Système national d’économie politique/Livre 2/17


CHAPITRE XVII.

La douane et l'école régnante.


L’école régnante ne distingue pas, quant à l’effet des droits protecteurs, entre la production agricole et la production manufacturière ; elle invoque à tort l’influence fâcheuse que ces droits exercent sur la première, comme preuve qu’ils opèrent de même sur la seconde[1].

En ce qui touche l’introduction des manufactures, l’école ne distingue pas entre les nations qui n’ont pas de vocation pour elles, et celles qu’y appelle la nature de leur territoire, leurs progrès agricoles, leur civilisation et le besoin d’assurer pour l’avenir leur prospérité, leur indépendance et leur puissance.

L’école méconnaît que, sous le régime d’une concurrence sans limites avec des nations manufacturières exercées, une nation peu avancée encore, quelque réelle que soit sa vocation, ne saurait, sans protection douanière, arriver à un complet développement manufacturier, à une complète indépendance.

Elle ne tient pas compte de l’influence de la guerre ; elle ne s’est pas aperçue en particulier que la guerre constitue un système de prohibition, dont le système prohibitif des douanes n’est qu’une continuation nécessaire.

Elle se prévaut des bienfaits de la liberté du commerce intérieur pour prouver que les nations ne peuvent parvenir que par la liberté absolue du commerce international au comble de la prospérité et de la puissance, lorsque l’histoire cependant montre partout le contraire.

Elle prétend que les mesures protectrices procurent aux fabricants du pays un monopole et les rendent indolents, tandis que la concurrence intérieure est pour eux, en tout pays, un assez actif aiguillon.

Elle veut nous faire croire que les droits protecteurs favorisent les fabricants aux dépens des agriculteurs, quand il est évident que l’agriculture indigène retire de l’existence dans le pays d’une industrie manufacturière d’immenses avantages, au prix desquels les sacrifices que le système protecteur lui impose sont insignifiants.

Son argument capital contre les droits protecteurs est celui des frais que coûte l’administration des douanes et des inconvénients de la contrebande. Ce sont là des maux incontestables ; mais faut-il s’en préoccuper lorsqu’il s’agit de mesures qui exercent une si profonde influence sur l’existence, sur la puissance et sur la prospérité du pays ? Les inconvénients des armées permanentes et de la guerre sont-ils une raison pour qu’une nation renonce à se défendre ? Lorsqu’on allègue que les droits qui excèdent notamment les primes d’assurances de la contrebande servent uniquement à encourager ce commerce illicite, et ne favorisent point les manufactures du pays, on n’a raison qu’à l’égard des mauvaises administrations douanières, des territoires mal arrondis et de peu d’étendue, de la consommation aux frontières et des droits élevés sur les articles de luxe d’un faible volume. Mais l’expérience enseigne partout qu’avec une bonne organisation et un tarif sagement calculé, dans les grands États dont le territoire est bien arrondi, le but de la protection ne saurait être sensiblement contrarié par la contrebande. Pour ce qui est des frais de douane, la perception des droits fiscaux en absorbe déjà une grande partie, et l’école ne prétend pas que les grands États doivent se passer de ces sortes de droits.

L’école, du reste, ne rejette pas toute protection douanière.

Adam Smith permet dans trois cas la protection de l’industrie du pays : premièrement comme mesure de rétorsion, si une nation étrangère repousse nos marchandises et que nous ayons lieu d’espérer que nos représailles la décideront à retirer ses restrictions ; en second lieu, pour la défense nationale, dans le cas où les articles manufacturés nécessaires à cet effet n’auraient pas pu être produits dans le pays sous le régime de la libre concurrence ; troisièmement comme moyen d’égalisation, lorsque les produits étrangers se trouvent moins taxés que les produits nationaux. Say repousse la protection dans toutes ces hypothèses, mais il l’admet dans une quatrième, celle d’une industrie qui paraît pouvoir devenir assez avantageuse au bout de quelques années pour n’en avoir plus besoin.

C’est donc Adam Smith qui veut introduire dans la politique commerciale le principe de rétorsion, principe qui peut conduire aux mesures les plus insensées et les plus funestes, surtout si les représailles, ainsi que Smith le demande, doivent être retirées aussitôt que l’étranger consent au retrait des restrictions qu’il avait établies. Supposez que l’Allemagne se venge par des représailles des obstacles que l’Angleterre met à l’exportation de ses blés et de ses bois, qu’elle prohibe les objets manufacturés de celle-ci et fasse naître ainsi artificiellement une industrie manufacturière indigène, si l’Angleterre se décide à ouvrir ses ports aux blés et aux bois allemands, l’Allemagne devra-t-elle laisser périr une création qui a exigé d’énormes sacrifices ? Quelle extravagance ! L’Allemagne eût dix fois mieux fait de supporter paisiblement toutes les mesures restrictives de l’Angleterre, et, au lieu d’encourager chez elle la naissance des manufactures, d’empêcher le développement de celles qui, sans protection douanière, auraient surgi par le seul effet des prohibitions anglaises.

Le principe de rétorsion n’est rationnel et applicable qu’autant qu’il s’accorde avec celui de l’éducation industrielle du pays, et qu’il en est comme l’auxiliaire.

Oui, il est raisonnable et avantageux pour une nation de répondre, par des restrictions qui atteignent les produits manufacturés de l’Angleterre, à celles de l’Angleterre contre ses produits agricoles, mais seulement pour une nation appelée à acclimater chez elle l’industrie manufacturière et à la conserver à tout jamais.

