Système national d’économie politique/Livre 2/14


CHAPITRE XIV.

l’industrie manufacturière et le principe de conservation et de progrès.


En recherchant l’origine et les progrès des industries, nous trouvons qu’elles n’ont acquis que peu à peu les procédés

avancés, les machines, les édifices, les avantages de production, l’expérience et l’habileté ainsi que les connaissances et les relations qui leur assurent l’arrivage de leurs matières premières et le débouché de leurs produits à des conditions favorables. Nous comprenons qu’en thèse générale il est incomparablement plus facile de perfectionner et d’agrandir une entreprise déjà commencée que d’en fonder une à nouveau. Partout nous voyons les industries anciennes que poursuit une série de générations, exercées avec plus de profit que les nouvelles. Nous remarquons qu’il est d’autant plus difficile de faire marcher une nouvelle entreprise qu’il en existe moins de semblables dans le pays ; car alors entrepreneurs, contremaîtres, ouvriers ont à faire leur éducation ou doivent être demandés à l’étranger, et l’on n’a pas encore assez de notions sur les résultats que l’affaire peut donner, pour que les capitalistes aient confiance dans son succès. En comparant la situation des industries dans le même pays à diverses périodes, nous constatons partout, qu’à moins de causes particulières de perturbation, elles ont accompli de grands progrès de génération en génération non-seulement sous le rapport du bon marché, mais encore sous celui de la quantité et de la qualité des produits. Nous remarquons, d’autre part, que, sous l’influence de causes perturbatrices, telles que la guerre et la dévastation ou les mesures oppressives de la tyrannie ou du fanatisme, par exemple la révocation de l’édit de Nantes, des nations entières ont reculé de plusieurs siècles dans leur industrie en général et dans quelques branches en particulier, et ont été ainsi de beaucoup dépassées par d’autres nations sur lesquelles elles avaient pris une grande avance.

Il est de toute évidence, en un mot, que, dans l’industrie comme dans tous les travaux de l’homme, les œuvres consi- dérables sont soumises à une loi naturelle qui ressemble beaucoup à celle de la division des tâches et de l’association des forces productives, et qui consiste en ce que plusieurs générations qui se succèdent combinent, pour ainsi dire, leurs forces pour atteindre un seul et même but et partagent en quelque sorte entre elles les efforts qu’il exige.

C’est en vertu du même principe que la monarchie héréditaire a été sans comparaison plus favorable au maintien et à l’affermissement des nationalités que l’instabilité de la monarchie élective.

C’est en partie cette loi naturelle qui garantit aux nations depuis longtemps en possession d’un bon gouvernement constitutionnel, de si grands succès dans l’industrie, dans le commerce et dans la navigation.

Cette loi explique aussi à quelques égards l’influence de l’écriture alphabétique et de l’imprimerie sur les progrès du genre humain. Par l’écriture alphabétique, l’héritage des lumières et des expériences a pu se transmettre d’une génération à une autre avec bien plus de fidélité que par la tradition orale.

La connaissance de cette loi naturelle est, sans contredit, une des causes de l’établissement des castes chez les peuples de l’antiquité, et de cette institution égyptienne d’après laquelle le fils était tenu d’exercer la même industrie que son père ; avant l’invention et la propagation de l’écriture, de telles institutions ont dû paraître indispensables pour la conservation et pour le progrès des arts et des métiers.

Les corporations aussi ont pris en partie leur origine dans la même considération.

C’est principalement aux castes sacerdotales de l’antiquité, aux monastères et aux universités, que nous sommes redevables de la conservation et du perfectionnement des beaux-arts et des sciences, ainsi que de leur transmission d’une génération à une autre.

A quelle puissance et à quelle influence ne sont pas parvenus les ordres religieux, les ordres de chevalerie et le saint-siège, en poursuivant le même but durant des siècles, chaque génération reprenant l’œuvre où sa devancière l’avait laissée ! L’importance de ce principe nous apparaît encore avec plus d’évidence dans les travaux matériels.

Des villes, des monastères et des corporations ont érigé des monuments qui ont coûté peut-être plus que toutes leurs propriétés ne valent aujourd’hui. C’est qu’une suite de générations appliquait ses économies à un seul et même grand but.

Considérez le système des canaux et des digues de la Hollande ; il est le fruit des efforts et des épargnes de plusieurs générations. Il faut une suite de générations pour établir dans un pays un système complet de communications, un système complet de fortification et de défense.

Le crédit public est une des plus belles créations de l’administration moderne, et c’est une bénédiction pour les peuples, lorsqu’il sert à répartir entre plusieurs générations les frais des ouvrages et des entreprises de la génération présente qui intéressent tout l’avenir de la nation et qui lui assurent existence, développement, grandeur, accroissement de ses forces productives. C’est une malédiction, lorsqu’il est employé pour des consommations inutiles, et qu’ainsi, loin d’aider aux progrès des générations futures, il leur ôte d’avance les moyens d’entreprendre de grands ouvrages, ou lorsque la charge des intérêts de la dette nationale est rejetée sur les consommations des classes laborieuses au lieu de porter sur les revenus de ceux qui possèdent.

