Système national d’économie politique/Livre 2/07


CHAPITRE VII.

l’industrie manufacturière et les forces productives personnelles, sociales et politiques du pays[1]


Sous le régime d’une agriculture informe règnent la paresse d’esprit, la lourdeur de corps, l’attachement à de vieilles idées, à de vieilles habitudes, à de vieux usages et à de vieux procédés, le défaut d’éducation, de bien-être et de liberté. Le désir d’un continuel accroissement des biens moraux et matériels, l’émulation et l’amour de la liberté caractérisent, au contraire, le pays manufacturier et commerçant.

Cette différence s’explique en partie par la différence de genre de vie et d’éducation des agriculteurs et des manufacturiers, en partie par celle de leurs occupations et des ressources qu’elles exigent. Les agriculteurs vivent dispersés sur toute la surface du pays et n’entretiennent les uns avec les autres que des rapports éloignés. L’un fait à peu près ce que fait l’autre, et leur production est généralement la même. Ce sont à peu près les mêmes choses qu’ils ont en excédant ou dont ils ont besoin, et chacun est le meilleur consommateur de ses produits ; il ne s’offre, par conséquent, que peu d’occasions de commerce moral et matériel. Le cultivateur s’adresse moins aux hommes qu’à la nature inanimée. Accoutumé à ne récolter là où il a semé qu’après un long intervalle, et à s’en remettre a la volonté d’une puissance supérieure du succès de ses efforts, la modération, la patience, la résignation, mais aussi la nonchalance et la paresse d’esprit, deviennent pour lui une seconde nature. Ses occupations le tenant éloigné du commerce des hommes n’exigent habituellement de lui que peu d’efforts intellectuels et qu’une médiocre dextérité. Il s’instruit par l’exemple dans le cercle étroit de la famille où il a reçu l’existence, et l’idée lui vient rarement qu’on pourrait travailler autrement et mieux. Depuis le berceau jusqu’à la tombe il se meut constamment dans le même cercle étroit de personnes et de relations. Les exemples d’une prospérité éclatante due à des efforts extraordinaires frappent rarement ses regards. La propriété, comme la misère, se transmet sous ce régime de génération en génération, et presque toute la force productive que crée l’émulation est annihilée.

La vie des manufactures est essentiellement différente. Rapprochés les uns des autres par leurs occupations, les manufacturiers ne peuvent vivre qu’en société et par la société, dans le commerce et par le commerce. Toutes les denrées alimentaires et toutes les matières brutes qui leur sont nécessaires, ils les achètent sur le marché, et ce n’est que la plus faible part de leurs produits qu’ils réservent pour leur consommation. Tandis que l’agriculteur compte principalement sur les bienfaits de la nature, la fortune, l’existence même du manufacturier dépend surtout du commerce. Tandis que le premier ne connaît pas son consommateur ou du moins se préoccupe peu de son débouché, le second ne vit que par sa clientèle. Les cours des matières brutes, des denrées alimentaires, de la main-d’œuvre, des marchandises fabriquées et de l’argent, varient sans cesse ; le manufacturier ne sait jamais avec exactitude quel sera le montant de ses profits. Les faveurs de la nature et un travail ordinaire ne lui assurent pas l’existence et le bien-être comme à l’agriculteur.

C’est son intelligence et son activité seules qui les lui donneront. Il doit travailler à acquérir le superflu pour être sûr du nécessaire, à devenir riche pour ne pas tomber dans la pauvreté. S’il est un peu plus prompt que les autres, il réussit ; un peu plus lent, sa ruine est certaine. Il a constamment à acheter et à vendre, à échanger, à négocier. Partout il est aux prises avec les hommes, avec des rapports variables, avec les lois et les institutions ; il a cent fois plus d’occasions de former son esprit que l’agriculteur. Pour la conduite de ses affaires, il a besoin de connaître l’étranger. Pour l’établissement de son industrie, il est tenu à des efforts extraordinaires.

