Système national d’économie politique/Livre 2/01


CHAPITRE PREMIER

l’économie politique et l’économie cosmopolite


Avant Quesnay et les économistes français, il n’y avait qu’une pratique de l’économie politique exercée par l’administration. Les administrateurs et les écrivains qui traitaient des matières administratives s’occupaient exclusivement de l’agriculture, des manufactures, du commerce et de la navigation du pays auquel ils appartenaient, sans analyser les causes de la richesse, sans s’élever jusqu’à l’étude des intérêts de l’humanité.

Quesnay, qui conçut l’idée de la liberté universelle du commerce, étendit le premier ses recherches au genre humain tout entier, sans tenir compte de l’idée de nation. Son ouvrage a pour titre Physiocratie, ou du gouvernement le plus avantageux au genre humain[1]; il veut qu’on se représente les marchands de tous les pays comme formant une seule république commerçante[2]. Evidemment Quesnay traite de l’économie cosmopolite, c’est-à-dire de la science qui enseigne comment le genre humain peut arriver à la possession du bien-être, tandis que l’économie politique se borne à enseigner comment une nation, dans des circonstances données, parvient, au moyen de l’agriculture, de l’industrie manufacturière et du commerce, à la prospérité, à la civilisation et à la puissance[3].

Adam Smith donna la même étendue à sa doctrine, en s’attachant à établir l’idée cosmopolite de la liberté absolue du commerce, malgré les fautes grossières commises par les physiocrates contre la nature des choses et contre la logique. Pas plus que Quesnay, Adam Smith ne se proposa de traiter de l’objet de l’économie politique, c’est-à-dire de la politique que chaque pays doit suivre pour accomplir des progrès dans son état économique. Il intitula son ouvrage : De la nature et des causes de la richesse des nations, c’est-à-dire de toutes les nations dont se compose le genre humain. Il consacra aux divers systèmes d’économie politique une partie de son travail, mais uniquement afin d’en montrer le néant et de prouver que l’économie politique ou nationale devait faire place à l’économie humanitaire. Si parfois il parle de la guerre, ce n’est jamais qu’en passant. L’idée de la paix perpétuelle sert de base à tous ses arguments. Suivant la remarque significative de Dugald-Stewart, son biographe, il avait pris pour point de départ de ses recherches cette maxime, « que la plupart des mesures de gouvernement pour l’avancement de la prospérité publique sont inutiles, et que, pour élever un État du dernier degré de barbarie au plus haut point d’opulence, il ne faut que trois choses, des taxes modérées, une bonne administration de la justice et la paix. » Évidemment Adam Smith entendait par ce dernier mot la paix perpétuelle de l’abbé de Saint-Pierre.

J.-B. Say demande explicitement qu’on admette l’existence d’une république universelle pour concevoir l’idée de la liberté du commerce. Cet écrivain, qui au fond n’a fait que construire un édifice scientifique avec les matériaux fournis par Adam Smith, dit en propres termes dans son Économie politique pratique[4]:« Nous pouvons confondre dans les mêmes considérations la famille et le chef qui pourvoit à ses besoins. Les principes, les observations qui les concernent, composent l’économie privée; l’économie publique embrasse les observations et les principes qui ont rapport aux intérêts d’une nation considérée en particulier et comme pouvant être opposés aux intérêts d’une autre nation. Enfin l’économie politique regarde les intérêts de quelque nation que ce soit ou de la société en général[5]. »

On doit remarquer ici premièrement que Say reconnaît, sous le nom d’économie publique l’existence d’une économie nationale ou politique, dont il ne s’est point occupé dans ses ouvrages ; en second lieu qu’il donne le nom d’économie politique à un enseignement évidemment cosmopolite par sa nature, et que, dans cet enseignement, il ne traite que de l’économie qui a exclusivement en vue les intérêts collectifs du genre humain, sans avoir égard aux intérêts séparés de chaque nation.

Cette confusion de mots aurait disparu, si, après avoir développé ce qu’il appelle l’économie politique, et ce qui n’est autre chose que l’économie cosmopolite ou l’économie du monde, l’économie du genre humain, Say nous eût initiés aussi aux principes de la doctrine qu’il appelle économie publique, mais qui n’est autre chose que l’économie de nations données, ou l’économie politique. Dans la définition et dans l’exposé de cette science, il aurait pu difficilement s’empêcher de partir de l’idée de nation et de montrer quels changements essentiels l’économie du genre humain doit éprouver par ce seul fait que le genre humain est partagé en nationalités distinctes, formant un faisceau de forces et d’intérêts, et placées dans leur liberté naturelle vis-à-vis d’autres sociétés semblables. Mais, en donnant à son économie humanitaire le nom d’économie politique, il s’est dispensé d’un tel exposé ; par une confusion de mots il a produit une confusion d’idées, et masqué une série d’erreurs théoriques des plus graves.