Par la seconde exception Adam Smith justifie en réalité non-seulement la protection des manufactures qui fournissent les munitions militaires, par exemple des fabriques d’armes et de poudre, mais tout le système protecteur tel que nous l’entendons ; car l’industrie manufacturière que ce système crée dans le pays exerce sur l’accroissement de sa population, de ses richesses matérielles, de sa puissance mécanique, de son indépendance et de toutes ses ressources intellectuelles, par conséquent de ses moyens de défense, incomparablement plus d’influence que ne le ferait la fabrication pure et simple des armes et de la poudre.

On peut en dire autant de la troisième exception. Si les impôts qui pèsent sur notre production autorisent des droits protecteurs sur les produits moins taxés de l’étranger, pourquoi les autres désavantages de nos manufactures vis-à-vis des manufactures étrangères ne légitimeraient-ils pas la protection de l’industrie du dedans contre la concurrence écrasante de celle du dehors[2] ?

J.-B. Say a compris l’inconséquence de ces exceptions ; mais celle qu’il leur a substituée ne vaut pas mieux. Car, chez une nation que ses dons naturels et sa culture appellent à l’industrie manufacturière, à peu près toutes les branches de cette industrie doivent fleurir à l’aide d’une protection persévérante et énergique, et il est ridicule de ne lui accorder que quelques années pour se perfectionner dans une grande industrie ou dans l’ensemble de ses industries, comme à un apprenti cordonnier pour apprendre à faire des chaussures[3].

Dans ses perpétuelles déclamations sur les immenses avantages de la liberté absolue du commerce et sur les inconvénients de la protection douanière, l’école a l’habitude d’invoquer l’exemple de quelques peuples. La Suisse prouve que l’industrie peut fleurir sans protection douanière et que la liberté absolue du commerce international est le fondement le plus solide de la prospérité publique. Le sort de l’Espagne fournit à toutes les nations qui cherchent dans la protection douanière assistance et salut, un exemple effrayant des désastreux effets de cette protection. L’Angleterre, si bien faite, ainsi que nous l’avons montré dans un précédent chapitre, pour servir de modèle et d’objet d’émulation à toutes les nations qui ont une vocation manufacturière, est citée par les théoriciens à l’appui de leur assertion que la faculté d’exercer l’industrie manufacturière est un don naturel exclusivement réservé à certains pays, comme la faculté de produire des vins de Bourgogne, et que l’Angleterre, entre toutes les autres contrées, a reçu la mission de s’adonner aux manufactures et au commerce en grand. Examinons de près ces exemples.

En ce qui touche la Suisse, on doit remarquer tout d’abord qu’elle n’est point une nation, une nation normale, une grande nation, mais un assemblage de municipalités. Sans littoral maritime, resserrée entre deux grandes contrées, elle ne peut ambitionner une navigation marchande ni des relations directes avec les pays de la zone torride ; elle ne peut songer à se créer des forces navales, à fonder ou à acquérir des colonies. La Suisse a jeté les bases de sa prospérité actuelle, qui est au surplus fort modeste, dès le temps ou elle appartenait à l’empire d’Allemagne. Depuis lors elle a été fort épargnée par la guerre ; les capitaux ont pu s’y accroître de génération en génération, d’autant mieux que ses gouvernements municipaux ne lui demandaient, pour ainsi dire, aucun impôt. Tandis que, dans les derniers siècles, le reste de l’Europe était en proie au despotisme, au fanatisme religieux, à la guerre et aux révolutions, la Suisse offrait un asile à tous ceux qui cherchaient un abri pour leurs capitaux et pour leurs talents, et il lui vint ainsi du dehors d’importantes ressources. L’Allemagne ne s’est point rigoureusement close vis-à-vis de la Suisse, et une grande partie de la production manufacturière de celle-ci y a de tout temps trouvé un débouché. Son industrie n’était pas du reste une industrie nationale à proprement parler, embrassant les objets de consommation générale, c’était principalement une industrie de luxe dont les produits étaient aisément introduits par la contrebande dans les pays voisins ou dans les contrées lointaines. De plus, la situation du pays est merveilleusement favorable et, à quelques égards, privilégiée pour le commerce intermédiaire. Déjà la facilité de connaître les idiomes, les lois, les institutions, la civilisation des trois nations limitrophes assurait aux Suisses de notables avantages pour ce commerce et pour tout le reste. La liberté civile et religieuse et la diffusion des lumières entretinrent parmi eux une vie, un esprit d’entreprise, qui, dans l’insuffisance de leur agriculture et de leurs ressources intérieures, les firent émigrer à l’étranger, où, par le service militaire, par le commerce et par toute sorte de professions, ils ramassaient une fortune pour la rapporter dans leur pays. Si, dans cette situation exceptionnelle, il s’est accumulé en Suisse des capitaux matériels et intellectuels pour faire marcher quelques industries de luxe[4] qui pouvaient vivre sans protection douanière avec les débouchés extérieurs, il n’en faut pas conclure que de grandes nations placées dans de tout autres circonstances puissent suivre le même système. Dans l’exiguïté de ses impôts la Suisse possède un avantage que de grandes nations ne peuvent acquérir qu’à la condition de se dissoudre en municipalités comme la Suisse, et d’exposer ainsi leur nationalité aux attaques des étrangers.

