Système national d’économie politique/Livre 1/03


CHAPITRE III.

les flamands et les hollandais.


Le génie et les mœurs, l’origine et le langage des habitants, de même que les relations politiques et la situation géographique, rattachaient la Hollande, la Flandre et le Brabant à l’empire d’Allemagne. Déjà ces provinces avaient dû se ressentir dans leur culture du fréquent séjour de Charlemagne et de la proximité de sa résidence, plus heureuses en cela que des parties de l’Allemagne plus éloignées. Puis la Flandre et le Brabant étaient particulièrement favorisés par la nature pour l’agriculture et pour les fabriques, comme la Hollande pour l’élève du bétail et pour le commerce. Sur aucun point de l’Allemagne une vaste et commode navigation maritime et fluviale ne facilitait les communications intérieures au même degré que dans cette région côtière. La bienfaisante influence des transports par eau sur le perfectionnement de l’agriculture et sur l’agrandissement des cités dut nécessairement provoquer de bonne heure des travaux pour les rendre plus faciles, et la construction de canaux.

La Flandre fut spécialement redevable de sa splendeur à ses comtes, qui comprirent, mieux que les autres princes allemands, le prix de la sûreté publique, l’avantage des routes, des manufactures et de la prospérité des villes. Aidés par la nature du sol, leur occupation favorite fut de purger le pays d’une noblesse adonnée au brigandage et des animaux malfaisants. Il s’ensuivit naturellement des relations animées entre la ville et la campagne, et le développement de l’élève du bétail, de celle des moutons en particulier, ainsi que de la culture du lin et du chanvre. Là où la matière brute est produite en abondance, on trouve bientôt des bras et de l’adresse pour les mettre en œuvre, pour peu que la propriété et le commerce jouissent de la sécurité. Les comtes de Flandre n’attendirent pas, du reste, que le hasard leur amenât des tisserands en laine ; l’histoire apprend qu’ils les firent venir de l’étranger.

A l’aide du négoce intermédiaire des Anséates et des Hollandais, la Flandre devint bientôt, par ses fabriques de laine, le centre commercial du Nord, comme Venise, par son industrie et par sa marine marchande, était devenue le centre commercial du Midi. La navigation et le commerce intermédiaires de la Hanse et des Hollandais formèrent avec les manufactures flamandes un ensemble, un système d’industrie nationale. Il ne pouvait être question ici de restrictions de douane, la suprématie manufacturière de la Flandre ne rencontrant encore aucune rivalité. Que, dans de pareilles circonstances, l’industrie se trouve au mieux de la liberté du commerce, les comtes de Flandre le comprirent sans avoir lu Adam Smith. Ce fut tout à fait dans l’esprit de la théorie actuelle que le comte Robert III, engagé par le roi d’Angleterre à exclure les Écossais de ses marchés, répondit, que la Flandre s’était de tout temps considérée comme un marché ouvert à toutes les nations, et que son intérêt ne lui permettait pas de se départir de ce principe.

Après que la Flandre eut été durant plusieurs siècles le premier pays manufacturier, et Bruges le premier marché du nord de l’Europe, l’industrie et le commerce, auxquels les comtes n’avaient pas su faire ces concessions qu’ils réclament toujours lorqu’ils ont atteint un haut degré de prospérité, émigrèrent dans le Brabant. Anvers devint alors la première place de commerce, et Louvain la première ville de fabrique de l’Europe septentrionale. Par suite de cette révolution, l’agriculture du Brabant ne tarda pas non plus à prospérer. La transformation de bonne heure effectuée des impôts en nature en impôts en argent, et surtout l’adoucissement du système féodal contribuèrent aussi beaucoup à son développement.

Cependant les Hollandais, en combinant de mieux en mieux leurs forces et en rivalisant chaque jour davantage avec la Hanse, avaient jeté les fondements de leur domination maritime à venir. Les torts et les faveurs de la nature avaient été également pour ce peuple une source de bénédictions. Une lutte perpétuelle contre les envahissements de la mer développa forcément chez lui l’esprit d’entreprise, l’activité, l’économie, et un sol conquis, un sol à conserver par des efforts inouïs, devint pour lui une possession précieuse à laquelle il ne pouvait consacrer trop de soins. Bornés par la nature à la navigation, à la pêche, à la production de la viande, du beurre et du fromage, les Hollandais durent s’appliquer, au moyen des transports maritimes, du commerce intermédiaire, et de l’exportation des fromages et des poissons, à gagner de quoi se procurer du blé, des matériaux à construire et à brûler, et des articles d’habillement.

Là est la cause principale pour laquelle les Anséates furent peu à peu supplantés plus tard par les Hollandais dans le commerce avec les États du Nord. Les Hollandais avaient besoin de quantités beaucoup plus considérables de produits agricoles et forestiers que les Anséates, en majeure partie approvisionnés sous ce rapport par leur voisinage. La proximité des fabriques belges et celle du Rhin, avec son vaste et fertile bassin, si riche en vignobles, et sa navigation qui s’étend jusqu’aux montagnes de la Suisse, leur furent aussi très avantageuses.