Tous les écrivains postérieurs ont partagé cette erreur. Sismondi appelle l’économie politique « la science qui se charge du bonheur de l’espèce humaine. » Ainsi Adam Smith et ses disciples n’ont enseigné au fond autre chose que ce que Quesnay et son école avaient enseigné avant eux ; car l’article de la Revue méthodique concernant les physiocrates dit, à peu près dans les mêmes termes, que le bonheur des individus dépend en général de celui de l’espèce humaine. Le premier des coryphées américains de la liberté du commerce telle que l’entend Adam Smith, Thomas Cooper, président du collège de Colombie, va jusqu’à nier l’existence de la nationalité ; il appelle la nation « une invention grammaticale, imaginée uniquement pour épargner des périphrases, une non-entité, quelque chose qui n’a d’existence que dans le cerveau des hommes politiques. » Cooper est d’ailleurs parfaitement conséquent avec lui-même, beaucoup plus que ses devanciers et que ses maîtres ; car, du moment qu’on reconnaît l’existence des nations avec leurs conditions d’être et leurs intérêts, on se voit obligé de modifier l’économie de la société humaine conformément à ces intérêts particuliers ; si donc on a l’intention de signaler ces modifications comme des erreurs, il est habile de contester tout d’abord aux nations leur existence.

Pour notre part, nous sommes très-loin de rejeter la théorie de l’économie cosmopolite, telle qu’elle a été élaborée par l’école ; nous pensons seulement que l’économie politique, ou ce que Say appelle l’économie publique, doit aussi être élaborée scientifiquement, et qu’il vaut toujours mieux désigner les choses par leur nom véritable que de leur donner des dénominations contraires au sens des mots.

Pour rester fidèle à la logique et à la nature des choses, il faut opposer à l’économie privée l’économie sociale, et distinguer dans celle-ci l’économie politique ou nationale, qui, prenant l’idée de nationalité pour point de départ, enseigne comment une nation donnée, dans la situation actuelle du monde et eu égard aux circonstances qui lui sont particulières, peut conserver et améliorer son état économique ; et l’économie cosmopolite ou humanitaire, qui part de l’hypothèse que toutes les nations du globe ne forment qu’une société unique vivant dans une paix perpétuelle.

Si l’on présuppose, avec l’école, l’association universelle ou une fédération de tous les peuples, garantie de la paix perpétuelle[6], le principe de la liberté du commerce entre les nations serait parfaitement établi. Moins un individu est entravé dans la poursuite de son bien-être, plus ceux avec lesquels il a de libres relations sont nombreux et riches, plus vaste est le champ ouvert à son activité, et plus il lui sera facile d’employer à l’amélioration de sa condition les facultés qu’il a reçues de la nature, les lumières et les talents qu’il a acquis, les forces naturelles qui se trouvent a sa disposition. Il en est des communes, des provinces comme des individus. Il faudrait être insensé pour soutenir que l’union commerciale est moins avantageuse que les douanes provinciales aux États-Unis de l’Amérique du Nord, aux provinces de la France et aux États de la Confédération germanique.

Les trois royaumes unis de la Grande-Bretagne et de l’Irlande offrent un exemple éclatant et décisif des immenses résultats de la liberté du commerce entre des peuples associés[7]. Qu’on se représente une association semblable entre toutes les nations du globe, et l’imagination la plus vive ne saurait se figurer la somme de bien-être et de jouissance qu’elle procurerait au genre humain[8].