Que l’Espagne ait commis une extravagance en prohibant l’exportation des métaux précieux, lorsqu’elle en produisait avec surabondance, tout homme de sens le reconnaîtra. Mais on impute à tort la décadence industrielle et la ruine de l’Espagne aux entraves qu’elle avait mises à l’importation des objets manufacturés. Si l’Espagne n’avait pas chassé les Maures et les Juifs et n’avait jamais eu d’Inquisition, si Charles-Quint lui avait accordé la liberté de conscience, si ses prêtres et ses moines s’étaient fait les éducateurs du peuple et que leurs richesses excessives eussent été sécularisées ou du moins réduites au nécessaire, si la liberté civile eût ainsi gagné du terrain, si la noblesse féodale avait été corrigée et la monarchie contenue, si, en un mot, l’Espagne avait eu, à la suite d’une réformation, un développement politique analogue à celui de l’Angleterre, et que le même esprit eût pénétré dans ses colonies ; les mesures de prohibition et de protection auraient eu en Espagne les mêmes résultats qu’en Angleterre. C’est d’autant plus probable qu’à l’époque de Charles-Quint, les Espagnols étaient, sous tous les rapports, supérieurs aux Anglais et aux Français, et n’étaient devancés que par les habitants des Pays-Bas, dont le génie industrieux et commerçant aurait pu être communiqué à l’Espagne par la protection douanière, si les institutions espagnoles avaient appelé l’immigration des talents et des capitaux de l’étranger au lieu de renvoyer à l’étranger ceux du pays.

Nous avons indiqué dans le cinquième chapitre de notre premier livre les causes de la suprématie manufacturière et commerciale de l’Angleterre.

C’est principalement la liberté de penser et la liberté civile, l’excellence de la constitution et des institutions politiques en général qui ont mis la politique commerciale anglaise à même d’exploiter les richesses naturelles du sol et de développer les forces productives de la nation. Mais qui oserait contester aux autres nations la faculté de s’élever au même degré de liberté ? Qui oserait soutenir que la nature a refusé aux autres peuples les moyens de se livrer à la fabrication ?

On a souvent allégué la richesse immense de l’Angleterre en houille et en fer comme une preuve de sa vocation toute spéciale pour les manufactures. Il est vrai qu’en cela l’Angleterre a reçu de la nature une grande faveur ; mais on peut répondre que, sous le rapport de ces matières, la nature n’a pas traité les autres pays en marâtre, que c’est le plus souvent le défaut de bonnes voies de communication qui les empêche de tirer tout le parti possible de leurs richesses, que d’autres contrées possèdent en abondance des forces hydrauliques inemployées, qui coûtent moins cher que la force de la vapeur ; qu’au besoin la houille peut y être remplacée par d’autres combustibles, que beaucoup de pays présentent pour la fabrication du fer des ressources inépuisables, et qu’on peut se procurer ces matières par la voie de l’échange.

Quelques mots, en terminant, des traités de commerce qui stipulent de réciproques concessions de douane. L’école repousse ces traités comme inutiles et nuisibles, tandis que nous y voyons le moyen le plus efficace d’adoucir peu à peu les rigueurs des législations douanières et de conduire graduellement les nations à la liberté du commerce. Sans doute les traités qu’on a vus jusqu’ici ne sont pas fort encourageants. Nous avons montré dans de précédents chapitres quels désastres ont causés le traité de Méthuen en Portugal et le traité d’Éden en France. Les tristes résultats de ces concessions réciproques semblent avoir motivé la répugnance de l’école pour les traités de commerce en général. Son principe de la liberté absolue du commerce y a été manifestement contredit par les faits ; car, conformément à ce principe, les traités auraient dû être avantageux pour les deux parties, au lieu de devenir une cause de ruine pour l’une et d’immenses profits pour l’autre[5]. Si nous recherchons l’explication de ces effets si différents, nous trouvons que, par suite de ces traités, le Portugal et la France renonçaient en faveur de l’Angleterre aux progrès qu’ils avaient déjà accomplis dans les manufactures comme à ceux qui pouvaient leur être ultérieurement réservés, en vue de développer l’exportation de leurs produits agricoles en Angleterre ; et que ces deux pays sont tombés ainsi d’un degré relativement élevé de culture à un degré inférieur. Il s’ensuit qu’une nation qui, par des traités de commerce, sacrifie son industrie manufacturière à la concurrence de l’étranger et s’oblige ainsi à tout jamais à rester dans l’humble condition de nation purement agricole, commet un acte de folie. Mais il ne s’ensuit nullement que les traités destinés à encourager l’échange réciproque des produits agricoles et des matières brutes ou l’échange réciproque des produits manufacturés, soient nuisibles et condamnables.

Nous avons déjà établi que le libre commerce des produits agricoles et des matières brutes est utile à toutes les nations dans tous les degrés de culture ; par conséquent, un traité qui diminue ou qui supprime les entraves que rencontre ce commerce, doit profiter aux deux parties contractantes. Tel serait, par exemple, un traité entre la France et l’Angleterre qui faciliterait l’échange réciproque des vins et des eaux-de-vie contre les fers bruts et les houilles, ou un traité entre la France et l’Allemagne qui faciliterait l’échange du vin, de l’huile et des fruits secs contre les grains, les laines et les bestiaux.

Il résulte de nos déductions antérieures que la protection ne contribue à la prospérité d’une nation qu’autant qu’elle répond à son degré d’éducation industrielle ; que tout excès de protection est nuisible ; que les nations ne peuvent parvenir que graduellement à la perfection dans les manufactures. Deux nations, à des degrés différents d’éducation industrielle, peuvent donc, avec un égal avantage, se faire, par voie de traité, des concessions réciproques pour l’échange de produits manufacturés différents. La nation la moins avancée, hors d’état de fabriquer elle-même avec profit les articles fins, de coton et de soie par exemple, peut néanmoins être en mesure de fournir à la plus avancée une partie de son approvisionnement en articles communs.

De pareils traités sont plus admissibles encore et de nature à produire de meilleurs effets entre des nations qui se trouvent à peu près au même degré d’éducation industrielle, entre lesquelles, par conséquent, la concurrence, au lieu d’être restrictive ou paralysante, et d’assurer le monopole de l’une d’elles, ne fait, comme dans le commerce intérieur, qu’exciter l’émulation et provoquer les perfectionnements et les réductions de prix. Tel est le cas pour la plupart des nations du continent. La France, l’Autriche et l’Association allemande, par exemple, n’auraient que d’excellents résultats à attendre d’une modération des droits de douane, et, même entre ces contrées et la Russie, des concessions pourraient être échangées à l’avantage commun. Ce que toutes ont aujourd’hui à redouter, c’est uniquement la prépondérance de l’Angleterre[6].

