Système national d’économie politique/Livre 2/10


CHAPITRE X.

l'industrie manufacturière et l'intérêt agricole.


Si la protection en faveur des manufactures indigènes portait préjudice aux consommateurs de produits fabriqués et ne servait qu’à enrichir les fabricants, les propriétaires fonciers et les agriculteurs, qui constituent parmi ces consommateurs la classe la plus nombreuse et la plus importante, seraient particulièrement atteints. Mais on peut établir que cette classe retire des manufactures de plus grands avantages que les fabricants eux-mêmes ; car les manufactures créent une demande pour une plus grande variété et pour une plus grande quantité de produits ruraux, augmentent la valeur échangeable de ces produits, et permettent à l’agriculteur de tirer un meilleur parti de sa terre et de son travail. Il s’ensuit une hausse de la rente territoriale, des profits et des salaires, et l’accroissement de la rente et des capitaux a pour conséquence l’accroissement de la valeur échangeable de la terre et du travail.

La valeur échangeable des biens de campagne n’est pas autre chose que leur rente capitalisée ; elle dépend, d’une part, du montant et de la valeur de la rente, de l’autre, de la masse de capitaux et moraux et matériels qui se trouvent dans le pays.

Tout progrès individuel et social, tout développement de la force productive du pays en général, mais surtout l’établissement des manufactures, augmente la rente en quantité, tout en la diminuant en quotité. Dans un pays agricole peu cultivé et médiocrement peuplé, en Pologne par exemple, la rente s’élève à la moitié ou au tiers du produit brut ; dans un pays avancé, populeux et riche, par exemple en Angleterre, elle n’atteint que le quart ou le cinquième. Toutefois le montant de la plus petite part est infiniment plus considérable que celui de la plus grande, surtout en argent et plus encore en objets fabriqués ; car le cinquième des 25 boisseaux (environ 9 hectolitres)[1], qui forment, en Angleterre, la moyenne du produit brut en froment, est de 5 boisseaux (1 hectol. 80), et le tiers des 9 boisseaux (3 hectol. 27), moyenne de la Pologne, n’est que de 3 (1 hectol. 09) ; de plus les 5 boisseaux en Angleterre valent moyennement de 25 à 30 schellings (de 31 fr. 25 c. à 37 fr. 50 c.)[2], et les trois boisseaux en Pologne valent au plus de 8 à 9 schellings (de 10 fr, à fr. 25 c.) ; enfin les objets manufacturés en Angleterre coûtent moitié moins qu’en Pologne, et, par conséquent, le propriétaire anglais peut, avec sa rente de 30 schellings, acheter 10 aunes de drap, tandis que le propriétaire polonais, avec ses 10 schellings de rente, n’en peut acheter que 2. Le premier, avec le cinquième du produit brut, est donc trois fois mieux partagé comme propriétaire touchant une rente, et cinq fois mieux comme consommateur d’objets manufacturés, que le second avec le tiers. Quant aux fermiers et aux ouvriers de l’agriculture, leur condition est aussi infiniment meilleure en Angleterre qu’en Pologne, même comme consommateurs d’objets manufacturés. En effet, sur un produit de 25 boisseaux, en Angleterre, il reste 20 boisseaux pour semences, labours, salaires et profits ; or, si l’on prend pour ces deux derniers éléments la moitié, soit 10 boisseaux (3 hectol. 63), la valeur moyenne de cette moitié sera de 60 schellings (75 fr.), et, à 3 schellings l’aune, représentera 20 aunes de drap ; en Pologne, au contraire, un produit brut de 9 boisseaux ne laissera que 6 boisseaux pour semences, labours, profits et salaires, et, si l’on prend de même pour les profits et les salaires la moitié, soit 3 boisseaux (1 hectol. 09), cette part ne vaut que 10 à 12 schellings (12 fr. 50 c. à 15 fr.) et ne représente que 2 aunes et demie de drap.

La rente est un des principaux moyens de placement des capitaux matériels. La valeur s’en règle, par conséquent, sur la masse des capitaux qui se trouvent dans le pays, et sur les rapports entre l’offre et la demande. L’abondance des capitaux que le commerce extérieur et intérieur réunit dans une nation manufacturière, le faible taux de l’intérêt et cette circonstance que, chez un peuple manufacturier et commerçant, un grand nombre d’individus enrichis cherchent constamment à placer dans la terre leur excédant de capital matériel, élèvent chez un pareil peuple le prix d’une même quantité de rente territoriale beaucoup au-dessus de ce qu’elle est dans un pays purement agricole. En Pologne la rente de la terre se vend 10 ou 20 fois, en Angleterre 30 ou 40 fois son montant.

De même que la valeur en argent de la rente de la terre est plus élevée chez la nation manufacturière et commerçante que chez la nation agricole, la valeur en argent des terres est aussi plus considérable. À égale fertilité naturelle, la valeur des terres est 10 ou 20 fois plus élevée en Angleterre qu’en Pologne.

Cette influence des manufactures sur la rente, et, par suite, sur la valeur échangeable de la terre, Adam Smith la signale, à la fin du IIe chapitre de son premier livre, mais seulement en passant et sans mettre convenablement en lumière l’immense importance des manufactures à cet égard. Il distingue dans cet endroit les causes qui agissent directement sur l’élévation de la rente, telles que les améliorations agricoles et l’augmentation du bétail en quantité et en valeur échangeable, d’avec les causes dont l’opération est indirecte, et il range les manufactures parmi ces dernières. Ainsi les manufactures, qui sont la cause principale de l’élévation de la rente ainsi que de la valeur de la terre, sont mises par lui sur l’arrière-plan, de manière à être à peine aperçues, tandis que les améliorations foncières et l’accroissement du bétail, qui sont en majeure partie l’effet des manufactures et du commerce que celles-ci font naître, leur sont préférés, ou du moins opposées comme causes principales. Adam Smith et ses disciples n’ont pas compris, à beaucoup près, toute l’importance des manufactures sous ce rapport.