C’est une règle générale que l’activité commerciale et la prospérité du littoral dépendent du plus ou moins d’importance du bassin fluvial auquel il se rattache[1]. Qu’on jette les yeux sur la carte d’Italie, et l’on trouvera dans la grande étendue et dans la fertilité de la vallée du Pô l’explication naturelle de la supériorité marquée du commerce de Venise sur celui de Pise et de Gènes. Le commerce de la Hollande était alimenté par le bassin du Rhin et de ses tributaires ; il dut surpasser celui des Anséates, dans la même proportion que ce bassin l’emportait en richesse et en fertilité sur ceux du Weser et de l’Elbe.

A ces avantages vint se joindre une bonne fortune, la découverte de l’art de saler les harengs. Les procédés de pêche et de conservation trouvés par Pierre Boeckel restèrent longtemps le secret des Hollandais ; ils surent donner ainsi à un produit de leur pêche des qualités qui manquaient aux harengs pêchés par les autres nations, et qui leur assuraient partout un débouché privilégié avec de meilleurs prix[2]. Anderson assure que, plusieurs siècles après l’emploi en Hollande de ces nouveaux procédés, les pêcheurs anglais et écossais, malgré des primes d’exportation considérables, ne pouvaient pas trouver d’acheteurs à l’étranger pour leurs harengs, même à des prix beaucoup plus bas. Si l’on considère quelle était avant la réformation l’importance de la consommation du poisson de mer en tout pays, on comprendra sans peine qu’à une époque où la navigation anséate commençait déjà à décliner, les Hollandais purent construire chaque année deux mille nouveaux bâtiments.

La réunion de toutes les provinces belges et bataves sous la domination bourguignonne procura à cette contrée le grand bienfait de l’unité nationale, circonstance qui, dans l’étude des causes qui ont donné aux hollandais l’avantage sur les villes rivales du nord de l’Allemagne, ne doit pas être négligée. Sous Charles-Quint, les Pays-Bas composaient une réunion de forces et de ressources, qui, mieux que toutes les mines d’or du monde entier, mieux que toutes les faveurs et toutes les bulles des papes, auraient assuré à leur maître l’empire de la terre et de la mer, s’il eût compris la nature de ces forces, et s’il eût su s’en emparer et s’en servir.

Si Charles-Quint avait repoussé la couronne d’Espagne, comme on repousse une pierre qui menace de nous entraîner dans l’abîme, combien la destinée des Pays-Bas et de l’Allemagne eût été différente ! Souverain des Pays-Bas, empereur d’Allemagne et chef de la réformation, Charles avait en ses mains tous les moyens matériels et moraux de fonder le plus puissant État industriel et commerçant, la plus grande domination maritime et continentale qui eût jamais existé ; une domination maritime qui eût réuni toutes les voiles sous un seul et même pavillon depuis Dunkerque jusqu’à Riga.

Il suffisait alors d’une seule idée, d’une seule volonté, pour faire de l’Allemagne l’empire le plus riche et le plus considérable du globe, pour étendre sa domination manufacturière et commerciale sur toutes les parties du monde, et pour lui assurer peut-être des siècles de durée.

Charles-Quint et son fils, le sombre Philippe II, suivirent la voie opposée ; se mettant à la tête des fanatiques, ils voulurent hispaniser les Pays-Bas. On sait ce qui s’ensuivit. Les provinces du nord, défendues par l’élément qu’elles avaient asservi, conquirent leur indépendance ; dans celles du sud, l’industrie, les arts et le commerce périrent par la main du bourreau, lorsqu’ils ne purent s’y soustraire par la fuite. Amsterdam remplaça Anvers comme centre du monde commerçant. Les villes de Hollande, où déjà antérieurement, après les troubles du Brabant, un grand nombre de tisserands belges étaient allés s’établir, n’eurent plus alors assez de place pour contenir tous les fugitifs ; beaucoup furent obligés d’émigrer en Angleterre et en Saxe. La lutte de l’indépendance enfanta en Hollande un héroïsme maritime, qui brave toutes les difficultés, tous les dangers, en même temps que le fanatisme énervait l’Espagne. Par les courses de ses marins, la Hollande s’enrichit des dépouilles de l’Espagne, notamment en capturant ses galions. Elle faisait aussi un immense commerce de contrebande avec la Péninsule et avec la Belgique. Après la réunion du Portugal à l’Espagne, elle s’empara des plus importantes colonies portugaises des Indes orientales, et conquit une partie du Brésil. Jusqu’à la première moitié du dix-septième siècle, nous voyons les Hollandais aussi supérieurs aux Anglais pour les fabriques, pour les colonies, pour le commerce et pour la navigation, que les Anglais le sont aujourd’hui aux Français sous ces rapports.