De ce point de vue, la suprématie britannique dans les manufactures, dans le commerce, dans la navigation marchande et dans la possession de colonies paraît actuellement le plus grand de tous les obstacles au rapprochement des nations ; et toutefois on doit reconnaître qu’en s’efforçant d’atteindre à cette suprématie, la Grande-Bretagne a immensément augmenté la puissance productive du genre humain et qu’elle l’augmente encore tous les jours[7]. .

  1. List, nous en avons déjà fait la remarque, a distingué ici à tort l’agriculture d’avec l’industrie manufacturière. La protection peut, dans certains cas, venir en aide à la première tout aussi utilement qu’à la seconde. Une différence, néanmoins, que List n’a pas aperçue, et sur laquelle il convient d’insister, c’est que, sous l’action de la concurrence intérieure, les profits des capitaux employés dans les fabrications protégées ne tardent pas à se réduire au taux commun, tandis que, le sol constituant un monopole naturel, la mise en culture de nouveaux terrains que provoque la protection à l’agriculture, tend à accroître d’une manière permanente la rente des terrains les plus fertiles ou placés dans les conditions le plus favorables. (H. R.)
  2. Les exceptions admises par Adam Smith à la liberté du commerce ne sont ici ni exposées avec une suffisante exactitude, ni toutes appréciées convenablement.
      L’auteur de la Richesse des nations, livre IV, chapitre ii, distingue d’abord deux cas dans lesquels il est avantageux en général d’établir quelque charge sur l’industrie étrangère pour encourager l’industrie nationale. Le premier, c’est quand une branche particulière de travail est nécessaire à la défense du pays, et Smith cite à ce propos l’acte de navigation ; il revient sur ce cas au chapitre v du même livre, et accorde que, si une fabrication nécessaire à la défense nationale ne peut se soutenir sans protection, il sera raisonnable que les autres industries soient imposées pour l’encourager ; que, d’après ce principe, les primes qui étaient alors allouées en Angleterre à l’exportation des voiles et de la poudre pouvaient peut-être se justifier. Le second cas, c’est quand le produit national est chargé lui-même de quelque impôt dans l’intérieur ; il lui paraît convenable qu’on établisse un pareil impôt sur le produit semblable venu de l’étranger. Plus loin il admet une troisième exception, qui se motive sur les forts droits ou sur les prohibitions par lesquelles une nation étrangère empêche l’importation chez elle de nos produits manufacturés ; suivant lui, des représailles peuvent être alors d’une bonne politique, s’il y a probabilité qu’elles amènent la révocation des gros droits ou des prohibitions dont on a à se plaindre ; car, ajoute-t-il, l’avantage de recouvrer un grand marché étranger fera plus que compenser l’inconvénient passager de payer plus cher, pendant un court espace de temps, quelques espèces de marchandises.
      List est fondé à soutenir que l’exception qui s’appuie sur la nécessité de la défense nationale implique la concession de tout le système protecteur tel qu’il l’entend, système où il voit un moyen d’accroître les ressources et d’assurer l’indépendance du pays. Mais la conclusion semblable qu’il tire de celle relative aux industries qui supportent des droits à l’intérieur, est évidemment fautive. Smith, en effet, distingue avec soin les taxes directement et spécialement imposées sur certaines marchandises, telles que les droits d’excise, qui, établis aussi sur les produits étrangers, ne donnent point à l’industrie nationale le monopole du marché intérieur et ne portent point vers un emploi particulier plus de capital et de travail qu’il ne s’en serait porté naturellement, et le système des impôts en général, à quelque degré qu’il affecte ces marchandises. Smith n’admet pas que le gouvernement ait à encourager l’emploi des capitaux et de l’industrie des particuliers dans cette cherté artificielle causée par les impôts plus que dans la cherté naturelle qui résulte de la pauvreté du sol ou de la rigueur du climat. Quant aux mesures de rétorsion contre les nations étrangères qui repoussent nos produits, l’histoire commerciale offre, on ne peut le nier, quelques exemples, même récents, où elles ont porté de bons fruits en provoquant des arrangements avantageux aux deux parties contractantes ; mais, à part ces cas peu fréquents, elles constituent une détestable politique, qu’Adam Smith blâme aussi énergiquement que qui que ce soit. Toute nation a le droit de régler sa législation de douane en vue de ses intérêts bien ou mal compris, sans que les étrangers qui peuvent ainsi se trouver lésés soient autorisés à se plaindre d’actes que n’ont point dictés des sentiments hostiles.
      Adam Smith, au surplus, est fort modéré dans l’application de sa doctrine, et il fait au système protecteur plus d’une concession. Voici, par exemple, comment il s’exprime, livre V, chap. ii : « Si l’on supprimait toutes les prohibitions, et qu’on assujettit tous les objets de fabrication étrangère à des droits modérés, et tels que l’expérience les démontrerait propres à rendre sur chaque article le plus gros revenu à l’État, alors nos propres ouvriers se trouveraient jouir encore, sur notre marché, d’un avantage assez considérable, et l’État retirerait un très-gros revenu d’une foule d’articles d’importation dont à présent quelques-uns ne lui en rapportent aucun, et d’autres lui en rapportent un presque nul. » C’est le système qui a été appliqué par MM. Polk et Walker, auteurs du tarif américain de 1846, dans des proportions, il est vrai, que Smith n’eût probablement pas avouées ; ce tarif, calculé en vue du plus gros revenu possible, impliquait cependant une protection (incidental protection) même assez élevée, mais une protection aveugle, à ce point que la matière première y était souvent imposée plus fortement que le produit qu’elle sert à fabriquer. Un tarif libre-échangiste conséquent ne doit point admettre de droits à l’entrée des articles qui ont leurs analogues dans la production du pays.
