Système national d’économie politique/Livre 2/03


CHAPITRE III.

la division nationale du travail et l'association des forces productives du pays.


L’école doit à son illustre fondateur la découverte de cette loi naturelle qu’elle appelle division du travail ; mais ni Adam Smith ni aucun de ses successeurs n’ont approfondi cette loi et ne l’ont poursuivie dans ses plus importantes conséquences.

Déjà l’expression division du travail est insuffisante et donne nécessairement une idée fausse ou du moins incomplète.

Il y a division du travail, lorsque, dans la même journée, un sauvage va à la chasse ou à la pêche, coupe du bois, répare sa cabane, et fabrique des flèches, des filets et des vêtements. Mais il y a aussi division du travail dans l’exemple cité par Adam Smith, lorsque dix personnes se partagent les différentes opérations nécessaires pour la fabrication d’une aiguille. La première est une division objective, la seconde une division subjective ; celle-ci est favorable a la production, et celle-là lui est nuisible. La différence essentielle entre l’une et l’autre consiste en ce que, dans un cas, une seule personne divise son travail pour produire des objets divers, et que, dans l’autre, plusieurs personnes partagent entre elles la production d’un seul objet.

Les deux faits pourraient tout aussi bien être désignés par le mot d’association de travail ; le sauvage unit dans sa personne différents travaux, et, dans la fabrication d’une aiguille, plusieurs personnes s’unissent pour une production en commun.

Cette loi naturelle, au moyen de laquelle l’école explique de si importants phénomènes dans l’économie des sociétés, ne consiste pas évidemment dans une simple division du travail ; c’est une division entre plusieurs individus des différentes opérations d’une industrie, c’est en même temps une combinaison ou une association d’activités, de lumières et de forces diverses en vue d’une production commune. La puissance productive de ces opérations ne tient pas uniquement à la division, elle dépend essentiellement de l’association. Adam Smith lui-même le sent bien lorsqu’il dit que les objets nécessaires à la vie du plus humble membre de la société sont le produit du travail collectif (joint labour) et du concours (cooperation) d’une multitude d’individus[1]. Quel dommage qu’il n’ait pas poursuivi cette idée, si nettement exprimée, du travail collectif !

Si nous nous arrêtons sur l’exemple d’une fabrique d’aiguilles donné par Adam Smith, pour expliquer les avantages de la division du travail, et que nous recherchions les causes de ce fait que dix personnes produisent infiniment plus d’aiguilles, lorsqu’elles sont réunies dans une fabrique, que si chacune d’elles exerçait séparément cette industrie, nous trouvons que le partage des opérations, sans l’association des forces productives dans un but commun, ne viendrait que fort peu en aide à cette production. Afin qu’un tel résultat puisse être obtenue il faut que les différents individus soient réunis et concourent à l’œuvre intellectuellement et corporellement. Celui qui fait les têtes d’aiguilles, doit compter sur le travail de celui qui fait les pointes, afin de n’être pas exposé à fabriquer inutilement des têtes. Une proportion convenable doit exister entre les diverses tâches, les ouvriers doivent être rapprochés les uns des autres le plus possible, leur coopération doit être assurée. Supposons par exemple que chacun de ces dix ouvriers habitât un pays différent ; combien de fois leur coopération ne serait-elle pas interrompue par la guerre, par les difficultés des communications, par les crises commerciales, etc. ! Combien le produit ne serait-il pas renchéri, et par conséquent l’avantage du partage des opérations diminué ! Un seul ouvrier se retirant ou se trouvant séparé de l’association n’arrêterait-il pas le travail de tous les autres ?

En signalant le partage des opérations comme le caractère essentiel de cette loi naturelle, l’école a eu tort de l’appliquer uniquement à une fabrique ou à une exploitation rurale ; elle n’a pas vu que la même loi étend son influence sur l’ensemble de l’industrie manufacturière et agricole, et en général sur toute l’économie de la nation.