Nous avons fait la remarque que, sous l’influence des manufactures et du commerce qui s’y rattache, à égale fertilité naturelle, la valeur des terres était en Angleterre dix ou vingt fois plus élevée qu’en Pologne. Si nous comparons le montant total de la production et du capital manufacturier de l’Angleterre à celui de sa production et de son capital agricoles, nous trouvons que la plus grande partie de la richesse du pays consiste surtout dans la valeur de la propriété foncière.

Mac Queen trace le tableau suivant de la richesse et du revenu de l’Angleterre[3].


I. Capital national.
1° Capital fixé dans l’agriculture, fonds de
terre, mines et pêcheries
2.604.000.000
Capital circulant en bétail, instruments,
provisions et numéraire
655.000.000
Mobilier des agriculteurs 52.000.000
--------------------
3.311.000.000     3.311.000.000
2°Capital placé dans les manufactures et dans le commerce.
Manufactures et commerce intérieur
des objets fabriqués
178.500.000
Commerce des denrées coloniales. 11.000.000
Commerce des objets fabriqués avec l’étranger. 16 500 000
--------------------
206.000.000
À quoi on peut ajouter depuis 1835, année
où cette estimation a été faite
12 000 000
--------------------
218.000.000 218.000.000
De plus, en constructions urbaines de toute
espèce et en bâtiments pour fabriques
605.000.000
En navires 33.500.000
En ponts, canaux et chemins de fer 118.000.000
En chevaux autres que ceux de l’agriculture 20.000.000
--------------------
776.500.000 776.500.000
--------------------
__________Total du capital national 4.305.500.000


II. Revenu national brut.
1° Agriculture, mines et pêcheries     589.000.000
2° Industrie manufacturière 259 500 000
-------------------
Total 898.500.000
-------------------

Il ressort de ce tableau :

1° Que la valeur du sol consacré à l’agriculture comprend les 26/45 de la fortune totale de l’Angleterre et est à peu près douze fois plus considérable que celle de l’ensemble des capitaux placés dans les manufactures et dans le commerce ;

2° Que l’ensemble des capitaux employés dans l’agriculture comprend plus des trois quarts du capital de l’Angleterre ;

3°Que la valeur totale des propriétés immobilières de l’Angleterre, savoir :

Fonds de terre, etc. 2.604.000.000   liv. st.
Constructions urbaines et
bâtiments pour fabriques.    
605 000 000
Canaux et chemins de fer. 118.000.000
----------------
Ensemble 3.327.000.000


compose plus des trois quarts de ce même capital ;

4° Que le capital manufacturier et commercial, y compris les navires, n’excède pas 241 millions et demi et ne constitue par conséquent qu’environ 1/18 de la richesse nationale ;

5° Que le capital agricole de l’Angleterre, qui est de 3.311 millions, produit un revenu brut de 539, soit environ 16 pour cent, tandis que le capital manufacturier et commercial, qui n’est que de 218 millions, donne un produit brut annuel de 559 millions et demi ou de 120 pour cent. On doit ici considérer avant tout que les 218 millions de capital manufacturier donnant un produit annuel de 259 millions et demi sont la cause principale pour laquelle le capital agricole a pu atteindre le chiffre énorme de 3.311 millions et en produire annuellement 539. De beaucoup la plus grande partie du capital agricole consiste dans la valeur des fonds de terre et du bétail. En doublant et en triplant la population du pays, en fournissant les moyens d’entretenir un immense commerce extérieur, une vaste navigation, d’acquérir et d’exploiter une multitude de colonies, les manufactures ont augmenté dans la même proportion la demande des denrées alimentaires et des matières brutes, donné aux agriculteurs le désir et le moyen de satisfaire à cet accroissement de demande, élevé la valeur échangeable de leurs produits, et déterminé ainsi une augmentation proportionnelle, en quantité et en valeur échangeable, de la rente de la terre et de la valeur du sol. Détruisez ce capital manufacturier et commercial de 218 millions, et vous verrez disparaître non-seulement le revenu de 259 millions et demi qu’ils rapportent, mais encore la plus grande partie des 3 milliards 311 millions de capital agricole, et, par conséquent, du revenu de 539 millions que donne ce capital. Le revenu de l’Angleterre ne diminuera pas simplement de 259 millions et demi, valeur de la production manufacturière ; la valeur échangeable du sol baissera au taux où elle est en Pologne, c’est-à-dire au dixième ou au vingtième de son taux actuel.

Il suit de là que tout capital utilement employé dans les manufactures par la nation agricole décuple avec le temps la valeur du sol. L’expérience et la statistique confirment partout cette conclusion. Partout nous avons vu l’industrie manufacturière hausser rapidement la valeur des terres ainsi que celle du bétail. Que l’on compare cette valeur, pour la France en 1789 et en 1840, pour les États-Unis en 1820 et en 1830, pour l’Allemagne en 1830 et en 1840, c’est-à-dire dans un faible développement ou dans un vaste essor des manufactures, et l’on trouvera partout la justification de notre remarque.

Ce fait a pour cause l’accroissement de la force productive de la nation, accroissement qui lui-même est reflet d’une division rationnelle du travail et d’une association plus énergique des forces nationales, d’un meilleur emploi des forces morales et naturelles dont le pays dispose, du commerce étranger enfin.

Il en est des manufactures comme des voies de communication perfectionnées ; non-seulement ces voies fournissent une rente et permettent ainsi d’amortir le capital employé, mais encore elles contribuent puissamment à la prospérité de l’industrie manufacturière et de l’agriculture, au point de décupler avec le temps la valeur des propriétés foncières situées dans leur voisinage. Vis-à-vis de l’entrepreneur de ces ouvrages, l’agriculteur a ce grand avantage que le décuplement de son capital lui est dans tous les cas assuré, et qu’il réalise ce profit sans aucun sacrifice ; tandis que l’entrepreneur expose son capital tout entier. La situation de l’agriculteur vis-à-vis des entrepreneurs de nouvelles fabriques est tout aussi favorable.

Mais, si l’action des manufactures sur la production agricole, sur la rente et sur la valeur de la propriété foncière est si remarquable, si elle est si avantageuse pour tous ceux qui sont intéressés dans l’agriculture, comment peut-on soutenir que les droits protecteurs favorisent les manufactures aux dépens des agriculteurs ?