Incontestablement l’idée d’une confédération de tous les peuples et de la paix perpétuelle est enseignée à la fois par la raison et par la religion[9]. Si le duel entre individus est déraisonnable, combien le duel entre nations ne l’est-il pas davantage ? Les preuves que l’économie sociale puise dans l’histoire de la civilisation en faveur de l’association de tous les hommes sous le régime du droit, sont peut-être celles qui frappent le plus une saine intelligence. L’histoire enseigne que là où les individus vivent à l’état de guerre, le bien-être des hommes est à son degré le plus bas, et qu’il s’élève à mesure que grandissent les associations humaines. Dans l’état primitif du genre humain, nous n’apercevons que des familles, puis nous voyons des villes, puis des confédérations de villes, puis la réunion de toute une contrée, puis enfin l’association de plusieurs États sous un régime légal. Si la nature des choses a été assez forte pour étendre jusqu’à des centaines de millions d’âmes l’association qui a commencé par la famille, on peut lui supposer assez d’énergie pour opérer la réunion de tous les peuples. Si l’esprit humain a été capable de reconnaître les avantages de ces grandes sociétés, on peut l’estimer en état de comprendre aussi ceux d’une association de l’espèce entière. Une multitude de signes révèlent cette tendance. Il nous suffira de rappeler les progrès accomplis dans les sciences et dans les arts, dans l’industrie et dans l’organisation sociale. Dès aujourd’hui on peut prévoir avec certitude que, dans quelques dizaines d’années, grâce au perfectionnement des moyens de transport, les peuples civilisés seront, dans leurs rapports à la fois matériels et moraux, unis entre eux aussi étroitement et plus étroitement encore que les différents comtés de l’Angleterre ne l’étaient il y a un siècle. Déjà les gouvernements des nations continentales possèdent dans le télégraphe le moyen de s’entretenir les uns avec les autres, presque comme s’ils se trouvaient en un seul et même lieu[10]. Des forces puissantes, jusque-là inconnues, ont déjà élevé l’industrie à un degré de développement qu’on n’avait pas soupçonné, et d’autres plus puissantes encore ont annoncé leur apparition. Mais plus l’industrie avance, plus elle s’étend également sur les différentes contrées, moins la guerre devient possible. Deux peuples également avancés en industrie se feraient mutuellement plus de mal en une semaine qu’ils ne pourraient en réparer dans l’espace d’une génération. Ajoutez que ces forces nouvelles, qui jusqu’à présent ont été particulièrement employées à la production, ne refuseront pas leurs services à la destruction, qu’elles servent à la défense des peuples en général, à celle des peuples de l’Europe continentale en particulier, menaçant d’enlever au Royaume-Uni les avantages défensifs de sa situation insulaire. Déjà, dans les congrès des grandes puissances, l’Europe possède l’embryon du futur congrès des nations. Dès aujourd’hui, la tendance à arranger au moyen de protocoles les différends entre les peuples prévaut sur celle de se faire justice par la force des armes. Des idées plus justes sur la richesse et sur l’industrie ont déjà convaincu les meilleurs esprits dans tous les pays civilisés, que la civilisation des peuples barbares, ou à demi barbares, de ceux qui ont rétrogradé, et la fondation de colonies offrent aux nations avancées, pour le développement de leurs forces productives, un champ qui promet des fruits infiniment plus abondants et plus assurés que la guerre ou que des restrictions commerciales hostiles. À mesure que cette conviction s’établira et que l’extension des moyens de transport ouvrira aux nations civilisées les pays qui ne le sont pas, ces nations comprendront de plus en plus que la civilisation des peuples barbares, des peuples déchirés par l’anarchie ou opprimés par de mauvais gouvernements, est une mission qui leur promet à toutes les mêmes avantages, une mission qui leur est commune à toutes et qui ne peut être accomplie qu’au moyen de l’association.

Que la civilisation de tous les peuples, que la culture de tout le globe soit la mission du genre humain, c’est ce qui ressort de ces lois inaltérables de la nature, en vertu desquelles les nations civilisées sont poussées par une force irrésistible à étendre leurs forces productives sur des pays d’une moindre culture. Partout, sous l’influence de la civilisation, nous voyons la population, les forces intellectuelles et les capitaux matériels s’accroître au point d’être obligés de refluer sur d’autres pays moins cultivés. Lorsque le sol ne suffit plus à la population et à employer les habitants des campagnes, les bras inoccupés vont chercher dans des contrées lointaines des terres labourables ; lorsque les talents et les capacités industrielles en trop grand nombre n’obtiennent plus dans le pays une rémunération suffisante, ils émigrent vers les lieux qui les recherchent ; lorsque, par l’accumulation des capitaux matériels, le taux de l’intérêt tombe si bas que le petit capitaliste n’y trouve plus de quoi vivre, celui-ci cherche dans des pays moins riches un placement plus avantageux.