Tandis que l’agriculteur n’a de rapports qu’avec son voisinage, les relations du manufacturier s’étendent sur toutes les parties du monde. Le désir d’acquérir ou de conserver la confiance de ses compatriotes, et une concurrence sans fin qui ne cesse de menacer son existence et sa fortune, sont pour lui de vifs stimulants à une incessante activité et à des progrès ininterrompus. Mille exemples lui prouvent que, par des efforts extraordinaires, on peut s’élever de la position la plus infime aux premiers rangs de la société, mais qu’on peut aussi, par la routine et par la négligence, tomber du haut de l’échelle sociale à ses plus bas degrés. Cet état de choses fait naître chez le manufacturier une énergie dont on n’aperçoit nulle trace sous le régime d’une informe agriculture.

Si l’on envisage dans leur ensemble les travaux des manufactures, on reconnaît tout d’abord qu’ils développent et mettent en jeu des facultés et des talents infiniment plus variés, infiniment plus élevés que ne le fait l’agriculture.

Adam Smith, assurément, a soutenu un de ces paradoxes qu’il aimait tant, au dire de son biographe Dugald-Stewart, lorsqu’il a prétendu que l’agriculture exige plus d’habileté que les arts industriels. Sans rechercher si la confection d’une montre exige plus d’habileté que la direction d’une ferme, nous nous contenterons de faire remarquer que toutes les occupations d’une ferme sont de même nature, tandis que celles d’une manufacture sont variées à l’infini. On ne doit pas oublier non plus que, dans la comparaison dont il s’agit, c’est l’agriculture dans son état primitif qu’il faut envisager, et non pas celle qui s’est perfectionnée sous l’influence des manufactures. Si la condition de l’agriculteur en Angleterre paraissait à Adam Smith beaucoup plus noble que celle du fabricant, c’est qu’il lui échappait qu’elle avait été relevée par l’action des manufactures et du commerce.

Évidemment l’agriculture ne requiert que les mêmes espèces de capacités, la force du corps et la persévérance dans l’exécution de taches grossières, unies à un certain esprit d’ordre, tandis que les manufactures exigent une immense variété de facultés intellectuelles, de talents naturels et acquis. La demande de cette grande diversité de dispositions, dans un pays manufacturier, permet à chaque individu de trouver une occupation, une vocation conforme à son aptitude, au lieu que, dans un pays agricole, le choix est des plus limités. Dans le premier, les dons de l’esprit sont infiniment plus estimés que dans le second, où le mérite d’un homme se mesure en général sur sa force corporelle. Il n’est pas rare d’y voir le travail de l’homme débile, de l’impotent, obtenir un prix beaucoup plus élevé que celui de l’homme le plus robuste. La moindre force, celle de l’enfant et de la femme, celle de l’impotent et du vieillard, trouve dans les manufactures emploi et rémunération.

Les manufactures sont filles des sciences et des beaux-arts, et ce sont elles aussi qui les entretiennent et qui les nourrissent. Voyez comme le cultivateur primitif a peu recours aux sciences et aux beaux-arts, comme il a peu besoin de leur aide pour la fabrication des grossiers instruments dont il se sert. Sans doute c’est l’agriculture qui dans l’origine a permis à l’homme, au moyen de la rente de la terre, de s’adonner aux sciences et aux beaux-arts ; mais, en l’absence des manufactures, ils sont restés constamment le partage de castes, et leurs effets bienfaisants se sont a peine fait sentir des masses. Dans un pays manufacturier, l’industrie des masses est éclairée par les sciences, qui à leur tour, ainsi que les beaux-arts, sont nourries par l’industrie des masses. À peine y-a-t-il une opération manufacturière qui ne se rattache à la physique, à la mécanique, à la chimie, aux mathématiques, ou à l’art du dessin. Il n’y a point de progrès, point de découverte dans les sciences, qui n’améliore et ne transforme cent industries. Dans un pays manufacturier, par conséquent, les sciences et les beaux-arts doivent devenir populaires. Le besoin de culture et d’instruction à l’aide d’écrits et d’exposés, éprouvé par un grand nombre de personnes appelées à appliquer les résultats des recherches scientifiques, décide des talents spéciaux à se vouer à l’enseignement et à la profession d’écrivain. La concurrence de ces talents, jointe à une forte demande de leurs services, provoque une division et une combinaison des travaux scientifiques, qui exercent l’influence la plus heureuse non-seulement sur le développement des sciences, mais sur le perfectionnement des beaux-arts et des arts industriels. Les effets de ces perfectionnements s’étendent bientôt jusqu’à l’agriculture. Nulle part on ne trouve de machines ni d’instruments agricoles plus parfaits, nulle part l’agriculture des champs n’est pratiquée avec autant d’intelligence que dans les pays où fleurit l’industrie manufacturière. Sous l’influence de celle-ci l’agriculture devient une industrie, un art, une science.

