Système des beaux arts/II/III/III

Texte établi par Ch. Bénard,  (p. 295-317).

III. Développement historique de la sculpture.


Nous avons jusqu’ici considéré la sculpture comme l’expression la plus parfaite de l’idéal classique. Mais l’idéal n’a pas en soi la vertu de se développer seul et d’atteindre, d’un seul coup, à la perfection. Ainsi que nous l’avons vu dans la seconde partie en retraçant le développement des formes particulières de l’art, il a, en dehors de lui-môme, dans le mode de représentation symbolique, un antécédent qu’il doit dépasser pour devenir l’idéal, de même qu’il existe un art postérieur, par lequel il doit être dépassé à son tour.

Tous deux, l’art symbolique et l’art romantique, prennent, comme élément de la représentation, la forme humaine, qu’ils emploient avec sa configuration réelle et qu’ils offrent, par conséquent, en spectacle, à la manière de la sculpture. Nous avons donc, puisqu’il s’agit d’indiquer le développement historique de la sculpture, à parler de la sculpture non seulement grecque et romaine, mais aussi orientale et chrétienne. Cependant, parmi les peuples chez lesquels le symbole constitue le caractère fondamental des productions artistiques, ce furent principalement les Égyptiens qui commencèrent à employer pour leurs dieux la forme humaine dégagée des formes empruntées à la nature physique. De sorte que c’est aussi chez eux surtout que nous rencontrons la sculpture, quoiqu’en général ils aient réalisé leurs conceptions artistiques sous la forme architecturale. La sculpture chrétienne, au contraire, offre un développement plus étendu et plus riche, soit dans son caractère romantique proprement dit, au moyen âge, soit dans son développement ultérieur, où elle a cherché de nouveau à se rattacher étroitement au principe de l’idéal classique, et, en même temps, à rétablir le vrai caractère qui convient à la sculpture.

D’après ces considérations, nous placerons à la fin de cette section, d’abord quelques observations sur la sculpture égyptienne, en tant qu’elle diffère de la sculpture grecque et comme degré antérieur au véritable idéal.

Une seconde époque est marquée par le développement proprement dit de la sculpture grecque à laquelle se joint la sculpture romaine. Toutefois nous arrêterons particulièrement nos regards sur le degré qui précède la véritable représentation idéale, parce que nous avons déjà étudié en détail la sculpture idéale elle-même dans le second chapitre.

En troisième lieu, il ne restera plus qu’à indiquer brièvement le principe de la sculpture chrétienne. Je ne pourrai me permettre, sur ce point, que d’énoncer ce qu’il y a de plus général.

I. Si nous nous proposons d’étudier historiquement l’art classique de la sculpture en Grèce, avant d’arriver à ce but, se présentent à nous, à la fois, l’art égyptien et la sculpture égyptienne. Non seulement cela est nécessaire pour expliquer les grands ouvrages qui témoignent de la plus haute habileté technique et d’une parfaite exécution dans un style vraiment artistique, mais encore nous y trouvons le point de départ et la source des formes de la sculpture grecque. Que cette origine soit vraie historiquement parlant, qu’il y ait eu contact extérieur, emprunt, leçon reçue de la part de l’artiste grec, c’est ce qui doit être démontré sur le terrain de la mythologie, en ce qui regarde la signification des images des dieux, et quant au mode de représentation artistique, par l’histoire de l’art. Ce rapport entre les représentations grecques et les représentations égyptiennes des dieux, Hérodote y croyait et l’a démontré. Creuzer, croit trouver, de la manière la plus évidente, le rapport extérieur, particulièrement dans les monnaies, et il insiste beaucoup principalement sur d’anciennes monnaies attiques. Il m’en a montré une qu’il possédait et sur laquelle le visage, le profil, avait entièrement la coupe, la physionomie des figures égyptiennes (1821). Cependant, nous pouvons laisser à ce point purement historique, le soin de se démontrer lui-même. Nous avons seulement à voir si, en sa place, on peut faire voir un rapport nécessaire, intérieur. J’ai déjà touché cette question plus haut. L’idéal, l’art parfait, doit être précédé d’un art imparfait. C’est par la négation de ce dernier ou par le rejet des défauts qui lui sont inhérents, que l’idéal devient réellement l’idéal. Sous ce rapport, l’enfantement de l’art classique est en dehors de lui ; comme tel, il doit laisser derrière lui toute imperfection, tout développement, être achevé, complet. Or, cet acheminement consiste en ce que le fond de la représentation commence seulement à correspondre à l’idéal, et cependant reste en deçà de la vraie représentation idéale, parce que l’art, encore attaché à la conception symbolique, n’est pas en état de combiner dans de justes proportions l’idée générale et la forme sensible. Que la sculpture égyptienne offre ce caractère fondamental, c’est la seule chose que je veuille montrer ici en peu de mots.