De même que la fabrique d’aiguilles ne prospère que par la combinaison des forces productives des individus, une fabrique[2], quelle qu’elle soit, ne peut fleurir que par la combinaison de ses forces productives avec celles de toutes les autres fabriques. Ainsi, pour la prospérité d’un atelier de machines, il faut que les mines et les usines métalliques lui fournissent les matières qu’elle emploie, et que les cent espèces de manufactures qui ont besoin de machines consomment ses produits. Faute d’ateliers pour la construction des machines, une nation, en temps de guerre, serait exposée à perdre la majeure partie de sa puissance manufacturière. L’industrie manufacturière et l’agriculture, envisagées dans leur ensemble, prospèrent d’autant plus qu’elles sont plus rapprochées et qu’elles sont moins troublées dans l’influence réciproque qu’elles exercent l’une sur l’autre. Les avantages de leur association sous une seule et même autorité politique sont, en cas de guerre, de querelles nationales, de crises commerciales, de mauvaises récoltes, etc. non moins éclatants que ceux de la réunion, sous un seul et même toit, des ouvriers employés à une fabrication d’aiguilles.

Smith soutient que la division du travail est moins applicable à l’agriculture qu’à l’industrie manufacturière ; Smith n’a envisagé qu’une fabrique ou qu’un domaine isolé. Il a négligé d’étendre son principe à des régions, à des provinces entières. Nulle part la division des tâches et la combinaison des forces productives n’exercent plus d’influence que lorsque chaque région, chaque province se voit en état de se consacrer exclusivement, ou du moins principalement, à cette branche de la production agricole pour laquelle elle a été particulièrement douée par la nature. Ici l’on voit surtout réussir le blé et le houblon, là le vin et les fruits ; dans un autre endroit, les forêts et l’élève du bétail. Si chaque région cultive toutes ces branches à la fois, il est visible que son travail et son sol ne peuvent pas être, à beaucoup près, aussi productifs que si elle s’appliquait de préférence aux branches que la nature lui a spécialement assignées, et qu’elle échangeât l’excédant de sa production particulière contre celui de provinces qui possèdent aussi des avantages naturels pour la production d’autres denrées alimentaires et d’autres matières brutes. Ce partage des tâches, cette combinaison des forces productives employées dans l’agriculture, ne peut se réaliser qu’en un pays parvenu à un haut degré de développement dans toutes les branches de fabrication ; car là seulement existe une forte demande pour les produits agricoles les plus variés ; là seulement la demande de l’excédant de la production agricole est assez certaine et assez considérable pour que le producteur puisse être sûr de vendre dans l’année, ou au moins l’année suivante, à un prix convenable, tout le surplus de sa récolte ; ce n’est que dans un pareil pays que de puissants capitaux peuvent être consacrés à la spéculation sur les produits de la terre et à leur emmagasinement, que des voies de communication perfectionnées, telles que canaux et chemins de fer, lignes de bateaux à vapeur, chaussées bien entretenues, peuvent être utilement employés à leur transport ; et c’est seulement à l’aide d’un bon système de communications, que les provinces, même les plus éloignées, peuvent opérer l’échange du surplus de leurs productions respectives. Là où chacun produit ce qu’il consomme, il y a peu d’occasions d’échange, partant nul besoin de communications dispendieuses.

Remarquez comment l’accroissement des forces productives, conséquence de la séparation des opérations industrielles et de la combinaison des forces individuelles, commence par la fabrique et s’étend jusqu’à l’association nationale. La fabrique est d’autant plus prospère que les tâches y sont plus divisées, que les ouvriers y sont plus intimement unis et que la coopération de chacun est plus assurée. La force productive de chaque fabrique est d’autant plus grande que l’ensemble de l’industrie manufacturière du pays est plus développé dans toutes ses ramifications, et qu’elle-même est plus étroitement rattachée aux autres branches de fabrication. La force productive agricole est aussi d’autant plus grande que l’agriculture est plus étroitement unie par des relations à la fois locales, commerciales et politiques à une industrie manufacturière perfectionnée dans toutes ses branches. À mesure que l’industrie manufacturière se développe, le partage des opérations et la combinaison des forces productives se dessinent dans l’agriculture, et elles s’élèvent au plus haut degré de perfection. La nation la mieux pourvue de forces productives, et par conséquent la plus riche, sera celle qui, sur son territoire, aura porté les fabrications de toute espèce au plus haut point d’avancement, et dont l’agriculture pourra fournir à la population des fabriques la majeure partie des denrées alimentaires et des matières brutes dont elle a besoin.