L’union des sciences avec les arts industriels a créé cette grande force physique qui, pour les sociétés modernes, remplace au décuple le travail des esclaves de l’antiquité, et qui est appelée a exercer une si profonde influence sur la condition des masses, sur la civilisation des pays barbares, sur l’assainissement des pays inhabités et sur la puissance des nations d’ancienne culture, la force des machines.

La nation manufacturière a cent fois plus d’occasions d’employer des machines que la nation purement agricole. Un homme impotent peut, en dirigeant une machine à vapeur, produire cent fois plus que l’homme le plus robuste avec son bras.

La force des machines jointe aux voies de transport perfectionnées des temps modernes procure au pays manufacturier une supériorité immense sur le pays purement agriculteur. Il est évident que les canaux, les chemins de fer et la navigation à vapeur ne doivent leur existence qu’à l’industrie manufacturière et ne peuvent s’étendre que par elle sur toute la surface du territoire. Le pays purement agriculteur, où chacun produit la plus grande partie des objets qui lui sont nécessaires et consomme la plupart de ses produits, où les individus n’entretiennent que peu de rapports les uns avec les autres, ne peut offrir un mouvement de marchandises ni de personnes assez vaste pour couvrir les frais de construction et d’entretien de pareilles machines.

Les inventions nouvelles et les améliorations sont peu appréciées dans un pays purement agriculteur. Ceux qui les poursuivent y perdent en général leurs recherches et leurs efforts. Dans un pays manufacturier, au contraire, il n’y a point de voie qui mène plus vite à la richesse et à la considération que celle des inventions et des découvertes. Dans ce dernier, le génie est plus estimé et mieux rémunéré que le talent, le talent que la force physique. Dans le pays agriculteur, si l’on excepte les services publics, c’est à peu près l’opposé qui est la règle.

Les manufactures n’agissent pas moins sur le développement de la puissance du travail physique que sur celui des forces morales de la nation ; elles offrent aux ouvriers des jouissances et des stimulants qui les excitent à déployer toutes leurs forces et l’occasion de les employer. C’est un fait incontesté que, dans les pays manufacturiers qui prospèrent, l’ouvrier, indépendamment du secours qu’il trouve dans des machines et dans des instruments meilleurs, exécute chaque jour infiniment plus d’ouvrage que dans les pays purement agriculteurs.

Déjà cette circonstance que dans les pays manufacturiers le temps a incomparablement plus de prix que dans les pays agriculteurs, témoigne de la situation plus élevée qu’y obtient le travail. Le degré de civilisation d’un peuple et le cas qu’il fait du travail ne sauraient mieux se mesurer que sur le prix qu’il attache au temps. Le sauvage reste des jours entiers oisif dans sa cabane. Comment le pasteur connaîtrait-il le prix du temps, lui pour qui c’est un fardeau, que le chalumeau ou le sommeil peut seul lui rendre supportable ? Comment un esclave, un serf, un corvéable apprendrait-il à ménager le temps, lui pour qui le travail est une punition et l’oisiveté un profit ? Ce n’est que par l’industrie manufacturière que les peuples arrivent à comprendre la valeur du temps. C’est alors que gagner ou perdre du temps, c’est gagner ou perdre des intérêts. Le zèle que met le manufacturier à tirer de son temps le meilleur parti possible se communique à l’agriculteur.