      Adam Smith, le croirait-on, n’avait pas une foi robuste dans l’avenir de la liberté du commerce en Angleterre : « S’attendre, a-t-il écrit, livre IV, chap. ii, que la liberté du commerce puisse jamais être entièrement rendue à la Grande-Bretagne, ce serait une aussi grande folie que d’espérer y voir jamais se réaliser la république d’Utopie ou celle d’Océana. » (H. R.)
  3. La pensée de J.-B. Say est rendue dans ce passage plus inexactement encore que celle d’Adam Smith. List a quelquefois le défaut de citer de mémoire. Bien loin de trouver inconséquentes les deux exceptions formellement admises par son maître, J.-B. Say, dans son Traité d’économie politique, liv. I, chap. xvii, les adopte en les reproduisant ; il étend même la seconde, celle qui concerne les produits chargés de quelque droit à l’intérieur, jusqu’à approuver les restrictions à l’importation des céréales en Angleterre à cause des impôts excessifs qui pèsent sur l’agriculture, impôts qui n’offrent pas cependant le caractère de spécialité voulu par Adam Smith, comme, par exemple, les droits d’excise sur la fabrication du verre ou sur celle du papier ; et c’est, là, certes, une large concession. Pour ce qui est des mesures rétorsives, il les condamne sans réserve.
      Say ajoute:« Peut-être un gouvernement fait-il bien d’accorder quelques encouragements à une production qui, bien que donnant de la perte dans les commencements, doit donner évidemment des profits au bout de peu d’années…… Il est des circonstances qui peuvent modifier cette proposition généralement vraie, que chacun est le meilleur juge de l’emploi de son industrie et de ses capitaux. Smith a écrit dans un temps et dans un pays où l’on était et où l’on est encore fort éclairé sur ses intérêts, et fort peu disposé à négliger les profits qui peuvent résulter des emplois de capitaux et d’industrie, quels qu’ils soient. Mais toutes les nations ne sont pas encore parvenues au même point. Combien n’en est-il pas où, par des préjugés que le gouvernement seul peut vaincre, on est éloigné de plusieurs excellents emplois de capitaux !… Toute application neuve de la puissance d’un capital y est un objet de méfiance ou de dédain, et la protection accordée à un emploi de travail et d’argent vraiment profitable, peut devenir un bienfait pour le pays. On possède actuellement en France les plus belles manufactures de draps et de soieries qu’il y ait au monde ; peut-être les doit-on aux sages encouragements de Colbert. Il avança 2.000 francs aux manufactures sur chaque métier battant, etc. »
      A part les mots:au bout de peu d’années, contre lesquels List a raison de se récrier, ces lignes, où l’argument de Smith est restreint dans de sages limites, semblent au premier abord une timide esquisse de la doctrine si vigoureusement accusée dans le Système national. Say, néanmoins, paraît avoir voulu parler, non de la protection proprement dite, mais des primes, des encouragements directs aux entrepreneurs, tels que ceux qu’il rappelle de la part de Colbert. Ce qui confirme cette interprétation, c’est non-seulement l’endroit du Traité où se trouve le morceau, mais encore le blâme sévère formulé dans le Cours complet, IVème partie, chap. xviii, contre la protection en tant que moyen de doter un pays d’une industrie nouvelle.
      Rossi, on a déjà eu occasion de le signaler, admet au besoin la protection dans ce dernier cas, à la fin d’une leçon qui se termine ainsi : « En résumé, il est irrécusable qu’il est des exceptions au principe de la liberté de l’industrie et du commerce, exceptions dont les unes ont leur fondement dans la science économique elle-même, et les autres découlent de considérations morales et politiques. » (H. R.)
  4. La liberté a fait surgir en Suisse d’autres industries que des industries de luxe, de celles qui exigent le plus d’habileté et d’efforts, notamment la construction des machines et la filature du coton ; cette dernière a été aidée par le système continental ; toutes l’ont été par l’exiguïté des salaires dont se contentent des ouvriers souvent possesseurs d’un petit champ. Dans les débats récents auxquels a donné lieu en Suisse la centralisation des péages, ou, en d’autres termes, la substitution d’un tarif fédéral à une multitude de droits cantonaux, des demandes de protection ont été formées par quelques cantons manufacturiers de l’Est, mais elles n’ont pas été accueillies. En revanche, le nouveau système, à tous autres égards fort libéral, protège les vignobles du pays, en exigeant des vins étrangers, non-seulement un droit fédéral d’entrée, mais encore des taxes cantonales de consommation excédant celles qui se perçoivent sur les vins indigènes. (H. R.)
  5. A cela les libre-échangistes sont en droit de répondre, comme ils l’ont fait au surplus, que leur principe n’a rien de commun avec des stipulations d’avantages exclusifs en faveur d’une nation en particulier, et ne peut être par conséquent rendu responsable des tristes résultats de tel ou tel traité de commerce. (H. R.)
  6. Les traités de commerce qui se négocient de nos jours sont de plus d’une espèce. Les nations européennes ont coutume de régler par des stipulations formelles les conditions de leurs relations avec les États non chrétiens ; de plus, pour la sécurité de leur commerce, elles astreignent par des actes solennels les pays encore imparfaitement civilisés de l’Amérique méridionale et centrale au respect des principes du droit des gens qui, en Europe, n’ont plus besoin d’être exprimés ; de pareils traités sont nécessaires et irréprochables. Les conventions par lesquelles deux peuples s’accordent des réductions réciproques et exclusives sur quelques-unes de leurs marchandises, sont devenues plus rares, et souvent elles sont empêchées par la stipulation, écrite dans beaucoup d’actes diplomatiques, du traitement de la nation la plus favorisée. Cependant il en existe encore, et il s’en prépare de nouvelles que la politique et l’économie politique s’accordent à justifier ; ce sont surtout celles qui lient l’un à l’autre des pays limitrophes, soit qu’elles frayent la voie à une association douanière, soit qu’elles aient simplement pour but de faciliter les relations de voisinage. Ces conventions, qui ne reposent pas sur les bases justement réprouvées par les pères de la science économique, trouvent habituellement appui parmi les partisans les plus décidés de la liberté des échanges. On peut en dire autant des traités de réciprocité en matière de navigation, lesquels ont pour objet de lever des restrictions et d’ouvrir au commerce des voies nouvelles. (H. R.)