Le bien-être matériel de l’agriculteur comme de tous les particuliers dépend avant tout de l’excédant de la valeur de sa production sur celle de ses consommations. Il s’agit donc pour lui beaucoup moins du bas prix des produits fabriqués que de l’existence d’une forte demande de produits ruraux de toute espèce, et de la haute valeur échangeable de ces produits. Si donc les droits protecteurs ont pour résultat de faire gagner à l’agriculteur par l’extension de son marché plus qu’il ne perd par la hausse de prix des articles fabriqués, il ne supporte point de sacrifices au profit du manufacturier. Or, ce résultat ne manque jamais de se produire chez toutes les nations qui ont une vocation manufacturière, et il se révèle chez elles avec éclat dans la première période qui suit l’établissement des manufactures ; parce que, à ce moment, la plupart des capitaux mis dans la nouvelle industrie sont consacrés à la construction de maisons d’habitation, de fabriques, d’ouvrages hydrauliques, etc. emplois généralement avantageux pour l’agriculteur. Mais, si dès le commencement les bénéfices qui résultent de l’agrandissement du débouché et de l’accroissement de valeur des produits compensent largement l’inconvénient de la hausse de prix des produits fabriqués, cet état de choses, déjà si favorable pour l’agriculteur, s’améliore de plus en plus, puisque, avec le temps, la prospérité des fabriques tend a élever de plus en plus le prix des produits agricoles et à abaisser celui des produits manufacturés.

Le bien-être de l’agriculteur, du propriétaire foncier en particulier, est intéressé à ce que la valeur de son instrument ou de sa propriété se maintienne tout au moins. C’est la condition principale, non pas seulement de son bien-être, mais souvent de toute son existence matérielle. Il n’est pas rare, en effet, de voir l’agriculteur produire dans l’année plus qu’il ne consomme et n’être pas moins ruiné. C’est ce qui arrive lorsque le crédit est ébranlé, au moment où sa propriété est grevée d’hypothèques ; lorsque, d’une part, la demande d’argent surpasse l’offre, et que, de l’autre, l’offre des terres excède la demande. En pareils cas, le retrait général des sommes prêtées et l’offre générale des terres entraînent une dépréciation de la propriété foncière, et un grand nombre des cultivateurs les plus entreprenants, les plus habiles et les plus économes se ruinent, non parce que leur consommation a dépassé leur production, mais parce que leur instrument de travail ou leur propriété a perdu entre leurs mains, par des causes indépendantes de leur volonté, une notable partie de sa valeur, parce que leur crédit a été atteint et qu’enfin le montant des hypothèques dont leur propriété est grevée n’est plus en rapport avec la valeur de cette propriété en argent. De semblables crises ont plus d’une fois éclaté en Allemagne et aux États-Unis dans le cours du dernier siècle, et c’est ainsi qu’une grande partie de la noblesse allemande a perdu ses biens, sans comprendre qu’elle devait sa détresse à la politique de ses frères d’Angleterre, à ces tories aux si excellentes intentions.

Tout autre est la condition de l’agriculteur ou du propriétaire foncier dans les pays où les manufactures ont leur plein essor. Là, tandis que la fertilité de la terre augmente ainsi que le prix de ses denrées, il ne bénéficie pas seulement de l’excédant de la valeur de sa production sur celle de sa consommation comme propriétaire ; il obtient, avec un accroissement de la rente de sa terre, un accroissement proportionné de son capital. Sa fortune double et triple en valeurs échangeables ; non qu’il travaille davantage, qu’il améliore ses champs, qu’il fasse plus d’économies ; il doit cette plus-value aux manufactures. Alors il a les moyens et le désir de redoubler d’efforts, d’améliorer ses champs, d’augmenter son bétail, de faire plus d’économies, tout en consommant davantage. Sa propriété ayant acquis plus de valeur, son crédit augmente, et il est plus à même de se procurer les capitaux matériels que les améliorations exigent.

Smith ne parle pas de cette influence qu’éprouve la valeur échangeable du sol. Quant à Say, il est d’avis que la valeur échangeable des terres importe peu, par la raison que, soit qu’elles soient à bas prix ou à un prix élevé, leurs services productifs sont toujours les mêmes. Il est triste de voir un écrivain que ses traducteurs allemands ont qualifié de précepteur des peuples, exprimer une opinion si erronée dans une question qui intéresse si profondément la prospérité des nations. Nous croyons pouvoir soutenir, au contraire, qu’il n’y a pas de mesure plus certaine de la prospérité nationale que la hausse ou la baisse de la valeur échangeable du sol, et que les fluctuations et les crises, en cette matière, doivent être rangées parmi les plaies les plus funestes dont un pays puisse être affligé[4].

L’école a été égarée ici par son attachement à la théorie de la liberté du commerce telle qu’il lui plaît de l’entendre ; car nulle part les fluctuations et les crises dans la valeur de la propriété foncière ne sont plus graves que chez les peuples agricoles qui commercent librement avec de riches et puissantes nations manufacturières.

Le commerce étranger, il est vrai, influe aussi sur l’accroissement de la rente et de la valeur de la terre, mais avec infiniment moins d’énergie, d’uniformité et de persistance que ne le fait l’industrie manufacturière du pays, l’augmentation constante de sa production et l’échange de ses produits contre ceux de l’agriculture indigène.

Tant que la nation possède encore une grande étendue de terrains incultes ou mal cultivés, tant qu’elle produit d’importants articles que des nations manufacturières plus riches qu’elle reçoivent en échange de leurs produits fabriqués, et dont le transport est facile, tant que la demande de ces articles persiste et s’accroit annuellement dans la proportion des forces productives de la nation agricole, qu’elle n’est interrompue, ni par la guerre, ni par des mesures restrictives, le commerce étranger influe puissamment sur l’élévation de la rente ainsi que sur la valeur du sol. Mais, qu’une de ces conditions vienne à manquer ou à cesser, il peut survenir un temps d’arrêt, souvent même un mouvement rétrograde marqué et continu.