Les dettes d’un État sont des lettres de change que la génération présente tire sur la génération future. Elles peuvent avoir été contractées dans l’intérêt particulier du présent, ou dans celui de l’avenir, ou dans l’intérêt commun de l’un et de l’autre. C’est dans le premier cas seulement qu’elles sont condamnables. Mais, chaque fois qu’il s’agit de la conservation et du développement de la nationalité, et que les dépenses nécessaires à cet effet excèdent les ressources de la génération présente, la dette rentre dans la dernière catégorie.

Aucune dépense de la génération présente n’est plus avantageuse aux générations à venir que celle de l’amélioration des voies de communication, d’autant mieux qu’en général ces ouvrages, qui déjà accroissent à un degré extraordinaire et dans une progression toujours croissante les forces productives des générations à venir, amortissent avec le temps le capital qu’ils ont employé, et rapportent même des intérêts. Ainsi non-seulement il est permis à la génération présente de rejeter sur les générations futures la dépense de ces ouvrages, y compris les intérêts du capital employé, jusqu’à ce qu’ils donnent un revenu suffisant ; mais elle est injuste envers elle-même et elle viole les vrais principes de l’économie politique, lorsqu’elle se charge de tout le fardeau ou même d’une portion considérable.

Pour revenir aux grandes industries dont nous nous occupons, il est évident que la continuité de travaux est d’une haute importance en agriculture, mais néanmoins qu’elle y est beaucoup moins sujette aux interruptions que dans l’industrie manufacturière, que les interruptions y sont beaucoup moins nuisibles, et que les dommages qu’elles causent y sont beaucoup plus prompts et plus faciles à réparer.

Quelques graves perturbations qu’éprouve l’agriculture, les besoins propres et la consommation particulière des agriculteurs, la diffusion générale des connaissances et des capacités qu’elle exige, la simplicité de ses procédés et de ses instruments, l’empêchent de succomber tout à fait.

Sitôt que les ravages de la guerre ont cessé, elle se relève. Ni l’ennemi ni la concurrence de l’étranger ne peuvent emporter le principal instrument de l’agriculture, qui est le sol ; et il ne faut rien moins que l’oppression d’une suite de générations pour changer en déserts des champs fertiles ou pour dépouiller les habitants d’un pays des moyens de le cultiver.

Au contraire, l’interruption la plus légère et la plus courte paralyse l’industrie manufacturière ; celle qui se prolonge la tue. Plus une fabrication exige d’art, de dextérité et de capitaux, et plus les capitaux y sont attachés, plus l’interruption est désastreuse. Les machines et les instruments ne sont plus que du vieux fer et du bois à brûler, les édifices tombent en ruines, les travailleurs émigrent ou cherchent leur vie dans l’agriculture. Ainsi se trouve détruit en peu de temps un ensemble de forces et d’objets qui n’avait pu être réuni que par les labeurs soutenus de plusieurs générations.

Si, dans les temps de croissance et de prospérité des manufactures, une industrie appelle, attire l’autre, la soutient et la fait fleurir ; aux jours du déclin la ruine d’une industrie est l’avant-coureur de la ruine de plusieurs autres et finalement des éléments essentiels de la puissance manufacturière.

C’est le sentiment des puissants effets de la continuité dans les travaux et des dommages irréparables de l’interruption qui a fait accueillir l’idée de la protection douanière pour les fabriques, et non les clameurs et les sollicitations égoïstes de fabricants avides de privilèges.

Dans le cas où la protection douanière n’est d’aucun secours, quand, par exemple, les fabriques souffrent par le manque de débouché au dehors et que le gouvernement est hors d’état de leur venir en aide, nous voyons souvent les fabricants continuer à travailler à perte. Dans l’attente de temps meilleurs, ils veulent éviter les inconvénients irréparables de l’interruption des travaux.

Sous le régime de la libre concurrence, il n’est pas rare de voir les manufacturiers, dans l’espoir de forcer leurs rivaux à une interruption de travail, vendre leurs produits au-dessous du cours et même avec perte. On veut non-seulement se préserver soi-même d’une pareille interruption, mais encore y contraindre les autres, sauf à s’indemniser plus tard, par de meilleurs prix, de la perte qu’on aura éprouvée.

La tendance au monopole est, il est vrai, dans la nature de l’industrie manufacturière. Mais c’est là un argument pour et non pas contre le système protecteur ; car, dans les limites du marché intérieur, cette tendance a pour effet la baisse des prix et le développement de l’industrie ainsi que la prospérité nationale, tandis que, si elle vient du dehors avec une énergie prépondérante, elle entraîne l’interruption des travaux et la chute des manufactures du pays.