Les manufactures augmentant la demande des produits agricoles, la rente s’élève, partant la valeur du sol ; des capitaux plus considérables sont employés à l’exploitation, les consommations se multiplient ; il faut retirer de la terre un plus grand produit pour faire face à une rente plus élevée, aux intérêts des capitaux et à une consommation plus étendue. On est en position d’offrir de plus forts salaires, mais on réclame en même temps de plus grands services. L’ouvrier commence à s’apercevoir que, dans sa force corporelle et dans l’adresse avec laquelle il en fait usage, il possède le moyen d’améliorer sa condition. Il commence à comprendre pourquoi dit en Angleterre : Le temps c’est de l’argent.

L’isolement dans lequel vit le cultivateur et son peu de lumières ne lui permettent guère de contribuer à la civilisation générale ni d’apprécier le mérite des institutions politiques, encore moins de prendre une part active à la conduite des affaires publiques et à l’administration de la justice, ou de défendre sa liberté et ses droits. Partout les nations purement agricoles ont vécu dans l’esclavage ou du moins sous le joug du despotisme, de la féodalité ou de la théocratie. Déjà la possession exclusive du sol assure à l’autocrate, aux grands ou à la caste des prêtres, sur la masse de la population rurale, une autorité à laquelle celle-ci ne saurait se soustraire d’elle-même.

Partout, sous l’empire de l’habitude, le joug imposé par la force ou par la superstition et par la puissance théocratique aux nations purement agricoles s’imprime sur elles si fortement qu’elles finissent par le considérer comme une partie essentielle d’elles-mêmes et comme une condition de leur existence.

La loi de la division des tâches et de l’association des forces productives rapproche, au contraire, avec une puissance irrésistible les manufacturiers les uns des autres. Le frottement produit les étincelles de l’esprit tout comme celles du feu. Mais il n’y a de frottement intellectuel que là où l’on est voisin, là où les relations d’affaires et d’études, celles de la société et de la vie politique sont fréquentes, là où il existe un grand commerce de marchandises et d’idées. Plus les hommes vivent unis dans un seul et même lieu, plus chacun d’eux a besoin pour son industrie du concours de tous les autres ; plus son industrie exige de lumières, de prudence et de culture, moins l’arbitraire, l’absence des lois, l’oppression et les prétentions illégitimes sont compatibles avec l’activité des individus et avec leur poursuite du bien-être ; plus les institutions civiles sont parfaites, plus la liberté est étendue, plus on a occasion de se former soi-même ou d’aider à l’éducation des autres. Aussi dans tous les lieux et dans tous les temps la liberté et la civilisation sont-elles sorties des villes : témoin, dans l’antiquité la Grèce et l’Italie, au moyen âge l’Italie, l’Allemagne, la Belgique et la Hollande, plus tard l’Angleterre, et tout récemment l’Amérique du Nord et la France.