Rien n’exerce une influence plus fâcheuse sous ce rapport que les fluctuations de la demande étrangère, lorsqu’une guerre, une mauvaise récolte, d’autres provenances qui font défaut ou toute autre circonstance, déterminent chez la nation manufacturière le besoin d’une plus grande quantité de denrées alimentaires et de matières brutes en général ou de certains grands articles en particulier, et qu’ensuite la paix, une riche moisson, des importations plus considérables d’autres contrées ou des mesures législatives font cesser en majeure partie cette demande. Si elle ne dure que peu de temps, le pays agricole peut en retirer quelque profit ; mais si elle se prolonge durant une suite d’années, toute l’existence de ce pays, toute son économie privée se réglera en conséquence. Le producteur s’habituera à consommer ; certaines jouissances que, dans toute autre circonstance, il eût réputées de luxe, deviennent pour lui des besoins. L’accroissement de revenus et de valeur de sa propriété l’encouragera à entreprendre des améliorations et des constructions, à effectuer des acquisitions que sans cela il n’eût jamais faites. Les achats et les ventes, les baux, les emprunts seront conclus en raison de l’augmentation de la rente de la terre et de sa valeur. L’État lui-même n’hésitera pas à augmenter ses dépenses dans la même proportion que s’accroîtra le bien-être des particuliers. Mais, que cette demande vienne à cesser subitement, et plus d’équilibre entre la production et la consommation, entre des valeurs dépréciées et les créances dont elles sont le gage et dont le montant en argent ne diminue pas, entre les fermages en argent et le revenu de la terre aussi en argent, entre les revenus et les dépenses du pays ; ce qui entraîne la banqueroute, l’embarras, le découragement et le recul dans la voie du développement matériel aussi bien que dans celle de la culture morale et politique. La prospérité agricole a eu ainsi la vertu stimulante de l’opium et des liqueurs fortes, elle a excité pour un instant et affaibli pour toute la vie ; c’est la foudre de Franklin qui un moment éclaire les objets d’un jour éclatant, mais pour les replonger dans une nuit plus profonde.

Une prospérité passagère en agriculture est un bien plus grand mal qu’une pauvreté constante. Pour que la prospérité soit avantageuse aux individus ou aux nations, il faut qu’elle dure. Elle durera si elle s’accroît peu à peu et si le pays possède les garanties de cet accroissement et de cette durée. Une faible valeur échangeable du sol vaut beaucoup mieux qu’une fluctuation dans cette valeur ; une hausse persistante et progressive peut seule assurer au pays une prospérité durable, et l’existence de l’industrie manufacturière chez une nation bien constituée est la garantie d’une hausse régulière et soutenue.

On est encore bien peu éclairé au sujet de l’influence d’une industrie manufacturière indigène sur la rente et sur la valeur du sol, comparativement à celle qu’exerce le commerce étranger ; on peut en juger par les propriétaires de vignes en France, qui se croient toujours lésés par le système protecteur, et qui, dans l’espoir de faire hausser leurs rentes, réclament la plus grande liberté d’échanges avec l’Angleterre.

Le rapport du docteur Bowring sur les relations commerciales entre l’Angleterre et la France, rapport destiné à faire ressortir l’avantage qu’une plus grande importation de produits fabriqués anglais, et, par suite, une plus grande exportation de vins auraient pour la France, contient les données les plus concluantes contre l’argumentation de son auteur.

Le docteur Bowring oppose l’importation des Pays-Bas en vins français (2.515.193 gallons[5], soit 11.426.521 litres, en 1829) à celle de l’Angleterre (431.509 gallons, soit 2.150.345 litres), pour montrer de quelle extension le débouché des vins de France en Angleterre est susceptible sous un régime de libre commerce.

Eh bien ! supposons, ce qui est plus qu’invraisemblable, que le débit des vins français en Angleterre ne rencontre pas d’obstacle dans la préférence des habitants pour les spiritueux, pour la bière forte, pour les vins énergiques et à bon marché de Portugal, d’Espagne, de Sicile, de Ténériffe, de Madère et du Cap ; supposons que l’Angleterre augmente, en effet, sa consommation de vins français dans la proportion de celle des Pays-Bas ; cette consommation calculée d’après la population atteindrait de 5 à 6 millions de gallons ( de 21 à 27 millions de litres) et serait, par conséquent, de dix à quinze fois supérieure à son chiffre actuel.

Au premier abord, c’est là pour la France, pour les vignerons français, une brillante perspective. Mais, si l’on y regarde de près, on en jugera différemment. Sous la plus grande liberté possible du commerce, nous ne dirons pas sous une liberté complète, bien que les principes et l’argumentation de M. Bowring nous y autorisent, il ne saurait être douteux que les Anglais conquerraient à leurs produits manufacturés, en particulier à leurs lainages, à leurs cotonnades, à leurs toiles, à leurs objets en fer, à leur faïence, une grande partie du marché français. En calculant au plus bas, on peut admettre, la production manufacturière étant ainsi réduite en France, qu’il vivrait dans les villes un million d’hommes de moins, et qu’un million d’hommes de moins seraient employés dans les campagnes à pourvoir les villes de matières brutes et de denrées alimentaires. Or, le docteur Bowring lui-même estime la consommation des habitants de la campagne à 16 gallons 112 (75 litres) par tête et celle des habitants des villes au double ou à 33 gallons (150 litres). L’amoindrissement de l’industrie manufacturière du pays opéré par la liberté du commerce aurait donc pour effet de réduire la consommation intérieure en vins de 50 millions de gallons (216 millions de litres), tandis que l’exportation ne s’accroîtrait que de 5 à 6 millions (de 21 à 27 millions de litres). Une opération par laquelle la perte certaine sur la demande du pays serait dix fois plus forte que le gain éventuel sur celle de l’étranger, serait difficilement avantageuse aux propriétaires français.

En un mot, il en est de la production du vin comme de celle de la viande, comme de celle du blé et en général des denrées alimentaires ainsi que des matières brutes ; dans un grand pays ayant vocation pour l’industrie manufacturière, la production des fabriques du pays occasionne une demande dix ou vingt fois plus considérable des produits agricoles de la zone tempérée, et, par conséquent, influe avec dix ou vingt fois plus d’énergie sur l’élévation de la rente et sur la valeur échangeable des terres que l’exportation la plus active de ces mêmes produits. Le montant de la rente et la valeur échangeable des terres dans le voisinage d’une grande ville, comparée à ce qu’ils sont dans des provinces éloignées, bien que rattachées à la capitale par des routes et par des relations d’affaires, fournissent la preuve la plus concluante à cet égard.