Le fait que la production manufacturière, surtout depuis qu’elle est si puissamment aidée par les machines, ne connaît d’autres bornes que celles du capital et du débouché, permet à la nation qui a pris le premier rang par une continuité de travaux ininterrompue durant un siècle, par l’accumulation de capitaux immenses, par un vaste commerce, par la domination financière au moyen de grandes institutions de crédit auxquelles il est loisible de baisser les prix des objets fabriqués et de stimuler les fabricants à l’exportation, permet, dis-je, à cette nation de déclarer aux manufacturiers de toutes les autres une guerre d’extermination. Dans de pareilles circonstances, il est tout à fait impossible qu’il s’élève chez d’autres nations, en conséquence de leurs progrès dans l’agriculture, ou dans le cours naturel des choses, suivant l’expression d’Adam Smith, des manufactures et des fabriques considérables, ou que celles qui, à l’aide des interruptions de commerce causées par la guerre, se sont élevées dans le cours naturel des choses, puissent se maintenir.

Elles sont dans le cas d’un enfant ou d’un jeune garçon, qui, en lutte avec un homme fait, aurait peine à remporter la victoire ou seulement à faire résistance. Les fabriques de la première puissance manufacturière et commerçante possèdent mille avantages sur celles des autres nations qui viennent de naître ou qui n’ont pas achevé leur crue. Elles ont, par exemple, des ouvriers habiles et exercés en grand nombre et pour de modiques salaires, les spécialités les plus capables, les machines les plus parfaites et les moins coûteuses, les conditions d’achat et de vente les plus favorables, les voies de communication les moins chères pour l’arrivage des matières brutes et pour l’envoi des produits fabriqués, des crédits étendus, au taux le plus bas, par suite des institutions financières ; elles ont de l’expérience, des instruments, des bâtiments, des magasins, des relations, toutes choses qui ne peuvent être réunies et organisées que dans le cours de plusieurs générations, un immense marché intérieur, et, ce qui revient au même, un immense marché colonial, par conséquent la certitude, en tout état de cause, d’écouler avec profit de grandes masses d’articles, des garanties de stabilité et des moyens suffisants d’escompter durant plusieurs années l’avenir, s’il s’agit de conquérir un marché étranger.

En examinant un a un tous ces avantages, on reconnaît que, vis-à-vis d’une telle puissance, il serait insensé de compter sur le cours naturel des choses avec la libre concurrence, là où il y a des ouvriers et des hommes d’art à former, où la fabrication des machines et les voies de communication sont à naître, où, loin de faire des envois considérables à l’étranger, le fabricant n’a pas même la possession du marché intérieur, où il s’estime heureux de trouver du crédit dans la limite du strict nécessaire, ou l’on peut craindre chaque jour que, sous l’influence de crises commerciales et des opérations de banque de l’Angleterre, des masses de marchandises étrangères ne soient versées dans le pays à des prix équivalant à peine à la valeur de la matière première et n’arrêtent pour plusieurs années les progrès de la fabrication.

Inutilement de pareilles nations se résigneraient-elles à subir à perpétuité la suprématie des manufactures anglaises, et se contenteraient-elles du rôle modeste de fournir à l’Angleterre ce que celle-ci ne peut produire ou ne peut pas tirer d’ailleurs. Dans cet abaissement même elles ne trouveraient pas leur salut. Que sert, par exemple, aux Américains du Nord de sacrifier la prospérité de leurs États les plus brillants et les plus avancés, des États du travail libre, peut-être même leur grandeur nationale à venir, à l’avantage d’approvisionner l’Angleterre de coton en laine ? Empêchent-ils ainsi l’Angleterre de chercher à se procurer cette matière dans d’autres contrées ? Les Allemands auraient beau se résigner à faire venir de l’Angleterre, en échange de leurs laines fines, les objets manufacturés qu’ils consomment, ils empêcheraient difficilement que, d’ici à vingt ans, l’Australie n’inondât l’Europe entière de ses belles toisons.

Cette situation subordonnée paraît encore plus déplorable, si l’on réfléchit que, par la guerre, ces nations perdent le débouché de leurs produits agricoles et, en même temps, les moyens d’acheter les articles des fabriques étrangères. Alors on renonce à toute considération, à tout système économique : c’est le principe de la conservation, de la défense personnelle, qui commande aux nations de mettre elles-mêmes en œuvre leurs produits agricoles et de se passer des objets fabriqués de l’ennemi. On ne s’arrête plus alors aux pertes qu’entraîne ce système prohibitif, né de la guerre. Mais, quand, par de grands efforts et par de grands sacrifices, la nation agricole a, durant la guerre, mis des fabriques en activité, voilà que la concurrence de la première puissance manufacturière, surgissant avec la paix, vient détruire toutes ces créations de la nécessité. En un mot, une continuelle alternative de création et de destruction, de prospérité et de détresse, est le sort des peuples qui ne s’appliquent pas, en réalisant chez eux la division nationale des tâches et l’association des forces productives, à s’assurer les avantages de la continuité des travaux de génération en génération.

    apathie, par découragement, ou par toute autre cause, ne pourrait pas solder avec ses produits les produits qu’elle aurait reçus de l’étranger, marcherait vers sa ruine. En cette matière, List rectifie heureusement ou plutôt il complète des prédécesseurs exclusivement préoccupés du soin de combattre les erreurs accréditées de leur temps. (H. R.)