Retournons maintenant l’argument. Une nation qui n’exerce que l’agriculture et les arts les plus indispensables, manque de la première et de la principale division des tâches entre ses citoyens, et de la moitié la plus importante de ses forces productives ; elle manque même d’une utile division dans les opérations des branches particulières de l’agriculture. Une nation aussi incomplète n’est pas seulement moitié moins productive qu’une nation complète ; avec un territoire de même étendue ou d’une étendue beaucoup plus considérable, avec une population égale ou même plus nombreuse, sa puissance productive créera peut-être à peine le cinquième ou même à peine le dixième des richesses matérielles qu’une nation complète est capable de produire, et cela par la même raison que, dans une fabrication compliquée, dix personnes ne produisent pas seulement dix fois plus, mais trente fois plus peut-être qu’une seule, et que l’homme qui n’a qu’un bras ne fait pas seulement moitié moins, mais infiniment moins de besogne que celui qui en a deux.

Cette perte de forces productives sera d’autant plus sensible que les machines viennent mieux seconder le travail manufacturier et sont moins applicables au travail agricole. Une portion de la force productive ainsi perdue pour la nation agricole profitera à celle qui livrera ses objets fabriqués en échange des denrées de la première. Il n’y aura d’ailleurs de perte positive que lorsque la nation agricole aura déjà atteint le degré de civilisation et de développement politique nécessaire pour l’établissement d’une industrie manufacturière. Si ce degré n’a pas encore été atteint par elle, si elle est encore à l’état de barbarie ou de demi-civilisation, si son économie rurale n’est pas encore sortie de sa grossièreté primitive, l’importation des articles des fabriques étrangères et l’exportation de ses produits bruts ne peuvent qu’augmenter sensiblement chaque année sa prospérité, qu’éveiller et accroître ses forces intellectuelles et sociales. Si ces relations ne sont interrompues, ni par les prohibitions de l’étranger contre les matières brutes, ni par la guerre, ou si le territoire de la nation agricole est situé dans la zone torride, l’avancement sera des deux côtés également considérable, et il sera dans la nature des choses ; car, sous l’influence de pareils échanges, une pareille nation avancera infiniment plus vite et plus sûrement que si elle avait été abandonnée à elle-même. Mais si la nation agricole est parvenue au point culminant de son développement rural, en tant que l’influence du commerce extérieur peut l’y élever, ou si la nation manufacturière se refuse à prendre les produits de la nation agricole en paiement de ses articles fabriqués, et que la concurrence victorieuse de la nation manufacturière sur les marchés de la nation agricole y mette obstacle à la création de fabriques, alors l’agriculture de cette dernière est exposée au danger de se rabougrir.

Nous appelons agriculture rabougrie cet état dans lequel, faute d’une industrie manufacturière florissante ou en voie de développement, tous les individus dont la population s’accroît s’adonnent à l’agriculture, consomment le surplus des produits agricoles, et, sitôt qu’ils ont atteint l’âge d’homme, émigrent ou partagent le sol avec les cultivateurs déjà existants, jusqu’à ce que la portion de chaque famille devienne si petite que chacune ne produise plus que les denrées alimentaires et les matières brutes qui lui sont indispensables, sans excédant appréciable qu’elle puisse échanger contre les objets manufacturés dont elle a besoin. Dans un développement normal des forces productives, la plupart des individus dont la population s’accroît, dès qu’ils sont parvenus à un certain degré de culture, vont aux fabriques, et l’excédant des produits agricoles sert, d’une part à fournir à la population manufacturière des aliments et des matières premières, de l’autre à mettre le cultivateur à même d’acheter les produits, les machines et les instruments que sa consommation et l’accroissement de sa production réclament.