La théorie de la rente peut être envisagée du point de vue de la valeur ou de celui des forces productives ; on peut aussi n’y tenir compte que des intérêts privés, par exemple des rapports entre les propriétaires fonciers, les fermiers et les ouvriers, ou s’y préoccuper principalement des intérêts publics et nationaux. L’école n’a généralement abordé cette théorie que du point de l’économie privée. A notre connaissance, par exemple, elle n’a jamais exposé comment la consommation de la rente est d’autant plus avantageuse qu’elle a lieu plus près du lieu de production, comment néanmoins, dans différents États, la rente est généralement consommée là où réside le souverain, dans la capitale s’il s’agit d’une monarchie absolue, c’est-à-dire loin des provinces où elle est produite, et par conséquent, de la manière la moins avantageuse pour l’agriculture, pour les arts utiles et pour le développement des forces intellectuelles du pays. Là où la noblesse terrienne ne possède ni droits d’aucune espèce, ni influence politique à moins de vivre à la cour et d’exercer un emploi, et où toute la force publique est concentrée dans la capitale, les propriétaires fonciers sont attirés vers ce point central, ne pouvant guère trouver ailleurs le moyen de satisfaire leur ambition et l’occasion de consommer agréablement leurs revenus. Plus la majeure partie d’entre eux s’accoutume à vivre dans la capitale, moins la vie de la province offre à chacun en particulier de relations de société et de jouissances délicates pour les sens et pour l’esprit ; plus la province les repousse, plus la capitale les attire. La province perd ainsi presque tous les moyens de progrès que lui aurait procurés la consommation de la rente ; en particulier ces fabriques et ces travaux intellectuels que la rente aurait entretenus, la capitale les lui enlève. Celle-ci brille sans doute d’un vif éclat, parce qu’elle réunit tous les talents et la plus grande partie des industries de luxe. Mais les provinces sont privées de ces forces intellectuelles, de ces moyens matériels et en particulier de ces industries qui permettent au cultivateur les améliorations agricoles et qui l’y encouragent. Voilà ce qui explique en grande partie pourquoi en France, principalement sous la monarchie absolue, avec une capitale qui surpassait en éclat et en intelligence toutes les villes du continent européen, l’agriculture n’a accompli que de faibles progrès, et pourquoi la culture intellectuelle et les industries d’utilité générale ont fait défaut aux provinces. Mais, à mesure que la noblesse terrienne acquiert de l’indépendance vis-à-vis de la cour et de l’influence sur la législation et sur l’administration, que le système représentatif et l’organisation administrative étendent pour les villes et pour les provinces le droit de gérer leurs affaires et de participer à la législation et à l’administration du pays, qu’on peut par conséquent obtenir plus de considération et d’influence dans la province et par la province, la noblesse terrienne et la bourgeoisie instruite et aisée restent plus volontiers dans les localités d’où elles tirent leurs revenus, et la consommation de la rente influe davantage sur le développement des forces intellectuelles et des institutions sociales, sur les progrès de l’agriculture et sur l’essor au sein des provinces des industries utiles au plus grand nombre.

La situation économique de l’Angleterre peut être invoquée à l’appui de cette remarque. Le séjour du propriétaire anglais sur ses biens durant la plus grande partie de l’année, contribue de plus d’une manière à la prospérité de l’agriculture ; directement, en ce que le propriétaire consacre une portion de son revenu, soit à entreprendre lui-même des améliorations agricoles, soit à venir en aide à celles de ses fermiers ; indirectement, en ce que ses consommations entretiennent les manufactures et les travaux intellectuels du voisinage. Telle est encore en partie la cause pour laquelle en Allemagne et en Suisse, où manquent cependant les grandes villes, les moyens de communication sur une vaste échelle et les institutions nationales, l’agriculture et la civilisation en général sont beaucoup plus avancées qu’en France.

La plus grande erreur, toutefois, qu’Adam Smith et son école aient commise en cette matière, est celle que nous avons déjà mentionnée, mais que nous allons ici faire mieux ressortir ; c’est de n’avoir pas nettement compris, de n’avoir retracé qu’incomplètement l’influence des manufactures sur l’accroissement de la rente, de la valeur échangeable de la propriété foncière et du capital agricole, et d’avoir opposé l’agriculture à l’industrie manufacturière en la présentant comme beaucoup plus importante pour le pays, comme la source d’une prospérité beaucoup plus durable. En cela Smith n’a fait que continuer, non sans la modifier cependant, l’erreur des physiocrates. Évidemment il a été trompé par ce fait que, dans le pays le plus manufacturier, ainsi que nous l’avons montré pour l’Angleterre au moyen de données statistiques, le capital matériel de l’agriculture est dix ou vingt fois plus considérable que celui de l’industrie manufacturière, et que la production annuelle de la première surpasse notablement en valeur le capital collectif de la seconde[6]. Le même fait peut bien aussi avoir conduit les physiocrates à exagérer le mérite de l’agriculture vis-à-vis de l’industrie manufacturière. Une observation superficielle donne lieu de croire en effet que l’agriculture crée dix fois plus de richesse, mérite par conséquent dix fois plus d’estime, et présente dix fois plus d’importance que les manufactures. Mais ce n’est là qu’une apparence. Si nous cherchons les causes de la prospérité de l’agriculture, nous trouvons la principale dans l’industrie manufacturière.

Ce sont les 218 millions de liv. st. de capital manufacturier qui ont en grande partie appelé à l’existence le capital agricole de 3.311 millions. Ils ont opéré absolument comme opèrent les voies de communication ; ce sont les dépenses de construction d’un canal qui augmentent la valeur des terrains situés dans le rayon de ce canal. Qu’il cesse de servir comme voie de communication, qu’on emploie les eaux à l’irrigation des prairies, c’est-à-dire à l’augmentation apparente du capital de l’agriculture et de la rente de la terre ; et, supposons que la valeur des prairies s’accroisse de quelques millions, ce changement utile en apparence à l’agriculture diminuera dans une proportion dix fois plus forte la valeur collective des propriétés situées à proximité du canal.