Mais il y a deux espèces de villes ; nous appellerons les unes productives, les autres consommatrices. Il y a des villes qui mettent en œuvre les matières brutes, et qui les paient à la campagne en articles manufacturés, de même que les denrées alimentaires dont elles ont besoin ; ce sont les cités manufacturières, les villes productives. Leur prospérité fait la prospérité de l’agriculture, et elles grandissent d’autant plus que l’agriculture déploie plus de ressources. Mais il y a aussi des villes où vivent ceux qui consomment la rente de la terre. Dans tous les pays quelque peu cultivés, une grande portion du revenu national est consommée à titre de rentes au sein des villes. Ce serait une erreur que de soutenir en thèse générale que ces consommations nuisent à la production ou même ne lui sont pas utiles ; car la possibilité de s’assurer, au moyen d’une rente territoriale, une existence indépendante, est un puissant aiguillon à l’économie, à l’emploi des épargnes dans l’agriculture et aux améliorations agricoles. De plus, jaloux de se distinguer parmi ses concitoyens, le propriétaire, que son éducation et l’indépendance de sa position favorisent, prête un concours utile à la civilisation, aux institutions publiques, à l’administration de l’État, aux sciences et aux beaux-arts. Le degré auquel la rente influe ainsi sur l’industrie, sur la prospérité et sur la civilisation du pays, dépend toujours, d’ailleurs, du plus ou moins de liberté que le pays a conquis. Le désir de se rendre utile à la société par une activité volontaire et de se distinguer parmi ses concitoyens, ne se développe que chez les peuples où cette activité procure la reconnaissance, l’estime publique et des dignités ; mais non pas chez ceux où l’ambition de l’estime publique et l’indépendance vis-à-vis du pouvoir sont regardées d’un œil jaloux. Chez ces derniers, le propriétaire s’abandonnera plutôt à la débauche ou à l’oisiveté, et, en livrant ainsi au mépris l’activité utile, en portant atteinte à la morale, il compromettra jusqu’au principe même de la force productive du pays. Si sa consommation encourage jusqu’à un certain point les manufactures des villes, ces manufactures doivent être considérées comme des fruits creux et malsains ; elles ne serviront guère au développement de la civilisation, de la prospérité et de la liberté du pays. Une saine industrie manufacturière produisant en général la liberté et la civilisation, on peut dire que, d’un fonds d’oisiveté, de débauche et d’immoralité qu’était la rente, elle en fait un fonds de production intellectuelle, et que, par conséquent, elle transforme en villes productives les villes purement consommatrices.

Une autre ressource des villes consommatrices consiste dans les consommations des fonctionnaires publics et de l’administration en général. Ces consommations peuvent donner à la ville un air de prospérité ; mais le point de savoir si elles sont utiles ou nuisibles à la force productive du pays, à sa prospérité et à ses institutions, dépend de l’influence bonne ou mauvaise des fonctions exercées par les consommateurs.

C’est ce qui explique pourquoi, dans les pays purement agriculteurs, il peut y avoir de grandes villes, qui, malgré le nombre considérable de personnes riches et la variété des industries qu’elles renferment, n’exercent qu’une influence inappréciable sur la civilisation, sur la liberté et sur la force productive du pays. Les gens de métier y partagent nécessairement les opinions de leur clientèle ; on ne doit voir en eux que les domestiques des propriétaires et des fonctionnaires publics. À côté du grand luxe de ces villes, la pauvreté, la misère, l’étroitesse d’esprit et la bassesse des sentiments règnent parmi les habitants de la campagne. Les manufactures n’exercent, en général, sur la civilisation, sur le perfectionnement des institutions publiques et sur la liberté de la nation un effet salutaire, que là où, indépendantes des propriétaires et des fonctionnaires publics, elles travaillent, soit pour la masse de la population rurale, soif pour l’exportation, et achètent une grande quantité de produits agricoles pour les mettre en œuvre ou pour s’en nourrir. À mesure que cette saine industrie manufacturière se fortifiera, elle attirera à elle celle que les consommateurs dont on vient de parler avaient fait naître ; en même temps que les propriétaires, les employés de l’État et les institutions publiques se perfectionneront au profit de la communauté.

Considérez une grande ville où les manufacturiers sont nombreux, indépendants, amis de la liberté, instruits et riches, où les négociants ont les mêmes intérêts et la même situation, où les propriétaires se sentent obligés de se concilier l’estime publique, où les employés de l’État sont soumis au contrôle de l’opinion, où les savants et les artistes travaillent pour le grand public et tirent de lui leurs moyens d’existence ; considérez la masse des ressources intellectuelles et matérielles accumulées dans cet étroit espace ; remarquez l’intime union qui existe entre cette masse de forces sous la loi de la division des tâches et de l’association des forces productives ; songez avec quelle rapidité chaque amélioration, chaque progrès dans les institutions publiques et dans l’état économique et social, et de même chaque pas rétrograde, chaque atteinte aux intérêts généraux se font partout sentir ; réfléchissez combien il est facile à cette population qui réside en un seul et même lieu de s’entendre sur un but commun et sur des mesures communes, et combien de ressources elle est en état de rassembler sur-le-champ ; voyez quelles relations étroites une communauté si puissante, si éclairée et si attachée à sa liberté entretient avec d’autres communautés semblables du même pays ; pesez tout cela, et vous serez aisément convaincus qu’en comparaison des villes dont toute la force, nous l’avons montré, repose sur la prospérité des manufactures et du commerce qui s’y rattache, la population rurale, dispersée sur toute la surface du territoire, ne peut, quelque nombreuse qu’elle soit, exercer qu’une faible influence sur la conservation et sur le perfectionnement des institutions publiques.