Le système de l’école repose donc sur une idée vraie, idée que la science doit admettre et élaborer pour remplir sa vocation, qui est d’éclairer la pratique, idée que la pratique ne peut méconnaître sans s’égarer. Seulement l’école a négligé de tenir compte des nationalités, de leurs intérêts, de leur état particulier, et de les concilier avec l’idée de l’union universelle et de la paix perpétuelle.

L’école a admis comme réalisé un état de choses à venir. Elle présuppose l’existence de l’association universelle et de la paix perpétuelle, et en conclut les grands avantages de la liberté du commerce. Elle confond ainsi l’effet avec la cause. La paix perpétuelle existe entre des provinces et des États déjà associés ; c’est de cette association qu’est dérivée leur union commerciale ; ils ont dû à la paix perpétuelle où ils vivent les avantages que celle-ci leur a procurés. Tous les exemples que nous présente l’histoire nous montrent l’union politique précédant l’union commerciale. Elle n’en fournit point où la seconde ait frayé la voie à la première. Dans l’état actuel du monde, la liberté du commerce enfanterait, au lieu de la république universelle, l’assujettissement universel des peuples à la suprématie de la puissance prépondérante dans les manufactures, dans le commerce et dans la navigation ; il y a pour cela des raisons fort graves, à notre avis hors de contestation.

La république universelle, telle que l’entendaient Henri IV et l’abbé de Saint-Pierre, c’est-à-dire une association dans laquelle toutes les nations reconnaîtraient entre elles un régime légal et renonceraient à se faire elles-mêmes justice, n’est réalisable qu’autant qu’un certain nombre seraient parvenues à un degré à peu près égal d’industrie et de civilisation, d’éducation politique et de puissance. La liberté du commerce ne peut s’étendre que par le développement graduel de cette union ; c’est par elle seulement qu’elle peut procurer à tous les peuples les grands avantages dont les provinces et les États associés nous offrent aujourd’hui l’exemple. Le système protecteur, en tant qu’il est l’unique moyen d’élever les États moins avancés en civilisation au niveau de la nation prépondérante, laquelle n’a point reçu de la nature, à tout jamais, le monopole de l’industrie manufacturière, mais a seulement pris les devants sur les autres ; le système protecteur apparaît, envisagé de ce point de vue, comme le plus puissant promoteur de l’association finale des peuples, par conséquent de la vraie liberté du commerce. Et, de ce même point de vue, l’économie politique se présente comme la science qui, tenant compte des intérêts existants et de la situation particulière des nations, enseigne comment chacune d’elles peut parvenir à ce degré de développement économique auquel l’association avec d’autres nations d’une égale culture, partant la liberté du commerce, lui deviendra possible et avantageux.

Mais l’école a confondu les deux doctrines ; elle commet la grande faute d’appliquer à la situation des divers pays des Principes purement cosmopolites, et en même temps de méconnaître, par des considérations politiques, la tendance cosmopolite des forces productives.

C’est pour avoir méconnu la tendance cosmopolite des forces productives que Malthus est tombé dans cette erreur de vouloir restreindre l’accroissement de la population ; que tout récemment Chalmers et Torrens ont conçu l’étrange idée que l’augmentation des capitaux et une production sans bornes étaient des maux auxquels l’intérêt général commandait de mettre un terme ; que Sismondi a déclaré les fabriques des choses nuisibles à la société[11]. La théorie ressemble ici à Saturne, qui dévore ses propres enfants. Elle, qui, du développement de la population, des capitaux et des machines, fait sortir la division du travail et explique par cette loi le progrès de la société, arrive à considérer ces forces comme des monstres menaçants sur la prospérité des peuples ; parce que, l’œil exclusivement fixé sur l’état présent de telle ou telle nation, elle perd de vue l’état du globe tout entier et les progrès futurs du genre humain.

Il n’est pas vrai que la population s’accroisse avec plus de rapidité que la production des subsistances ; du moins serait-il insensé d’admettre cette disproportion et de chercher à l’établir au moyen de pénibles calculs et de sophismes, tant que le globe offrira une quantité immense de forces inemployées, de manière à nourrir dix et peut-être cent fois plus d’hommes qu’il n’en existe aujourd’hui.