Mais la révolution d’Angleterre amena de brusques changements. L’esprit de liberté s’était retiré en Hollande. Comme dans toutes les aristocraties de marchands, tant que la vie et les biens avaient été en péril, tant qu’il avait été question d’avantages matériels évidents, on avait été capable de grandes choses ; mais on manquait de vues profondes. On ne comprit pas que la suprématie conquise ne peut être maintenue qu’à la condition de reposer sur la base d’une large nationalité et d’être soutenue par un esprit national énergique. D’un autre côté, au sein de ces États auxquels la monarchie avait donné la nationalité sur une vaste échelle, mais qui étaient restés en arrière dans le commerce et l’industrie, on fut honteux de voir un petit coin de terre jouer le premier rôle dans les manufactures et dans le négoce, dans les pêcheries et dans la marine. À ce sentiment se joignit en Angleterre l’énergie d’une jeune république. L’acte de navigation fut le gant que la suprématie future de l’Angleterre jeta à la suprématie existante de la Hollande ; et, quand on en vint aux prises, on reconnut que la nationalité de l’Angleterre était d’un beaucoup plus gros calibre que celle de la Hollande. Le résultat ne pouvait être douteux.

L’exemple de l’Angleterre fut suivi par la France. Colbert avait calculé que l’ensemble des transports maritimes de la France employait environ 20.000 voiles, et que 16.000 étaient hollandaises ; ce qui était hors de proportion avec la petitesse du pays auquel elles appartenaient. Par suite de l’avènement des Bourbons au trône d’Espagne, la France étendit son commerce sur la Péninsule au détriment des Hollandais. Elle fit de même dans le Levant. En même temps les encouragements donnés en France aux manufactures, à la navigation marchande et aux pèches maritimes causèrent à l’industrie et au commerce des Hollandais un incalculable préjudice.

Par le fait de l’Angleterre, la Hollande avait perdu la plus grande partie de ses relations avec les pays du Nord, le commerce de contrebande avec l’Espagne et ses colonies, la plus grande partie de son négoce dans les Indes orientales et occidentales et de ses pêcheries. Mais le traité de Méthuen, en 1703, lui porta le coup le plus sensible, en consommant la ruine de son commerce avec le Portugal et ses colonies et avec les Indes orientales.

Quand le commerce extérieur de la Hollande commença ainsi à lui échapper, on vit se renouveler chez elle ce qui avait eu lieu dans les Villes Anséatiques et à Venise ; la portion de ses capitaux matériels et moraux qui ne trouvait plus d’emploi dans le pays, passa, par l’émigration ou sous la forme de prêts, chez les peuples qui avaient hérité de la suprématie hollandaise.

Si la Hollande, réunie à la Belgique, avait formé avec le bassin du Rhin et avec l’Allemagne du Nord un territoire national, l’Angleterre et la France eussent difficilement réussi, par la guerre et par la politique commerciale, à porter à sa marine, à son commerce extérieur et à son industrie le coup qu’elles leur portèrent. Une pareille nation eût été en mesure d’opposer sa propre politique commerciale à celle de ces États. Si son industrie eût souffert du développement de leurs manufactures, ses ressources intérieures et la colonisation l’auraient largement indemnisée de ses pertes. La Hollande succomba donc, parce qu’un étroit littoral, habité par une petite population de pêcheurs, de marins, de marchands et d’éleveurs allemands, voulut être à lui seul une puissance, et que la partie du continent avec laquelle elle formait un ensemble géographique, fut considérée et traitée par elle comme une contrée étrangère.

Ainsi l’exemple de la Hollande enseigne, comme celui de la Belgique, comme ceux des Villes Anséatiques et des républiques italiennes, que l’activité particulière est impuissante à conserver le commerce, l’industrie et la richesse des États, si les conditions générales de la société ne sont pas favorables, et que les individus doivent la majeure partie de leurs forces productives à l’organisation politique du gouvernement et à la puissance du pays. La Belgique vit fleurir de nouveau son agriculture sous la domination autrichienne. Pendant sa réunion à la France, son industrie manufacturière reprit son ancien et gigantesque essor. La Hollande isolée n’était pas en mesure d’adopter et de soutenir vis-à-vis des grands États une politique commerciale indépendante. Du jour où son union avec la Belgique, après le rétablissement de la paix générale, accrut assez ses ressources, sa population et son territoire, pour lui permettre de tenir tête aux grandes nationalités et de trouver en elle-même une grande quantité et une grande variété de forces productives toujours croissantes, nous voyons le système protecteur apparaître dans les Pays-Bas, et l’agriculture, les fabriques et le commerce prendre sous son influence un remarquable élan. Cette union s’est dissoute par des causes en dehors de nos recherches, et en même temps le système protecteur a été miné en Hollande, tandis qu’il subsiste toujours en Belgique.

La Hollande vit actuellement de ses colonies et de son commerce intermédiaire avec l’Allemagne. Mais la première guerre peut la dépouiller de ses possessions, et, à mesure que le Zollverein allemand comprendra mieux ses intérêts et saura mieux faire usage de ses forces, il sentira davantage la nécessité de s’incorporer la Hollande.

  1. Les routes et plus encore les chemins de fer ont sensiblement modifié cette règle.
  2. On a récemment attribué la supériorité des Hollandais, indépendamment de leurs règlements de pêche, à l’emploi du bois de chêne dans les tonneaux où les harengs sont enfermés et expédiés.