Si ces rapports s’établissent en temps convenable, les forces productives agricoles et manufacturières aideront les unes aux autres, et elles croîtront à l’infini. La demande de produits agricoles du côté de la population manufacturière deviendra si considérable que l’agriculture n’emploiera pas plus de bras et que le sol ne sera pas plus divisé qu’il ne le faut pour obtenir le surplus de production le plus grand possible. C’est dans la mesure de cet excédant que la population agricole se verra en état de consommer les produits des fabriques. Un accroissement progressif de l’excédant de la production rurale aura pour effet d’accroître la demande de bras pour les fabriques. Le trop-plein de la population agricole continuera donc de trouver de l’emploi dans les fabriques, et la population manufacturière finira non-seulement par égaler en nombre, mais par surpasser la population des champs. C’est le cas de l’Angleterre ; l’état contraire se rencontre dans une partie de la France et de l’Allemagne. C’est principalement l’élève des moutons et l’industrie des laines à laquelle elle se livra sur une grande échelle, bien avant les autres pays, qui ont conduit l’Angleterre à ce partage naturel des opérations entre l’une et l’autre industrie. Ailleurs l’agriculture s’est rabougrie, principalement sous l’influence de la féodalité et du droit du plus fort. La propriété du sol ne donnait de considération et de puissance qu’autant qu’elle servait à l’entretien d’un certain nombre de vassaux, que le suzerain employait dans ses querelles. Plus on avait de vassaux, plus on avait de soldats. D’ailleurs, dans la barbarie de cette époque, le propriétaire ne pouvait consommer ses rentes autrement qu’en entretenant un grand nombre de domestiques, et il ne pouvait mieux les payer et les attacher à sa personne qu’en leur donnant un morceau de terre à cultiver, sous la condition d’un service personnel et d’une faible redevance en nature. C’est ainsi qu’une division exagérée du sol fut artificiellement produite ; et, lorsque, aujourd’hui, l’autorité publique essaie de la restreindre par des moyens également artificiels, elle ne fait que rétablir la nature des choses.

Pour arrêter le rabougrissement de l’agriculture d’une nation, et pour le faire graduellement cesser lorsque d’anciennes institutions l’ont produit, le moyen le meilleur, indépendamment des encouragements à l’émigration, consiste dans une industrie manufacturière. Peu à peu, ainsi, l’accroissement de la population est attiré dans les fabriques, et une plus grande demande de produits agricoles est créée ; par suite les grandes exploitations deviennent plus profitables, et le fermier est encouragé à tirer de son champ le plus grand surplus de produits possible.

La puissance productive du fermier ainsi que de l’ouvrier de l’agriculture sera toujours plus ou moins grande, suivant que l’échange des produits agricoles contre les articles fabriqués sera plus ou moins facile. Sous ce rapport le commerce extérieur est utile à une nation peu avancée, nous l’avons prouvé dans un précédent chapitre par l’exemple de l’Angleterre. Mais une nation déjà passablement civilisée, riche et populeuse, trouve dans l’existence de manufactures indigènes beaucoup plus d’avantages pour son agriculture que dans le commerce extérieur le plus prospère sans manufactures. Par là elle se met à l’abri des fluctuations que la guerre, les restrictions étrangères ou les crises commerciales peuvent causer ; elle économise la plus grande partie des frais de transport et des profits commerciaux qu’entraînent l’expédition des matières brutes et l’arrivage des marchandises fabriquées ; elle retire des communications perfectionnées, dont l’industrie manufacturière provoque l’établissement, un avantage immense, celui de l’éveil d’une multitude de forces personnelles et naturelles jusque-là restées oisives ; enfin l’action réciproque de l’industrie manufacturière et de l’agriculture l’une sur l’autre est d’autant plus grande que le fermier et le fabricant sont plus près l’un de l’autre, et qu’ils sont moins exposés à voir leurs échanges interrompus par des accidents divers.