C’est une vue étroite que de prendre la puissance actuelle des forces productives pour mesure du nombre d’hommes qui peuvent trouver leur subsistance sur un espace donné. Le sauvage, le chasseur et le pêcheur n’auraient pas, dans leur manière de calculer, trouvé place sur la terre entière pour un million d’hommes ; le pasteur pour dix millions ; l’agriculteur ignorant pour cent millions, et cependant l’Europe seule aujourd’hui contient deux cent millions d’hommes. La culture des pommes de terre ainsi que des plantes fourragères et les récents progrès de l’économie agricole en général ont décuplé la puissance de l’homme pour la production des denrées alimentaires. En Angleterre, au moyen-âge, un acre de terre rendait en froment quatre pour un, il rend aujourd’hui de dix à vingt, et cinq fois plus de terrains ont été mis en culture. Dans plusieurs contrées européennes, dont le sol possède la même fertilité naturelle que celui de l’Angleterre, le produit actuel ne dépasse pas quatre. Qui pourrait assigner des bornes aux découvertes, aux inventions, aux progrès du genre humain ? La chimie agricole est encore dans son enfance ; qui peut dire si demain une nouvelle découverte, un procédé nouveau ne quadruplera pas ou ne décuplera pas la fécondité du sol ? Déjà les puits artésiens ont donné le moyen de transformer d’arides solitudes en des champs fertiles. Et quelles forces ne sont peut-être pas enfermées encore dans les entrailles de la terre ? Supposez qu’une découverte nouvelle mette à même de produire partout de la chaleur à bas prix, sans recourir aux combustibles aujourd’hui connus, que de terrains ne pourrait-on pas mettre en culture, et dans quelle proportion incalculable la puissance productive d’un espace donné ne pourrait-elle pas s’accroître ! Si la théorie de Malthus nous paraît étroite dans sa tendance, dans ses moyens elle se montre contraire à la nature, destructive de la morale et de l’énergie, horrible enfin. Elle veut détruire un mobile, que la nature emploie pour stimuler les hommes aux efforts de corps et d’esprit, pour éveiller et pour entretenir leurs plus nobles sentiments, un mobile auquel le genre humain doit la plus grande partie de ses progrès. Elle érige en loi l’égoïsme le plus sec, elle demande que nous fermions notre cœur à ceux qui ont faim, parce qu’en leur donnant à manger et à boire, nous serions causes que dans trente ans peut-être un autre serait affamé. Elle met le calcul à la place de la pitié. Une telle doctrine changerait les cœurs des hommes en pierres, et qu’attendre d’un peuple où les citoyens porteraient dans leurs poitrines des pierres au lieu de cœurs, sinon la ruine complète de la morale, et avec elle des forces productives, par suite de toute la richesse, de toute la civilisation, de toute la puissance du pays ?

Si, chez une nation, la population dépasse la production des subsistances, si les capitaux finissent par s’accumuler tellement qu’ils ne trouvent plus d’emploi dans le pays, si les machines mettent une multitude d’individus sur le pavé, si enfin les produits fabriqués encombrent les magasins, c’est une preuve que la nature n’a pas voulu que l’industrie, la civilisation, la richesse et la puissance fussent le partage exclusif d’un seul peuple, lorsqu’une portion considérable des terres susceptibles de culture n’est habitée que par des animaux sauvages, et que la plus grande partie de l’espèce humaine est plongée dans la barbarie, dans l’ignorance et dans la misère.

Nous venons de montrer dans quelles erreurs est tombée l’école en envisageant du point de vue politique les forces productives du genre humain. Signalons maintenant celles qu’elle a commises en considérant du point de vue cosmopolite les intérêts particuliers des nations. S’il existait, en effet, une confédération des peuples telle que celle des États-Unis de l’Amérique du Nord, le trop-plein de population, de talents, de capacités industrielles et de capital matériel refluerait de l’Angleterre sur le continent, de même qu’il reflue des États orientaux de l’Union américaine sur les États occidentaux, bien entendu sous la condition que les pays du continent offriraient la même sûreté pour les personnes et pour les biens, la même constitution, les mêmes lois générales, et que le gouvernement anglais serait soumis à l’autorité collective de la confédération universelle. Dans une telle hypothèse, il n’y aurait pas de meilleur moyen d’élever tous ces pays au degré de richesse et de civilisation où l’Angleterre est parvenue, que la liberté du commerce ; tel est l’argument de l’école. Mais, dans l’état actuel du monde, quels seraient les effets de cette liberté ?