De ce point de vue, le fait que le capital manufacturier d’un pays est minime comparativement à son capital agricole, conduit à des conclusions tout autres que celles que l’école régnante et celle qui l’a précédée en ont déduites. Il s’ensuit que le maintien et l’extension de l’industrie manufacturière importent d’autant plus aux cultivateurs eux-mêmes que, relativement à l’agriculture, elle ne peut employer qu’une faible quantité de capital. Il doit donc être évident pour les agriculteurs, en particulier pour ceux qui perçoivent des rentes foncières, pour les propriétaires, qu’ils ont intérêt a établir et à conserver dans le pays des manufactures, dussent-ils, en y consacrant le capital nécessaire, ne compter sur aucun profit direct, de même qu’il leur est avantageux de faire construire des routes, des canaux et des chemins de fer, même sans en retirer directement aucun revenu. Si nous considérons sous ce rapport les industries les plus indispensables, les plus utiles à l’agriculture, par exemple celle des moulins à farine, la justesse de notre observation paraîtra incontestable. Comparez la valeur de la propriété et de la rente foncière dans une localité où il ne se trouve point de moulins à farine à portée des cultivateurs et dans une autre localité où cette industrie s’exerce au milieu d’eux, et vous reconnaîtrez que cette seule industrie fait déjà sentir puissamment son influence ; qu’à fertilité égale, la valeur de la propriété s’est accrue, non pas du double des frais de construction du moulin, mais de dix ou vingt fois ces frais, et que les propriétaires auraient eu déjà du bénéfice à construire eux-mêmes le moulin à frais communs pour en faire cadeau au meunier. C’est ce qui a lieu journellement dans les solitudes de l’Amérique du Nord ; là, quand les individus manquent du capital nécessaire pour achever entièrement à leurs frais ces ouvrages, les propriétaires concourent volontiers à leur exécution par des travaux manuels, par des charrois, par des fournitures de bois de construction, etc. C’est ce qui a lieu aussi, bien que sous une autre forme, dans les pays de culture ancienne ; nul doute que les privilèges des moulins banaux n’aient une semblable origine.

Il en est des scieries, des moulins à huile, des moulins à plâtre, des forges, comme des moulins à farine ; il est facile de prouver que la rente et la valeur du sol s’élèvent constamment, suivant que les propriétés sont plus rapprochées de ces usines et que celles-ci ont des rapports plus intimes avec l’agriculture.

Et pourquoi n’en serait-il pas de même des manufactures de laine, de lin, de chanvre, de papier et de coton, de toutes les fabrications en général ? Ne voyons-nous pas la rente et la valeur du sol augmenter partout à proportion que la propriété est plus près de la ville, et que la ville est plus peuplée et plus industrieuse ? Si, dans ces petits districts, nous calculons d’une part la valeur de la propriété foncière et du capital qui y est employé, de l’autre celle du capital placé dans les fabriques, et que nous le comparions l’une à l’autre, nous trouverons partout que la première est au moins décuple de la seconde. Il serait insensé d’en conclure qu’il est plus avantageux pour une nation de consacrer ses capitaux matériels à l’agriculture qu’à l’industrie manufacturière, et que l’agriculture est par elle-même plus favorable à l’accroissement des capitaux. L’accroissement du capital matériel de l’agriculture dépend en majeure partie de celui du capital matériel de l’industrie manufacturière, et les nations qui méconnaissent cette vérité, quelque favorisées qu’elles puissent être par la nature pour la culture de la terre, non-seulement n’avancent pas en richesse, en population, en civilisation et en puissance, mais elles reculent.

Il n’est pas rare cependant de voir les propriétaires fonciers considérer les mesures qui tendent à doter le pays d’une industrie manufacturière comme des privilèges qui ne profitent qu’aux manufacturiers et dont ils supportent seuls le fardeau. Eux qui, dans l’origine, se rendent si bien compte des avantages considérables que leur procure l’établissement d’un moulin à farine, d’une scierie, d’une forge dans leur voisinage, au point d’y concourir par les plus grands sacrifices, ne comprennent plus, dans un état de civilisation un peu plus avancé, quels profits immenses l’agriculture du pays retire d’une industrie manufacturière nationale complètement développée et combien elle a intérêt à se résigner aux sacrifices sans lesquels ce but ne peut être atteint. C’est que, excepté chez un petit nombre de nations très-avancées, le propriétaire, qui, généralement, voit assez bien de près, a rarement la vue longue.

On ne doit pas méconnaître non plus que la théorie régnante a contribué pour sa part à troubler le jugement des propriétaires. Adam Smith et Say se sont appliqués, d’une part à représenter les efforts de manufacturiers pour obtenir des mesures de protection comme des inspirations de l’égoïsme, de l’autre à vanter la générosité et le désintéressement des propriétaires, comme des gens bien éloignés de réclamer pour eux de semblables faveurs[7]. On dirait que l’attention des propriétaires fonciers a été ainsi appelée vers cette vertu du désintéressement dont on leur faisait un si grand mérite et qu’ils ont été encouragés à s’en affranchir. Car, dans la plupart des États manufacturiers et chez les principaux, eux aussi, dans ces derniers temps, ont demandé et obtenu des droits protecteurs, à leur très-grand préjudice du reste, ainsi que nous l’avons établi. Lorsque précédemment les propriétaires s’imposaient des sacrifices pour naturaliser dans le pays l’industrie manufacturière, ils se conduisaient comme le cultivateur dans la solitude, qui contribue à l’établissement dans son voisinage d’un moulin à farine ou d’une forge. Quand aujourd’hui ils réclament protection pour l’agriculture, c’est comme si le cultivateur dont nous venons de parler, après avoir aidé à construire le moulin, demandait au meunier de l’aider lui-même à labourer ses champs. Ce serait là, sans contredit, une demande insensée. L’agriculture ne peut fleurir, la rente et la valeur du sol ne peuvent hausser qu’autant que les manufactures et le commerce prospèrent, et les manufactures ne peuvent prospérer là où l’arrivage des matières brutes et des denrées alimentaires est entravé. C’est ce qu’ont partout compris les manufacturiers. Si cependant les propriétaires ont, dans la plupart des grands États, obtenu des droits protecteurs, il y a pour cela un double motif. Dans les États représentatifs leur influence sur la législation est prépondérante, et les manufacturiers n’ont pas osé résister opiniâtrement à un désir insensé, de peur de rendre ainsi les propriétaires favorables à la liberté du commerce ; ils ont préféré transiger avec eux.