Dans les lettres que j’adressai en 1828 à M. Charles J. Ingersoll, président de la Société pour l’encouragement des beaux-arts et des arts industriels à Philadelphie (Outlines of a new system of political economy)[3], j’essayais, dans les termes suivants, de faire ressortir les avantages d’une réunion de l’industrie manufacturière et de l’agriculture sur un seul et même sol et sous une seule et même autorité politique :

« Supposez que vous ignoriez l’art de moudre le blé, qui, dans son temps, fut assurément un grand art ; supposez de plus que l’art de la boulangerie vous fût resté étranger, de même que, suivant Anderson, les vrais procédés pour la salaison du hareng étaient encore, au dix-septième siècle, ignorés des Anglais ; supposez, par conséquent, que vous fussiez obligés d’envoyer votre blé en Angleterre pour être converti en farine et en pain ; quelle quantité de ce blé ne garderaient pas les Anglais pour prix de la mouture et de la cuisson ! Combien n’en consommeraient pas les charretiers, les marins, les négociants occupés à exporter le blé et à importer le pain ! Combien en reviendrait-il aux mains de ceux qui l’ont semé ? Il va sans dire que le commerce extérieur aurait une grande activité ; mais il est fort douteux que de telles relations fussent bien favorables à la prospérité et à l’indépendance du pays. Songez seulement au cas où la guerre éclaterait entre cette contrée (l’Amérique du Nord) et la Grande-Bretagne ; où en seraient ceux qui produisaient du blé pour les moulins et pour les boulangeries britanniques, où en seraient ceux qui étaient accoutumés au pain d’Angleterre ? De même qu’il est dans l’intérêt du producteur de blé que le meunier demeure dans son voisinage, ainsi l’intérêt de l’agriculteur en général demande que le manufacturier habite près de lui ; celui de la plaine, qu’une ville prospère et industrieuse s’élève dans son sein ; celui de l’agriculture tout entière d’une contrée, que l’industrie manufacturière de la même contrée ait atteint le plus haut degré de développement. »

Comparons l’état de l’agriculture dans le voisinage d’une cité populeuse ou dans des provinces reculées.

Ici le fermier ne cultive pour les vendre que les denrées qui supportent un long voyage et qui ne peuvent pas être fournies à plus bas prix et en qualités meilleures par les terrains plus rapprochés. Une notable portion de son prix de vente est absorbée par les frais de transport. Les capitaux qu’il emploierait utilement sur sa ferme, il a peine à les trouver. À défaut de bons exemples et de moyens de s’instruire, les nouveaux procédés, les instruments perfectionnés et les cultures nouvelles parviennent difficilement jusqu’à lui. Les ouvriers eux-mêmes, faute de bons exemples, faute de stimulants et d’émulation, ne développeront que faiblement leurs forces productives, et s’abandonneront à la nonchalance et à la paresse.

Dans le voisinage de la ville, au contraire, le fermier est en mesure de consacrer chaque coin de terre aux cultures les mieux appropriées à la nature du sol. Il produira avec profit les objets les plus variés. Herbes potagères, volailles, œufs, lait et beurre, fruits et autres produits que le fermier qui demeure au loin considère comme d’insignifiants accessoires, lui rapporteront un gros revenu. Tandis que le premier est réduit à la simple éducation du bétail, le second retire de l’engraissage des bénéfices bien supérieurs, et se voit par là encouragé à perfectionner sa culture de fourrages. Une multitude d’objets qui n’ont point ou que peu de valeur pour le fermier éloigné, telles que pierres, sable, force de l’eau, sont pour lui d’un prix immense. Les machines et les instruments les meilleurs, ainsi que les moyens de s’instruire, sont la plupart sous sa main. Il trouve aisément les capitaux nécessaires pour améliorer son exploitation. Propriétaires et ouvriers seront excités par les jouissances que leur offre la ville, par l’émulation qu’elle fait naître parmi eux, et par la facilité des gains, à employer à l’amélioration de leur sort toutes leurs forces intellectuelles et physiques.

La même différence se retrouve entre la nation qui réunit sur son territoire l’agriculture et l’industrie manufacturière et celle qui échange ses produits agricoles contre les articles des manufactures étrangères.