La nation anglaise, en tant que nation indépendante et isolée, prendrait son intérêt pour règle souveraine de sa politique ; attaché à sa banque, à ses lois, à ses institutions, à ses habitudes, l’Anglais emploierait, autant que possible, ses forces et ses capitaux dans l’industrie de son pays ; la liberté du commerce, en ouvrant tous les pays du monde aux produits des manufactures anglaises, ne pourrait que l’y encourager ; l’idée ne lui viendrait pas aisément de fonder des manufactures en France ou en Allemagne. Tout excédant de son capital serait dès lors appliqué en Angleterre au commerce extérieur. S’il était dans le cas d’émigrer ou de placer ses capitaux à l’étrange, comme aujourd’hui, il préférerait aux pays continentaux de son voisinage les contrées lointaines où il retrouverait sa langue, ses lois et ses institutions. L’Angleterre deviendrait ainsi une seule et immense cité manufacturière. L’Asie, l’Afrique et, l’Australie seraient civilisées par elle et couvertes de nouveaux États à son image. Avec le temps surgirait, sous la présidence de la métropole, un monde d’États anglais, dans lequel les nations du continent de l’Europe viendraient se perdre comme des races insignifiantes et stériles. La France partagerait avec l’Espagne et le Portugal la mission de fournir au monde anglais les vins les meilleurs et de boire elle-même les plus mauvais ; tout au plus conserverait-elle la fabrication de quelques articles de mode. L’Allemagne n’aurait guère autre chose à fournir à ce monde anglais que des jouets d’enfants, des horloges de bois, des écrits philologiques, et parfois un corps auxiliaire destiné à aller se consumer dans les déserts de l’Asie et de l’Afrique pour étendre la suprématie manufacturière et commerciale, la littérature et la langue de l’Angleterre. Il ne s’écoulerait pas beaucoup de siècles avant que, dans ce monde anglais, on parlât des Allemands et des Français avec tout autant de respect que nous parlons aujourd’hui des peuples asiatiques.

Mais la politique trouve que ce développement au moyen de liberté du commerce est contraire à la nature ; si au temps des Anséates, c’est ainsi qu’elle raisonne, on avait établi la liberté générale du commerce, la nationalité allemande, au lieu de la nationalité anglaise, aurait pris les devants sur toutes les autres dans le commerce et dans les manufactures ; Il serait souverainement injuste d’attribuer aux Anglais, par des considérations cosmopolites, toute la richesse et toute la puissance du globe, uniquement parce qu’ils ont développé les premiers leur propre système commercial, et que, plus que tous les autres, ils ont méconnu le principe cosmopolite. Afin que la liberté du commerce puisse opérer naturellement, il faut d’abord que les peuples moins avancés qu’eux soient élevés par des mesures artificielles au même degré de développement où l’Angleterre est artificiellement parvenue. De peur que, en vertu de cette tendance cosmopolite des forces productives qui vient d’être indiquée, des contrées lointaines ne soient pas plus promptement mises en valeur que le continent de l’Europe, les nations qui se sentent, par leur état moral, intellectuel, social et politique, capables de devenir manufacturières, doivent recourir au système protecteur comme au plus sûr moyen d’atteindre ce but. Les effets du système protecteur sont ici de deux sortes : premièrement, en excluant peu à peu les produits étrangers de notre marché, nous déterminons dans d’autres pays un trop-plein de bras, de capacités industrielles et de capitaux qui sera obligé de chercher de l’emploi à l’étranger ; en second lieu, par les primes offertes à l’immigration des bras, des capacités industrielles et des capitaux, nous attirons chez nous ce trop plein de forces productives qui, sans cela, émigrerait vers des régions lointaines ou aux colonies.

La politique renvoie à l’histoire, et elle demande si l’Angleterre n’a pas par ce moyen attiré chez elle une quantité immense de forces productives d’Allemagne, d’Italie, de Hollande, de Belgique, de France et de Portugal. Elle demande pourquoi l’école cosmopolite, en comparant les inconvénients et les avantages du système protecteur, omet entièrement ce grand résultat.