L’école a de plus insinué aux propriétaires, qu’il était aussi extravagant de faire naître des manufactures par des moyens factices que de produire du vin en serre chaude sous un climat glacé, que les manufactures surgissaient d’elles-mêmes par le cours naturel des choses, que l’agriculture offre beaucoup plus d’occasions d’accroître le capital, que le capital du pays ne peut être augmenté par des mesures artificielles, qu’il ne peut recevoir de la loi et des règlements publics qu’une direction moins favorable au développement de la richesse. Enfin, comme on ne pouvait méconnaître l’influence de l’industrie manufacturière sur l’agriculture, on a essayé du moins de représenter cette influence comme aussi faible et aussi vague que possible.

Sans doute, a-t-on dit, les fabriques agissent sur l’agriculture, et tout ce qui est nuisible aux fabriques nuit aussi à l’agriculture ; par conséquent, elles influent sur la hausse de la rente foncière, mais seulement d’une manière indirecte. Ce qui influe directement sur la rente, c’est l’accroissement de la population, celui du bétail, les améliorations rurales, le perfectionnement des voies de communication. Cette distinction entre l’influence directe et l’influence indirecte en rappelle d’autres semblables faites par l’école, par exemple à propos de la production intellectuelle ; et c’est ici le lieu d’appliquer une comparaison dont nous nous sommes déjà servis. Le fruit de l’arbre aussi serait évidemment indirect dans l’acception de l’école, puisqu’il croit sur le rameau qui est le fruit de la branche, qui est le fruit du tronc, qui est le fruit de la racine, qui est le seul fruit direct de la terre. Est-ce qu’il n’est pas tout aussi sophistique de présenter la population, le bétail, les voies de communication, etc. comme des causes directes, et l’industrie manufacturière comme une cause indirecte de la hausse de la rente, lorsqu’un simple coup d’œil jeté sur un grand pays manufacturier montre que les fabriques elles-mêmes sont la cause principale du développement de la population, du bétail et des voies de communication ? Est-il logique et conséquent de rapporter ces effets à leur cause, les manufactures, puis de les représenter comme des causes principales et de leur subordonner les manufactures comme une cause indirecte et en quelque sorte accessoire ? Qu’est-ce qui a pu induire un esprit aussi pénétrant qu’Adam Smith dans un raisonnement si vicieux, si en désaccord avec la nature des choses, si ce n’est l’intention de mettre dans l’ombre les manufactures et leur influence sur la prospérité et la puissance de la nation en général, sur la hausse de la rente et de la valeur du sol en particulier ? Et pourquoi cela ; sinon pour éviter des explications dont le résultat aurait témoigné hautement en faveur de la protection ?

En général l’école, depuis Adam Smith, a été malheureuse dans ses recherches sur la nature de la rente. Ricardo, et, après lui, Mill, Mac Culloch et d’autres sont d’avis que la rente est le prix de la fertilité naturelle de la terre[8]. Le premier a construit sur cette idée tout un système. S’il avait fait une excursion dans le Canada, il aurait pu, dans chaque vallée, sur chaque colline, faire des observations qui l’auraient convaincu que sa théorie était bâtie sur le sable, Mais, n’ayant que l’Angleterre sous les yeux, il est tombé dans cette erreur, que les champs et les prés anglais, dont l’apparente fertilité naturelle produit de si beaux fermages, ont été de tout temps les mêmes. La fertilité naturelle d’un terrain est dans l’origine si insignifiante et elle donne à celui qui en jouit un excédant de produits si mince, que la rente qu’on en retire mérite à peine ce nom. Le Canada tout entier, dans son étai primitif, uniquement habité par des chasseurs, aurait difficilement rapporté un revenu en viande et en peaux suffisant pour payer un professeur d’économie politique à Oxford. La capacité productive naturelle du sol, dans l’île de Malte, consiste en pierres dont on aurait peine à retirer une rente. Si l’on suit la marche de la civilisation chez les peuples et leur passage de l’état de chasseurs à celui de pasteurs, de ce dernier à l’état agricole, etc., on comprendra aisément que partout la rente était nulle dans l’origine, et que partout elle a haussé avec les progrès de la culture et de la population, avec l’accroissement des capitaux intellectuels et matériels. Si l’on compare la nation purement agricole avec celle qui est à la fois agricole, manufacturière et commerçante, on reconnaît que vingt fois plus d’individus vivent de fermages dans la seconde que dans la première. D’après la statistique de la Grande-Bretagne par Marshal, l’Angleterre et l’Écosse comptaient en 1831 une population de 16.537.398 hommes, dont 1.116.398 percevaient des rentes. En Pologne, sur une même étendue de pays, on aurait peine à trouver le 20ème de ce nombre. Si de ces généralités on descend aux détails et qu’on s’enquière de ce qui a déterminé la rente de chaque fonds de terre, on trouve partout qu’elle est le résultat d’une capacité productive, qui, loin d’être une libéralité de la nature, a été créée par les efforts et par les capitaux intellectuels et matériels, directement ou indirectement appliqués à ce fonds, et par les progrès de la société en général. On voit, il est vrai, des terrains auxquels la main de l’homme n’a pas touché, rapporter une rente, par exemple des carrières, des sablonnières, des pâturages ; mais cette rente n’est qu’un effet de l’accroissement de la culture, du capital et de la population dans le voisinage. D’un autre côté on remarque que les terrains qui produisent les plus fortes rentes sont ceux dont la fertilité naturelle a été complètement anéantie et dont toute l’utilité consiste en ce que les hommes y boivent et y mangent, s’y asseyent, y dorment ou s’y promènent, y travaillent ou s’y amusent, y enseignent ou y reçoivent des leçons, c’est-à-dire ceux sur lesquels sont construits des édifices.