  7. Ici se termine l’exposé de la théorie de List. Quiconque a suivi le mouvement des idées économiques, la polémique des journaux et des débats parlementaires de l’Allemagne dans ces dernières années, sait la puissante influence que cette théorie a exercée et exerce encore au delà du Rhin.
      L’un des disciples de List, M. Hoefken, a écrit dans l’Austria les lignes suivantes : « Depuis le temps où Krause, de Koenigsberg, inoculait à l’administration prussienne les doctrines d’Adam Smith, l’économie politique allemande a fait de grands progrès ; et, parmi nos professeurs en renom, il n’en est pas un seul, depuis Rau jusqu’à Hermann et à Hildebrand, qui marche encore dans les sentiers battus de l’abstraction, et qui n’appuie ouvertement un système intelligent de protection et de réciprocité que réclament les circonstances. » Cette révolution économique est l’ouvrage de List.
      Entre les contradicteurs que le Système national a rencontrés, j’en mentionnerai deux, MM. Bruggemann et Doenniges ; il est digne de remarque que tous deux ont subi l’influence de la doctrine qu’ils combattent.
      La principale accusation que M. Bruggemann dirige contre List, dans l’écrit qu’il a publié en 1815 sous ce titre : Du Zollverein allemand et du système protecteur, est celle de larcin. D’après lui, List n’aurait fait que reproduire, en les dénaturant, les idées d’un de ses compatriotes, Adam Müller, avec lequel il avait eu quelques entretiens durant son séjour à Vienne, idées en tous cas qui, sous la plume de leur prétendu inventeur, n’avaient pas jusque-là fait grande fortune ; on a déjà vu que l’auteur du Système national a été aussi accusé de plagiat à l’égard d’un professeur dont il ignorait jusqu’au nom. Du reste, M. Bruggemann déclare qu’il y a un point de vue plus élevé que celui d’Adam Smith, que la science doit voir la nation et non point l’individu, que la liberté absolue du commerce, dans le temps actuel, est une chimère ; et, tout en préférant d’autres mesures pour l’encouragement de l’industrie du pays, il ne repousse nullement les droits protecteurs.
      M. Doenniges, dans un ouvrage intitulé : Le système du libre commerce et celui des droits protecteurs, qui a paru en 1847, reprend les arguments habituels en faveur de la liberté commerciale ; mais il fait preuve, en les employant, de beaucoup de modération. Occupé de bonne heure d’études historiques, il s’est fait, dit-il, une habitude d’envisager les questions au point de vue de l’histoire. Il condamna chez les physiocrates la maxime de la liberté illimitée du commerce, et il s’indigne contre les journalistes qui lui reprochent de débiter des exagérations à la Cobden. Voici ce qu’il dit en propres termes : « L’établissement d’un droit protecteur ou une aggravation modérée est admissible, par la raison que la conservation d’une grande et fructueuse industrie peut procurer des avantages durables qui surpassent de beaucoup l’inconvénient passager d’une augmentation dans le prix des marchandises. »
      Cet écrit de M. Doenniges a provoqué une réponse importante d’un savant qui jouit en Allemagne d’une grande considération, M. de Hermann, de Munich. La citation suivante fait connaître le point de vue auquel s’est placé le professeur bavarois : « Du moment où le sentiment national s’est éveillé chez lui, un peuple veut, autant que possible, se suffire à lui-même et s’élever au niveau des autres nations indépendantes. Le concitoyen qui supporte les mêmes charges publiques que nous, peut réclamer une préférence vis-à-vis de l’étranger ; le complet développement des forces productives du pays peut exiger qu’on protège les industries pour lesquelles le pays est parfaitement préparé, mais qu’il ne saurait entreprendre ou pousser en concurrence avec l’étranger qui a pris les devants ; enfin une nation ne peut, sans encourir le mépris du monde et en même temps de graves dommages matériels, supporter un mouvement rétrograde et de l’inégalité dans ses relations commerciales. L’histoire des peuples modernes atteste la justesse de ces observations. Le degré de la préférence et de la protection accordée à l’habitant du pays, les mesures employées par les États pour maintenir leur indépendance vis-à-vis des autres États, ont varié ; l’idée mère est partout la même, et son influence s’est fait sentir bien avant qu’on eût cherché à se rendre compte de ce que c’est que le commerce international. Le système mercantile n’a été que le premier essai de son explication scientifique. On a démontré suffisamment que ce système était défectueux, qu’une bonne analyse du commerce lui manquait, et que ses conceptions inexactes ont induit les gouvernements dans de fausses mesures. Mais, l’idée du développement le plus complet possible de l’économie intérieure d’une nation et d’une entière égalité dans ses rapports avec les autres nations, le système mercantile ne l’a point inventée ; il a essayé seulement de l’expliquer et de l’élaborer. La réfutation qu’on en a faite n’a point fait disparaître une exigence de l’indépendance nationale ; la théorie moderne n’a pas réussi à la supprimer ; la même exigence est restée jusqu’ici la règle de la législation commerciale de tous les États indépendants, et elle ne cesse de prévaloir, parce qu’elle répond à une nécessité profonde des peuples et des États. C’est à la science à la ramener dans ses justes limites et à rechercher jusqu’à quel point une nation peut être économiquement indépendante sans porter aucun trouble dans l’économie des particuliers, et comment la libre activité des individus peut être conciliée avec cette exigence du sentiment national et de l’honneur national. »