L’action prépondérante des villes sur le régime politique et civil de la nation, bien loin d’être préjudiciable aux habitants des campagnes, leur procure d’incalculables avantages. L’intérêt des villes leur fait un devoir d’appeler les agriculteurs au partage de leur liberté, de leur culture et de leur prospérité. Car plus ces richesses intellectuelles se multiplient parmi les habitants des campagnes, et plus s’accroit aussi la quantité des denrées alimentaires et des matières brutes qu’ils fournissent aux villes, et par conséquent celle des articles fabriqués qu’ils y achètent, plus augmente la prospérité des villes. La campagne reçoit des villes l’énergie, les lumières, la liberté et les institutions ; mais les villes s’assurent à elles-mêmes la possession de la liberté et des institutions, en faisant participer les habitants de la campagne à leurs conquêtes. L’agriculture, qui n’avait nourri jusque-là que des maîtres et des valets, donne alors à la société les champions les plus indépendants et les plus vigoureux de sa liberté. Dans l’économie rurale elle-même, alors, toute force peut se produire. L’ouvrier peut s’élever au rang de fermier, le fermier au rang de propriétaire. Les capitaux, ainsi que les moyens de transport que l’industrie manufacturière provoque et établit, fécondent partout la culture des champs. Le servage, les droits féodaux, les lois et les institutions qui entravent le travail et la liberté disparaissent. Le propriétaire foncier retire alors un revenu cent fois plus fort de son bois que de sa chasse. Ceux qui, dans le triste produit de la corvée, trouvaient à peine le moyen de mener une vie grossière à la campagne, dont l’unique plaisir consistait à entretenir des chevaux et des chiens et à chasser le gibier, qui, en conséquence, voulaient que tout ce qui les troublait dans cette jouissance fût puni comme un attentat contre leur majesté seigneuriale, sont par l’augmentation de leurs rentes, par le produit du travail libre, en état de passer une partie de l’année dans les villes. Là le spectacle et la musique, le culte des arts et la lecture adoucissent les mœurs. Là, dans la société des artistes et des hommes instruits, ils apprennent à estimer l’esprit et le talent. De Nemrods qu’ils étaient, ils deviennent des hommes civilisés. L’aspect d’une communauté laborieuse, dans laquelle chacun travaille à améliorer sa condition, éveille aussi chez eux l’esprit d’amélioration. Au lieu de courir les cerfs et les lièvres, ils poursuivent l’instruction et les idées. De retour à la campagne, ils offrent aux moyens et aux petits fermiers des exemples utiles à suivre, et ils obtiennent leur estime au lieu de leurs malédictions.

A mesure que fleurissent l’industrie manufacturière et l’agriculture, l’esprit humain est moins enchaîné, la tolérance gagne du terrain, et la vraie morale, le véritable sentiment religieux remplace la contrainte des consciences. Partout l’industrie a plaidé la cause de la tolérance, partout elle a changé le prêtre en instituteur du peuple et en lettré. Partout la langue et la littérature, les beaux-arts et les institutions civiles ont marché du même pas que les manufactures et que le commerce.

Ce sont les manufactures qui rendent la nation capable de faire le commerce avec d’autres nations moins cultivées, d’augmenter sa navigation marchande, de devenir une puissance maritime et d’employer le trop-plein de sa population à l’établissement de colonies utiles à l’accroissement de sa prospérité et de sa puissance.