Le principe de la rente est l’avantage exclusif que la terre procure à ceux qui en ont la possession exclusive, et l’étendue de cet avantage se mesure sur la somme de capitaux intellectuels et matériels existant dans la société en général, ainsi que sur les moyens que la situation particulière, les qualités spéciales de la terre et le capital qui y a été employé fournissent à celui qui en a la légitime jouissance d’acquérir des valeurs matérielles ou de satisfaire des besoins ou des goûts du corps ou de l’esprit.

La rente est l’intérêt d’un capital fixé dans un fonds naturel, ou d’un fonds naturel capitalisé. Mais le territoire de la nation qui n’a fait que capitaliser le fonds naturel servant à l’agriculture, et cela de la manière très imparfaite que comporte ce degré de civilisation, rapporte des rentes infiniment moindres que celui de la nation qui réunit l’agriculture et l’industrie manufacturière. Les propriétaires de la première vivent la plupart dans la contrée qui leur vend des objets manufacturés. Mais, lorsqu’une nation dont l’agriculture et la population ont déjà pris un notable développement fonde chez elle des manufactures, elle capitalise, ainsi que nous l’avons montré dans un chapitre précédent, non-seulement les forces naturelles particulièrement utiles aux manufactures et jusque-là restées oisives, mais aussi la plus grande partie des forces manufacturières qui servent à l’agriculture. L’accroissement de ses rentes est, par conséquent, de beaucoup supérieur à l’intérêt des capitaux matériels nécessaires pour l’établissement des manufactures[9]. .

  1. Le boisseau anglais = 36 litres 344.
  2. Le Schelling = 1 fr. 25 c.
  3. Il doit être bien entendu que les estimations de ce tableau ne sont et ne peuvent être que des approximations fort lointaines. (H. R.)
  4. L’expérience de ces dernières années a prouvé surabondamment parmi nous que la valeur du sol hausse ou baisse, en effet, suivant que la prospérité du pays augmente ou diminue. (H. R.)
  5. Le gallon = 4 litres 543.
  6. On lit en effet dans la Richesse des nations, liv. II, ch. v, que, de toutes les manières dont un capital peut être employé, l’agriculture est, sans contredit, le plus avantageux à la société. La nature, y est-il dit, ne fait rien pour l’homme dans les manufactures ; ainsi, non-seulement le capital employé à la culture de la terre met en activité une plus grande quantité de travail productif qu’un pareil capital employé dans les manufactures, mais il ajoute une plus grande valeur au produit annuel de la terre et du travail du pays. Il y a là une erreur capitale qui a déjà été relevée. Cependant Adam Smith, bien qu’influencé par les doctrines des physiocrates, est loin de partager leurs préjugés contre les manufactures ; dans la critique qu’il fait de leur système au chapitre ix de son livre IV, il montre notamment une parfaite intelligence de cette étroite solidarité entre l’agriculture et l’industrie manufacturière que List a retracée ici avec tant de vigueur: « Tout ce qui tend à diminuer dans un pays le nombre des artisans et des manufacturiers tend à diminuer le marché intérieur, le plus important de tous les marchés pour le produit brut de la terre, et tend par là à décourager encore l’agriculture. » (H. R.)
  7. Smith en particulier témoigne pour les propriétaires et contre les manufacturiers une partialité qui étonne dans un esprit si libéral. Il va jusqu’à prétendre que l’intérêt privé des propriétaires est toujours inséparable de l’intérêt général. Qu’eût-il dit de nos jours, en voyant sa doctrine de la liberté commerciale appliquée en Angleterre par les efforts de ces manufacturiers qu’il estimait si peu, en dépit des insistances égoïstes de ces propriétaires fonciers pour lesquels il n’avait que des éloges ? (H. R.)
  8. La théorie de la rente n’appartient pas à Ricardo, comme on le dit communément ; Mac Culloch nous apprend que dès 1777, c’est-à-dire peu après la publication de la Richesse des nations, elle a été pour la première fois produite par James Anderson dans une brochure relative à la législation des céréales, et cela avec une netteté qui n’a pas été surpassée depuis. List semble ne la connaître que par les écrits de J.-B. Say, qui n’en avait pas apprécié l’importance et qui a jeté sur elle de la défaveur parmi les économistes du continent, défaveur qu’un exposé lumineux de Rossi n’a pas complètement fait cesser ; ou, du moins, s’il l’a étudiée dans les auteurs anglais eux-mêmes, il l’a bien mal comprise. S’il se fût fait une idée nette de la théorie de la rente, il ne l’eût pas défigurée comme il l’a fait ici ; et, au lieu de s’escrimer puérilement contre elle, il y eût trouvé des arguments pleins de force pour établir à la fois l’influence que l’industrie manufacturière exerce sur le taux de la rente, et les inconvénients de la protection, du moins d’une protection élevée pour l’agriculture. Au fond List est, sur cette question, beaucoup plus d’accord avec Ricardo qu’il ne le croit. (H. R.)
  9. L’action que l’industrie manufacturière exerce sur la prospérité de l’agriculture a été depuis longtemps reconnue et mise en relief. Un ancien auteur anglais, Josiah Child, comparaît la terre et l’industrie (land and trade) à deux jumeaux qui ont toujours cru ou dépéri, et ne cesseront de croître ou de dépérir ensemble. L’Essai sur le commerce, de David Hume, et le chapitre de la Richesse des nations qui a pour titre : Comment le commerce des villes a contribué à l’amélioration des campagnes, soutiennent la même thèse. Elle revient sans cesse dans les enquêtes et dans les débats parlementaires de la Grande-Bretagne sur les questions de douane. En la reprenant dans ce chapitre, List non-seulement y porte l’énergie qui lui est propre, mais il l’envisage d’un point de vue différent. Ses développements sont d’autant plus dignes d’attention qu’il n’est pas rare de voir parmi nous de prétendus amis de l’agriculture déblatérer contre l’industrie manufacturière.
      — L’auteur allemand du Système des sciences sociales (Staatswissenschaft), dont le premier volume a paru en 1852, M. Stein, fait observer, en traitant de la rente de la terre et des progrès de l’agriculture sous l’influence de la richesse générale, que c’est Frédéric List qui, le premier, a élevé une maxime reconnue sans doute, mais imparfaitement comprise, à la hauteur d’un principe économique. (H. R.)