      M. Rau, dans la dernière édition de son Traité d’économie politique, Ier vol., reproche à tort à l’auteur du Système national de placer l’industrie manufacturière bien au-dessus de l’agriculture ; c’est le degré de civilisation où les manufactures fleurissent à côté de l’agriculture que List préfère à celui où l’agriculture existe seule et dans un état fort imparfait ; mais M. Rau admet que, dans certains cas et sous certaines conditions, la théorie justifie la protection du travail du pays.
      M. Roscher, qui occupe aujourd’hui un des premiers rangs parmi les économistes de l’Allemagne, a publié, entre autres ouvrages, un écrit intitulé : Du commerce des grains et des mesures en cas de cherté. J’emprunterai à cet écrit, dont nous devons la traduction à M. Maurice Block, un passage remarquable sur la protection à l’industrie manufacturière.
      Après avoir montré les pertes que le système protecteur peut occasionner à son début, Roscher s’exprime en ces termes :«  Le sacrifice momentané demandé au consommateur, en faveur de certaines industries, peut et doit produire un avantage durable et suffisant pour compenser largement ces pertes, si ces industries ont de la vitalité et naissent dans un milieu favorable. On ne perd, comme dit List, que des valeurs d’échange, et on gagne des forces productives. N’en est-il pas ainsi, par exemple, des dépenses occasionnées par l’instruction ? Quand les entrepreneurs sont encore craintifs et ne disposent pas de grands capitaux, ils négligent même les affaires offrant les chances les meilleures, si les débouchés ne sont pas assurés d’avance. De là vient que les privilèges des corporations, les droits d’entrepôt forcé et de foire, les compagnies commerciales privilégiées ont été si avantageux aux débuts de l’industrie et du commerce. Une plante précieuse a souvent besoin d’être abritée, soutenue, en un mot d’être protégée dans sa jeunesse ; ce n’est que lorsqu’elle a pris racine dans le sol qu’on peut l’exposer au vent et au froid, à la pluie et au soleil.
      Qu’on se représente deux pays également bien partagés, tant sous le rapport des facultés physiques et intellectuelles de leurs habitants, que sous le rapport de la position géographique, et dont l’un renferme une industrie florissant depuis des siècles, tandis que l’autre en est encore aux premiers tâtonnements. Sous le régime d’une liberté entière du commerce, les fabricants appartenant au pays avancé ne pourront-ils pas, au moyen de leurs capitaux abondants et à bas prix, de l’habileté de leurs contremaîtres et de leurs ouvriers, de l’habitude qu’ils ont des spéculations et des combinaisons industrielles et de leurs autres avantages, parvenir à écraser, dès le début, la plupart des entreprises tentées dans les pays arriérés ? Lorsque les circonstances sont aussi avantageuses à leurs concurrents, les producteurs du pays arriéré doivent succomber, malgré le bas prix de leurs salaires et leur proximité du marché, à l’exception de quelques objets d’une fabrication grossière ; ce pays pourrait ainsi être condamné à ne produire que des matières premières ou des produits bruts. Il se trouverait ainsi, vis-à-vis de son rival, dans les rapports de la campagne à la ville industrielle et commerciale. Le producteur dans ce pays, ne voyant que le gain du moment, ne croira même pas devoir se plaindre de ce partage. Mais l’intérêt de la nation n’est nullement identique à la somme des intérêts privés de ces producteurs, fussent-ils même la majorité des habitants du pays. L’avantage réel et durable de tous les individus, y compris même ceux qui ne sont pas encore nés, peut seul former ce qu’on appelle l’intérêt général. Ce point est encore méconnu de nombreux théoriciens.
      On a pensé, il est vrai, que l’accroissement de la population et des capitaux suffisait pour faire naître des industries compliquées. Mais on oublie trop, d’une part, qu’on n’économise guère de capitaux que dans les pays où l’on espère les employer avec fruit ; et, de l’autre, que l’augmentation de la population agricole peut produire un prolétariat rural et un morcellement excessif des cultures, tout aussi bien qu’un développement de l’industrie manufacturière. L’accroissement de la population ne fait avancer l’industrie que dans les pays où elle a déjà une certaine perfection.
        Nous pensions, en conséquence, qu’une liberté entière du commerce n’est utile qu’à des peuples encore peu avancés et à des nations qui ont dépassé leurs concurrents. Elle est utile aux premiers, parce qu’elle leur procure un degré de civilisation plus élevé, qui s’infiltre, chez eux, sous la forme de nouveaux besoins et de moyens de les satisfaire ; elle est utile aux seconds, parce que des industries sans utilité peuvent seules y avoir besoin de protection. Pour des nations qui se trouvent dans une situation intermédiaire, au contraire, un système protecteur sagement dirigé est un excellent moyen d’éducation industrielle, quoiqu’il ne soit peut-être pas l’unique. Par une sage direction, nous entendons celle qui ne favorise que les industries dont le succès est probable et qui ne rencontrent d’obstacles ni dans la nature du pays, ni dans celle des habitants ; celle qui observe une saine logique dans l’introduction de nouvelles industries ; celle qui cherche à obtenir les plus grands effets à l’aide des plus petits sacrifices. La protection industrielle semble applicable surtout aux pays où deux des trois grands facteurs de toute production (la nature, le travail, le capital) se trouvent en abondance, et resteraient stériles par l’insuffisance du troisième, qui serait arrêté dans son développement par la concurrence étrangère.