L’économie sociale d’une nation en général doit être appréciée d’après le principe de la division des tâches et de la combinaison des forces productives. La prospérité publique est dans la grande société qu’on appelle nation ce que l’aiguille est dans une fabrique d’aiguilles. La division supérieure des travaux dans la nation est celle des travaux intellectuels et des travaux matériels. Ils dépendent étroitement les uns des autres. Plus les producteurs intellectuels contribuent à développer la moralité, le sentiment religieux, les lumières, la liberté et le progrès politique, la sûreté des personnes et des propriétés au dedans, l’indépendance et la puissance de la nation au dehors ; plus la production matérielle sera considérable, plus les producteurs matériels produiront de richesses, et plus la production intellectuelle pourra prendre d’essor.

La plus haute division des travaux, la plus haute combinaison des forces productives dans la production matérielle, c’est celle de l’agriculture et de l’industrie manufacturière. Ainsi que nous l’avons déjà montré, ces deux industries sont solidaires l’une de l’autre.

Dans la nation, comme dans la fabrique d’aiguilles, la puissance productive de chaque individu, de chaque branche de travail, et finalement de l’ensemble des travaux, dépend d’une juste proportion dans l’activité de tous les individus les uns par rapport aux autres. C’est ce que nous appelons l’équilibre ou l’harmonie des forces productives. Un pays peut posséder trop de philosophes, de philologues et de littérateurs, et trop peu d’industriels, de marchands et d’hommes de mer. C’est la conséquence d’une culture littéraire avancée, qui n’est appuyée ni par une industrie manufacturière avancée pareillement, ni par un vaste commerce intérieur et extérieur ; c’est comme si, dans une fabrique d’aiguilles, il se fabriquait plus de têtes d’aiguilles que de pointes. Dans un pareil pays les têtes d’aiguilles en excès consistent en une multitude de livres inutiles, de systèmes subtils et de controverses savantes, qui remplissent de ténèbres l’esprit de la nation plus qu’elles ne l’éclairent, la détournent des occupations utiles, et, par conséquent, empêchent le développement de sa puissance productive, presque autant que si elle possédait trop de prêtres et pas assez d’instituteurs, trop d’hommes de guerre et pas assez d’hommes d’état, trop d’administrateurs et pas assez de juges et de défenseurs de la loi.

Une nation adonnée exclusivement à l’agriculture est comme un individu qui, dans sa production matérielle, est privé d’un bras. Le commerce n’est que l’intermédiaire entre l’agriculture et l’industrie manufacturières et entre leurs branches particulières. Une nation qui échange ses produits agricoles contre des articles des manufactures étrangères est un individu qui n’a qu’un bras, et qui s’appuie sur un bras étranger. Cet appui lui est utile, mais il ne remplace pas le bras qui lui manque, par cela seul que son activité est soumise au caprice de l’étranger. En possession d’une industrie manufacturière, elle peut produire autant de denrées alimentaires et de matières brutes que ses propres manufactures en consomment ; dépendante des manufactures étrangères, elle ne peut produire en excédant que ce que les peuples étrangers ne peuvent pas produire eux-mêmes et ce qu’ils sont obligés d’acheter au dehors.

De même qu’entre les diverses parties d’un même pays, une division du travail et une association des forces productives existent entre les différents peuples du globe. Au lieu du commerce intérieur ou national, le commerce international leur sert d’intermédiaire. Mais l’association internationale des forces productives est très-imparfaite, en tant qu’elle est fréquemment interrompue par les guerres, par les restrictions, par les crises commerciales, etc. Bien qu’elle soit la plus élevée de toutes, puisqu’elle rattache les uns aux autres les différents peuples du globe, néanmoins, au point de vue de la prospérité particulière des nations déjà avancées en civilisation, elle est la moins importante, et c’est ce que l’école reconnaît par cette maxime, que le marché intérieur d’une nation est incomparablement plus considérable que son marché extérieur. Il s’ensuit qu’il est dans l’intérêt d’une grande nation de faire de l’association nationale des forces productives le principal objet de ses efforts et d’y subordonner l’association internationale.