  1. Les principaux ouvrages de Quesnay ont été, réunis sous ce titre, non point par Quesnay lui-même, mais par Dupont de Nemours, son disciple. Du reste, le chef de l’école physiocratique a plusieurs fois employé cette expression : l’ordre le plus avantageux au genre humain. (H. R.)
  2. Quesnay admet, en effet, une république commerciale universelle, mais, en même temps, des nations à côté d’elle. Voici ce qu’on lit dans les Observations qui suivent son Tableau économique : « un royaume agricole et commerçant réunit deux nations distinctes l’une de l’autre l’une forme la partie constitutive de la société attachée au territoire ; l’autre une addition extrinsèque, qui fait partie de la république générale du commerce extérieur, employée et défrayée par les nations agricoles. (H. R.)
  3. Cette distinction entre l’économie politique et l’économie cosmopolite, sur laquelle insiste l’auteur, ne saurait être acceptée. La science est toujours cosmopolite, en ce sens qu’elle ne circonscrit pas ses recherches et ses préceptes à une nation en particulier, qu’elle les étend, au contraire, sur tous les pays comme sur toutes les époques. Mais, dans ses méditations sur le genre humain, elle doit l’envisager tel qu’il a été, tel qu’il est et tel qu’il sera longtemps peut-être, sinon toujours, c’est-à-dire composé de sociétés différentes à des degrés divers de développement. Si elle ne tient pas compte de ce grand fait, si elle spécule sur une humanité idéale, c’est une science en l’air ou plutôt ce n’est plus une science. Tel serait le cas de cette économie cosmopolite qui se réduirait à quelques abstractions vides et inapplicables. L’économie politique, qui n’est point à l’usage de telle ou telle société, de l’Angleterre, de la France et de l’Allemagne, mais qui repose sur l’étude attentive de toutes les sociétés et qui doit les éclairer toutes, ne peut être opposée qu’à l’économie privée.
      Cette distinction de List rappelle celle que Rossi a faite entre l’économie publique pure ou rationnelle et l’économie politique appliquée. L’une et l’autre de ces sciences ont le même objet, la richesse ; mais la première en traite d’une manière générale, humanitaire ; la seconde d’une manière plus spéciale, plus nationale ; l’économie pure néglige le temps, l’espace, la nationalité ; l’économie appliquée tient compte de ces trois circonstances. On ne peut admettre davantage cette distinction nouvelle, qui semble avoir été imaginée par un esprit ingénieux pour faire passer certains théorèmes excessifs de ses devanciers. Il n’y a qu’une seule économie politique ; il ne peut y avoir deux sciences pour un seul et même objet. Une distinction rationnelle serait celle d’une économie théorique, et d’une économie appliquée, la première exposant les lois qui président à la production et à la distribution des richesses, la seconde déduisant de ces lois des préceptes généraux, celle-là correspondant à la physiologie, celle-ci à l’hygiène et à la thérapeutique. (H. R.)
  4. IXe partie, Tableau général de l’Économie des sociétés.
  5. stion dans une note précédente. Il est évident que son économie publique rentre dans le domaine de l’économie politique, laquelle serait incomplète, si elle faisait abstraction des intérêts séparés des nations diverses dont se compose le genre humain. (H. R.)
  6. On peut comparer ce passage remarquable de List à quelques pages du Cours de Rossi, dans le chapitre de la Théorie de la liberté commerciale ; elles commencent ainsi : « Représentons-nous le monde industriel et commercial sans aucune barrière politique, comme si, pour les rapports économiques, la diverse nationalité des peuples était complètement effacée. » Après avoir retracé les faits qui se produiraient dans une hypothèse, suivant lui, malheureusement romanesque, l’habile économiste développe avec force l’argument tiré de la diverse nationalité, et il lui fait sa part. Dans un autre chapitre, relatif au système colonial, il s’exprime en ces termes : «  Répétons-le, dans la théorie on n’a pas assez tenu compte du fait de la nationalité. Tandis que les praticiens l’exagèrent au point de vouloir faire, de chaque nation, une association de monopoleurs, en guerre permanente avec le monde entier, les théoriciens l’ont complètement oubliée. » Ce sont presque les expressions de l’auteur du Système national. Rossi qui savait l’allemand, et qui lisait, son cours nous l’apprend, la Revue trimestrielle allemande, connaissait-il les doctrines de List ? — Si les théoriciens ont oublié la nationalité, ce n’est pas à dire qu’ils ont manqué de patriotisme ; en réclamant la liberté du commerce international la plus étendue, ils ont toujours cru, à tort ou à raison, servir les intérêts de leur pays. (H. R.)