        Ajoutons, enfin, une considération importante. Un individu qui voudrait approfondir toutes les sciences tenterait l’impossible ; et une nation ne saurait atteindre la perfection en toutes choses. Mais, comme un homme bien élevé doit avoir une instruction générale, de même une nation doit se développer dans plusieurs directions. La santé morale d’un peuple, comme celle d’un individu, repose sur l’harmonie des forces, sur leur action et leur réaction bien combinées. A ce point de vue, la protection industrielle peut être une excellente mesure d’hygiène économique en dérivant les forces des points où elles sont en surabondance vers ceux où elles font défaut. Dans le moyen âge d’une nation, l’agriculture et l’élément aristocratique prédominent. Pour qu’il y ait développement moral, il faut que les villes, les manufactures, les éléments mobiles et démocratiques s’étendent également. C’est là le but du système protecteur, qui s’établit, en effet, d’abord aux dépens des éléments autrefois dominants. Il est assez remarquable que, dans la plupart des nations modernes, le même principe qui a détruit le système féodal a établi la protection industrielle dans le pays. Mais, comme ces mesures tendent à l’avancement général, elles finissent par être utiles, même à ceux qu’elles avaient commencés par léser. Nous nous défions toujours des doctrines qui condamnent comme des erreurs, des systèmes adoptés par toutes les nations à une certaine période de leur existence. Dans la plupart des cas, ces systèmes ont satisfait en leur temps à un véritable besoin ; ils se sont établis, pour ainsi dire, spontanément ; la science n’est parvenue que plus tard à les justifier. C’est souvent un excellent moyen de trouver la vérité que d’étudier cette espèce d’inspiration populaire.»
        Dans un ouvrage publié en 1848 sous ce titre : L’économie nationale du présent et de l’avenir, M. Hildebrand, professeur à l’Université de Marbourg, apprécie avec quelque détail List et ses doctrines. Critique consciencieux sans être, à mon avis, exact et juste à tous égards, il met à néant les prétendus emprunts que l’auteur du Système national aurait faits à Adam Müller, en montrant que, si List a formulé contre le système économique d’Adam Smith les mêmes objections que Müller, il l’a fait à un point de vue tout différent, et qu’il est arrivé à des conclusions diamétralement opposées, homme du présent et de l’avenir autant que son prédécesseur était homme du passé. M. Hildebrand définit en outre dans les termes suivants les titres de List:
          « List a été comparé à Burke, on l’a même qualifié de Luther économique ; et d’un autre côté on en a fait un imposteur ignorant. L’un et l’autre jugement sont exagérés. Mais l’existence même de partis exaltés pour ou contre List, témoigne déjà de son rare mérite. Il a été le premier économiste allemand qui ait intéressé le pays à la science, qui, sur le domaine économique, ait servi d’organe aux légitimes aspirations de l’époque vers l’indépendance nationale ; agitateur industriel, malgré tous ses défauts, il a bien mérité de l’Allemagne en livrant les questions nationales à la discussion publique.
          Il a rendu un autre service. Il a poussé les économistes allemands dans la voie des études historiques. C’est à l’histoire qu’il a emprunté la moitié des preuves à l’appui de son système ; il a essayé d’établir qu’en Italie, en France, en Angleterre, et dans tous les États de l’Europe placés à la tête de la civilisation moderne, l’industrie et le commerce ont grandi, par les moyens qu’il recommande, sous la tutelle de l’État ; que les républiques italiennes, Amalfi, Pise, Gènes, Venise, ont péri faute de posséder l’unité nationale, et la suprématie maritime des villes anséatiques faute de s’appuyer sur un large développement des forces productives du reste de l’Allemagne. C’est ainsi qu’il a obligé ses adversaires à sortir de leurs abstractions pour se placer sur le terrain de l’histoire, et y suivre le développement de chaque nation.
          List, enfin, a le mérite d’avoir rendu dorénavant impossible l’argumentation d’Adam Smith dans la question de la protection douanière. Les trois maximes fondamentales sur lesquelles Smith établit sa théorie de la liberté du commerce, savoir:que c’est en cherchant, dans l’emploi de son travail et de ses capitaux, à obtenir pour lui-même le plus grand profit possible, qu’un individu se rend le plus utile à la société; que le revenu d’une nation consiste dans la somme des valeurs échangeables des différentes productions, et que toute diminution de ce revenu est pour la nation un dommage, ces maximes ont été péremptoirement réfutées. » Je citerai encore parmi les Allemands M. Knies, auteur d’un ouvrage publié en 1853, sous le titre : L’économie politique envisagée au point de vue de la méthode historique. Ce titre est, à lui seul, une preuve de l’influence du Système national. M. Knies, qui est loin, d’ailleurs, de partager toutes les opinions de List, lui rend ce témoignage : « On serait injuste envers List, si on lui contestait le rare mérite d’avoir, par son énergie à rappeler le développement historique de l’économie nationale, par son insistance à invoquer les leçons irréfragables du passé, fait comprendre, mieux qu’aucun de ses prédécesseurs, l’importance de l’étude de l’histoire pour la solution exacte des problèmes économiques ; c’est List aussi qui, en Allemagne du moins, a signalé le premier avec vigueur l’étroite connexité de l’économie politique et de la politique dans le développement économique des nations.
      Je ne peur terminer cette longue note sans adresser mes vifs remerciements à ceux de mes compatriotes qui ont le plus contribué à faire connaître à la France le Système national, et en particulier à MM. Jules Burat et Darnis. (H. R.)