les Allemands citent encore aujourd’hui avec respect comme le fondateur de la science dans leur pays. (H. R.)
  3. Voici ce que dit Steuart, livre ler, chap. xxix : « Pour l’avancement de l’industrie, un homme d’État doit agir aussi bien que permettre, il doit protéger. La fabrication des laines aurait-elle jamais pu être introduite en France par la seule considération des avantages que la France en a retirés, si le roi n’avait pas entrepris de la soutenir, en accordant divers privilèges aux fabricants et en prohibant sévèrement les draps étrangers ? Y a-t-il d’autres moyens d’établir en quelque lieu que ce soit une nouvelle fabrication ? »
  4. Ce reproche est-il mérité ? Est-il vrai que la pratique administrative ne se préoccupe que du moyen, qui est la restriction, et n’aperçoive pas le but qui est la liberté ? On ne peut le dire du moins de l’administrateur qui a personnifié pendant une assez longue période le système protecteur de la France ; M. de Saint-Cricq ne considérait pas la protection comme éternelle ; en présentant le projet de loi de douane de 1829, il déclarait nettement qu’il fallait tendre vers la liberté commerciale ; et telle a été, il convient de l’ajouter, la doctrine constante de l’administration française depuis cette époque. (H. R.)
  5. L’opinion vulgaire qui attachait un prix exagéré à la possession des métaux précieux est fort ancienne, on la retrouve chez les écrivains de l’antiquité, et elle ne peut être imputée au système mercantile, qui n’a pas su, il est vrai, s’élever au-dessus d’elle, mais qui, cependant, a provoqué la levée des restrictions et la sortie du numéraire, quand ce numéraire était employé dans le commerce des Indes orientales. Les erreurs de nos aïeux en matière d’industrie et de commerce jusqu’à l’avènement de la science économique ont été nombreuses ; on les trouve en quelque sorte résumées dans un passage de l’ouvrage le plus populaire de François Bacon, ses Essais de morale et de politique, où elles sont mêlées à des vérités : « Les moyens qui peuvent diminuer la pauvreté dans un État consistent à dégager toutes les routes du commerce, à lui en ouvrir de nouvelles et à en bien régler la balance, à encourager les manufactures, à bannir l’oisiveté, à mettre un frein au luxe et aux dépenses ruineuses par des lois somptuaires, et à encourager aussi par des récompenses et par de bonnes lois les perfectionnements agricoles, à régler le prix des denrées, à modérer les taxes… Une nation ne peut s’accroître, par rapport aux richesses, qu’aux dépens des autres, attendu que, ce qu’elle gagne, il faut bien que quelqu’un le perde. Or, il est trois sortes de choses qu’une nation peut vendre à une autre, savoir, le produit brut, le produit manufacturé et le prêt. Lorsque ces trois roues principales tournent avec aisance, les richesses affluent dans le pays. Quelquefois, suivant l’expression du poète, le travail a plus de prix que la matière ; je veux dire que le prix de la main-d’oeuvre ou du transport excède souvent celui de la matière première et enrichit plus promptement un État. C’est ce dont nous voyons un exemple éclatant dans les Pays-Bas. » Toutes les hérésies économiques contenues dans ces lignes constituent-elles ce qu’on appelle le système mercantile ? C’est une affaire de définition. Ce qui caractérise essentiellement ce système, c’est, comme le dit Adam Smith, de chercher à enrichir les sociétés particulièrement à l’aide des manufactures et du commerce ; et l’état social de l’Europe avant 1789 explique suffisamment une préférence qui n’a plus de sens aujourd’hui ; cette tendance de la pratique qui résultait de la nature des choses a trouvé ses théoriciens inexpérimentés, dont les doctrines n’ont exercé d’ailleurs sur elle que peu d’influence ; car les restrictions commerciales ont été provoquées par l’intérêt bien ou mal entendu du travail du pays et par les haines nationales beaucoup plus souvent que par la théorie de la balance du commerce. Le grand moyen du système mercantile, ou la protection douanière, a survécu à cette théorie aujourd’hui décriée, et il a peut-être encore plus d’avenir que beaucoup d’économistes ne le supposent. Quoi qu’il en soit, la science doit faire une certaine part à ce qui a occupé et à ce qui occupe encore dans les faits une si large place. (H. R.)
      — Quelles qu’aient été les erreurs et les absurdités du système mercantile tel qu’il a été pratiqué par les hommes d’État de l’Angleterre durant les deux derniers siècles, elles ne sont pas comparables aux erreurs et aux absurdités de la théorie actuellement en vogue, telle qu’elle a été développée par les économistes. Les deux systèmes exagèrent l’importance du commerce, et en font un agent principal dans la production de la richesse. Ils oublient que le commerce n’est que le serviteur de l’industrie, l’agent de la distribution des produits de celle-ci. Le système mercantile a sur l’école moderne cet avantage, qu’il employait les restrictions commerciales pour protéger et pour encourager l’industrie, tandis que l’école ne demande autre chose que des opérations de négociants affranchis de toute entrave et libres de faire tout ce que l’amour du gain peut leur conseiller. Si l’ancien système a été appelé système mercantile, le nouveau devrait être désigné par le nom de système commercial, comme étant, en réalité, beaucoup plus commercial que le premier. Il remet les intérêts de l’industrie, les intérêts matériels du pays en général, aux mains des négociants.
      Nous espérons que le temps n’est pas éloigné où le système industriel sera inauguré, non-seulement pour la production de la richesse, mais pour le développement du bien-être de l’homme, ainsi que des ressources et de la puissance de la nation. (S. Colwell.)