La division internationale du travail, aussi bien que la division nationale, dépend en grande partie du climat et de la nature. On ne peut pas dans tous les pays produire du thé comme en Chine, des épices comme à Java, du coton comme à la Louisiane, du blé, de la laine, des fruits, des objets fabriqués comme dans les contrées de la zone tempérée. Une nation serait insensée de vouloir obtenir, par la division nationale du travail ou par la production indigène, des articles pour lesquels elle n’est pas douée par la nature et que la division internationale du travail, ou le commerce extérieur, pourra lui procurer meilleurs et à plus bas prix ; mais elle trahirait un manque de culture ou d’activité, si elle n’employait pas toutes les forces mises à sa disposition pour satisfaire ses propres besoins et pour acquérir, au moyen d’un excédant de production, les objets que la nature a refusés à son sol.

Les pays les plus favorisés par la nature pour la division à la fois nationale et internationale du travail sont évidemment ceux dont le sol produit en meilleure qualité et au plus bas prix les objets de première nécessité, et dont le climat se prête le mieux aux efforts du corps et de l’esprit, c’est-à-dire les pays de la zone tempérée. C’est là surtout que fleurit l’industrie manufacturière, au moyen de laquelle, non-seulement la nation parvient au plus haut degré de développement intellectuel et social et de puissance politique, mais encore se rend en quelque sorte tributaire les pays de la zone torride et les nations d’une faible culture. Les pays de la zone tempérée sont par conséquent appelés avant tous les autres à porter la division nationale du travail au plus haut degré de perfection, et à employer la division internationale à l’augmentation de leur richesse.

  1. L’idée du concours de forces diverses est impliquée sans doute dans la loi découverte par Adam Smith, et que Mac Culloch, entre autres économistes, formule en ces termes : Division and combination of employment. Mais on ne saurait contester à List le mérite de l’avoir dégagée, de l’avoir mise en lumière, et de lui avoir donné de riches développements.
      M. John Stuart Mill, dans ses excellents Principes d’économie politique, emploie les mots de cooperation or combination of labour ; il attribue à son compatriote, M. Wakefield, l’honneur d’avoir le premier, dans une note d’une édition d’Adam Smith, montré que la coopération est un principe plus large que la division, et distingué deux espèces de coopérations, la simple et la complexe, suivant que plusieurs personnes s’entr’aident dans un même travail, ou dans des travaux différents. La même observation a pu être faite à la fois et séparément en Allemagne et en Angleterre.
      Les effets d’une bonne division nationale du travail ou de l’harmonie de forces productives au sein de la nation n’avaient jamais été retracés comme ils le sont dans ce beau chapitre. Quant à la division du travail sur le globe, l’un des principaux arguments sur lesquels se fonde la liberté du commerce entre les nations, elle avait été mieux étudiée ; List, cependant, me paraît l’avoir définie plus nettement qu’aucun autre avant lui. (H. R.)
  2. L’industrie des machines fournit à l’appui de cette idée l’exemple le plus frappant. Jamais la construction des machines ne peut atteindre le plus haut degré de perfection, là où un seul atelier est obligé, pour pouvoir exister, de fabriquer les machines et les instruments les plus divers. Pour produire aussi bien et à aussi bas prix que possible, la demande doit être telle dans le pays, que chaque atelier de construction ne s’applique qu’à un seul genre ou à un petit nombre, par exemple aux machines pour fabriquer le coton ou le lin, aux machines à vapeur, etc. ; car c’est alors seulement que le constructeur peut se procurer les outils les plus parfaits, appliquer tous les nouveaux procédés, et obtenir, pour un salaire modéré, les ouvriers les plus habiles et les meilleurs artistes. Le défaut de cette division du travail explique surtout pourquoi les ateliers de l’Allemagne n’ont pas encore atteint la perfection de ceux de l’Angleterre. Mais la cause pour laquelle la division du travail n’existe pas encore en Allemagne, c’est surtout que les différentes espèces de filatures qui occasionneraient une forte demande de machines n’y sont pas encore établies. Ainsi l’importation du fil étranger arrête la branche de fabrication la plus importante, celle qui fabrique des fabriques.
      La division du travail n’est pas moins importante dans les autres branches de l’industrie manufacturière. La filature, le tissage et l’impression, par exemple, ne peuvent atteindre le plus haut degré de perfection et de bon marché, que lorsque la demande met chaque fabrique en état de produire exclusivement certaines espèces de fils, de tissus et d’imprimés.
  3. Esquisse d’un nouveau système d’économie politique.