  7. Nous n’admettons pas que le libre échange avec la Grande-Bretagne ait été avantageux pour l’Irlande. Au contraire, il lui a été nuisible et il a retardé ses progrès. Qu’un peu de bien ait accompagné le mal, on ne le conteste pas, mais il serait difficile de l’apprécier maintenant. Les maux de l’Irlande n’ont pas tous, on le reconnaît également, le libre échange pour origine, mais ils sont en très-grande partie son ouvrage, c’est ce qui ressort de la situation économique du pays. Il n’y a pas de pays civilisé où les occupations soient moins variées. L’Irlande n’est qu’une ferme de l’Angleterre, cultivée pour les convenances du commerce avec celle-ci, et non dans l’intérêt de sa propre population. Elle est bornée à l’agriculture, et cette agriculture est bornée elle-même à la consommation de la Grande-Bretagne. Aussi, sur une terre des plus fertiles, les habitants, en nombre toujours croissant, n’ont-ils pu gagner de quoi se nourrir, et quand la pomme de terre, leur principal aliment, est devenue malade, plus d’un million d’individus a été emporté par la famine. — Je crois de même qu’aux États-Unis, le Midi a énormément souffert, et le Nord énormément profité du libre échange résultant de l’unité douanière. (S. Colwell.)
  8. Nous ne pouvons adopter une telle opinion. Si toutes les nations étaient également capables de supporter la concurrence, on verrait surgir une rivalité universelle et destructrice, alors la protection s’universaliserait, ou les travailleurs supporteraient de grands maux. (S. Colwell.)
      — Le commentateur américain perd de vue que l’association commerciale universelle dont il s’agit suppose l’établissement préalable d’une harmonie industrielle du globe, excluant les effets désastreux qu’il redoute. Ce n’est là sans doute qu’un idéal, qu’un rêve étranger à la science. La science peut du moins constater un développement progressif des relations commerciales en même temps que de la division du travail entre les différentes nations. (H. R.)
  9. La religion chrétienne prescrit la paix perpétuelle ; mais, avant que la prophétie : « il y aura un seul berger et un seul troupeau » ne s’accomplisse, la maxime, vraie en elle-même, des quakers sera difficile à pratiquer. Il n’y a pas de meilleure preuve de la divinité du christianisme que de voir ses enseignements et ses prophéties dans un parfait accord avec les exigences de la prospérité matérielle comme du développement moral du genre humain.
  10. La télégraphie électrique, dont l’invention est postérieure à cet ouvrage, permet ces communications non-seulement aux gouvernements, mais au commerce, et ce n’est pas uniquement sur le continent qu’elle fonctionne, elle a déjà franchi la mer. (H. R.)
  11. Dans toute science, surtout dans une science qui n’a pas encore atteint son complet développement, on doit s’attendre, de la part de ceux qui la cultivent, à des tâtonnements, à des opinions hasardées, à des erreurs ; mais les erreurs restent la propriété des individus, et les vérités seules entrent dans la science. C’est ainsi que la science n’a pas admis les inquiétudes conçues par quelques esprits au sujet d’un prétendu excès de production, inquiétudes que List trouve avec raison étranges, et dont J.-B. Say a fait bonne justice par sa théorie des débouchés. La science a repoussé également des exagérations auxquelles une réputation acquise par d’importants travaux historiques n’ont valu que trop de succès, même auprès des intelligences les plus distinguées. Quant aux travaux de Malthus sur la population, tout en y rectifiant quelques formules, la science les a adoptés dans leur ensemble.
          Il est regrettable, dans un temps, où l’on cherche à flétrir par l’épithète de Malthusien tous ceux qui n’épousent pas des utopies insensées, de voir l’autorité d’un homme éminent du côté des déclamateurs. Mais List a parlé de la théorie de Malthus sous l’influence de sentiments généreux et irréfléchis plutôt que d’un examen sérieux auquel il ne s’était pas livré. Sans doute, le globe que nous habitons présente de vastes espaces incultes, et la production des denrées alimentaires, par conséquent la population, y est susceptible d’un accroissement immense ; il n’est pas moins vrai que le progrès de la population ne peut sans danger précéder celui de la production ; une saine morale n’exige pas moins de l’homme de ne pas céder aveuglément, comme la brute, à ses appétits, et une charité éclairée ne doit pas moins recommander aux classes ouvrières la prudence en matière de mariage, comme la condition essentielle de leur indépendance et de leur bien-être.
          Dans quelques leçons de son Cours d’économie politique et dans son introduction à l’ouvrage de Malthus sur la population, Rossi a traité ces questions si graves avec une haute raison et avec un sentiment vrai des intérêts de la population laborieuse. (H. R.)