La statistique comparée enseigne qu’un territoire suffisamment étendu et fertile, où l’industrie manufacturière et l’agriculture sont complètement et harmonieusement développées, peut nourrir une population deux ou trois fois plus considérable et incomparablement plus prospère qu’un pays exclusivement adonné à l’agriculture. Il suit de là que toutes les forces intellectuelles de la nation, les revenus de l’État, les moyens de défense matériels et moraux et la garantie de l’indépendance nationale, augmentent dans la même proportion par la possession d’une industrie manufacturière.

Dans un temps où l’art et la mécanique exercent une si forte influence sur la conduite de la guerre, où toutes les opérations militaires dépendent à un si haut degré de la situation du trésor public, où la défense du pays est plus ou moins assurée, suivant que la masse de la population est riche ou pauvre, intelligente ou stupide, énergique ou plongée dans l’apathie, suivant que ses sympathies appartiennent sans réserve à la patrie, ou sont en partie acquises à l’étranger, suivant qu’elle peut armer plus ou moins de soldats ; plus que jamais, dans un pareil temps, les manufactures doivent être envisagées du point de vue de la politique.

  1. Dans ce chapitre et dans ceux qui suivent, List met en relief, avec beaucoup de force, les avantages de cette industrie manufacturière que plusieurs économistes ont systématiquement dépréciée et dont on s’est plu, dans ces dernières années, à exagérer les inconvénients. Il ne s’agit pas ici, du reste, à proprement parler, d’une comparaison entre l’agriculture et l’industrie manufacturière ; List ne reprend pas cette thèse banale ; mais, à ce qu’il appelle l’état purement agricole, il oppose l’état à la fois agricole et manufacturier. Cette dernière condition de la société est incontestablement un développement de la civilisation, et elle nous donne de grands biens, quelquefois, il est vrai, mêlés de grands maux.
      On a reproché à List d’avoir fait exclusivement honneur à l’industrie manufacturière de résultats qui pourraient être justement revendiqués pour le commerce. Voici comment s’exprime à cet égard l’auteur allemand de l’Économie nationale du passé et de l’avenir, M. Hildebrand.
      « List oublie le grand rôle historique du commerce intermédiaire, principal objet de l’activité des républiques italiennes du moyen âge ainsi que des Villes anséatiques et de la Hollande, et il exagère l’influence des manufactures. C’est de ces dernières qu’il fait dériver, non-seulement la prospérité de l’agriculture et du commerce, mais les sciences et les beaux-arts, et il oublie que ni la culture intellectuelle des anciens, ni l’art du moyen âge, ni la littérature anglaise depuis Bacon et Shakespeare jusqu’à Hume, ne doivent leur origine à l’industrie manufacturière, cette fille des temps modernes. Cette puissante influence sur la civilisation du genre humain, dont List lui fait fait honneur, devrait plutôt être attribuée au commerce. L’histoire entière de la civilisation, depuis les Hindous et les Phéniciens dans l’antiquité jusqu’à l’Amérique de nos jours, atteste que les points du globe où les nations se trouvent en contact, les rives des fleuves et les côtes de la mer sont toujours les berceaux de la culture intellectuelle et politique, et s’il faut reconnaître que, actuellement, aucune nation ne peut conserver de part au commerce de l’univers, si elle ne possède une industrie florissante, une telle condition n’était nullement nécessaire dans le passé. »
      Nous reconnaissons volontiers qu’une partie de ce qui est dit dans le présent ouvrage sur l’influence de l’industrie manufacturière, est également applicable au commerce. Mais il ne faut pas perdre de vue que, même dans l’antiquité et au moyen âge, l’industrie manufacturière a toujours été plus ou moins étroitement liée au commerce, sinon à cette savante et féconde industrie des temps modernes sans laquelle il ne peut plus se concevoir de grand commerce, ni de grande civilisation, du moins celle que comportait l’époque ; et que en dernière analyse, le commerce lui-même n’a pris quelque essor et n’a existé à proprement parler que du jour où le travail manufacturier a surgi en se détachant du travail agricole. (H. R.)