Ce que je dois signaler d’abord, c’est l’absence de liberté intérieure et créatrice, malgré toute la perfection technique. Les ouvrages de la sculpture grecque sortent de la vitalité et de la liberté de l’imagination, qui transforme les idées de la tradition religieuse en figures individuelles, et dans l’individualité de ses productions, représente sa propre conception idéale avec la perfection classique. Les images des dieux égyptiens, au contraire, conservent un type stationnaire, comme le dit Platon. (De Leg., lib. ii, éd. Bekk., p. 239.) « Les représentations avaient été déterminées anciennement par les prêtres, et il n’était permis ni aux prêtres ni aux artistes, de rien changer à ces figures. Et, maintenant encore, inventer quelqu’autre chose que ce qui est indigène, national, n’est pas permis. Tu trouveras donc que ce qui a été fait ou représenté depuis une myriade d’années (myriade, façon de parler pour dire un grand nombre), n’est ni plus beau ni plus laid que ce qui se fait aujourd’hui. » — À cette fidélité stationnaire, était jointe cette circonstance, rapportée par Hérodote (ii, c. 167), que les artistes jouissaient d’une faible considération et devaient, eux et leurs enfants, être placés après tous les autres citoyens qui ne s’occupaient d’aucune espèce d’arts. En outre, l’art ici n’est pas cultivé en vertu d’une vocation libre. Suivant le régime des castes, le fils succède à son père, non seulement quant à son état, mais encore quant au mode d’exécution propre à son métier et à son art. Chacun met le pied dans la trace de son devancier ; de sorte que, suivant l’expression de Winckelmann (iii. liv. 2, ch. 1, p. 74), « pas un seul ne paraît avoir laissé une empreinte de ses pas qui lui fût propre. » L’art se conserva ainsi dans cette servitude absolue de l’esprit qui exclut le mouvement libre du génie vraiment artistique. Celui-ci, en effet, est animé non du désir d’obtenir des honneurs extérieurs et un salaire, mais de la noble passion d’être artiste ; il ne travaille pas comme un ouvrier, d’une manière mécanique, suivant la routine commune, d’après les formes et les règles existantes ; il veut voir sa propre individualité dans ses œuvres, dans sa création propre et originale.

Quant aux ouvrages d’art eux-mêmes, Winckelmann, dont les descriptions révèlent encore ici une grande finesse d’observation et d’analyse, fait connaître le caractère de la sculpture égyptienne, dans ses traits principaux, de ta manière suivante. (T. iii, liv. 2, ch. 2, p. 77, 84.)

En général, le personnage tout entier et ses formes manquent de la grâce et de la vitalité qui se manifestent par les ondulations organiques des lignes. Les contours sont raides et affectent des lignes peu libres. La pose paraît contrainte et fixe. Les pieds sont serrés l’un contre l’autre, et lorsque, dans les figures debout, ils sont placés l’un devant l’autre, ils restent dans la même direction et ne sont pas tournés en dehors. De même, dans plusieurs statues, les bras sont pendants le long du corps auquel ils adhèrent raides et fixes.

La forme des mains, dit plus loin Winckelmann, est celle d’un homme qui ne les a pas naturellement mal faites, mais qui les a gâtées ou négligées. Les pieds sont plats et larges, les orteils presque d’égale longueur, et le petit doigt ni recourbé ni ramassé en dedans. Du reste, les mains, les ongles, les doigts du pied ne sont pas mal exécutés, quoique, dans les doigts et les orteils, les articulations ne soient pas marquées. De même, dans toutes les autres parties nues, les os et les muscles ne sont que faiblement indiqués ; les nerfs et les veines ne le sont point du tout. De sorte que dans le détail, malgré la peine que s’est donnée l’artiste, et l’habileté d’exécution, on ne reconnaît pas ce mode de travail qui seul peut donner au personnage l’animation et la vie. Les genoux, au contraire, les chevilles des pieds et les coudes paraissent, avec leurs saillies, comme nature. Les figures d’homme se distinguent particulièrement par un corps extraordinairement maigre au-dessus des hanches. Le dos n’est pas visible, la statue étant appuyée sur une colonne faite du même bloc.

À cette immobilité, qui ne doit pas être regardée comme un simple effet de l’inhabileté de l’artiste, mais comme imposée par le type primitif des images des dieux, dans leur repos profond et mystérieux, se joint, en même temps, l’absence de situation et de toute espèce d’action ; car celles-ci se manifestent dans la sculpture par la position et le mouvement des mains, par les gestes et l’expression de la physionomie. Si nous trouvons parmi les représentations égyptiennes, sur les obélisques et les murailles, beaucoup de figures dan& l’attitude du mouvement, c’est seulement comme reliefs, et la plupart sont peintes.

Pour donner quelque chose de plus caractéristique encore, les yeux, au lieu d’être enfoncés, comme dans l’idéal grec, sont situés presque sur la même ligne que le front ; ils sont plats et obliques. Les sourcils, les paupières, les bords des lèvres, sont ordinairement indiqués par des lignes creusées, ou les sourcils désignés par une raie au-dessus de l’œil, qui va jusqu’à la tempe, et là, est coupée angulairement. Ce qui manque ici, par conséquent, avant tout, c’est la saillie du front, et par là, en même temps, malgré les oreilles placées singulièrement haut, et le nez recourbé, comme dans les natures vulgaires, le retrait des mâchoires. Celles-ci sont fortement indiquées et saillantes, tandis que le menton est toujours retiré en arrière, et petit. La bouche étroitement fermée tire ses angles plutôt en haut qu’en bas. Les lèvres semblent séparées l’une de l’autre par une simple incision. En général, non seulement, les figures manquent de liberté et de vitalité, mais la tête, en particulier, est privée d’expression et de spiritualité : l’animalité y domine. Il n’est pas encore donné à l’esprit de se faire jour, et d’apparaître sous une forme indépendante.

Les animaux, au contraire, au jugement de Winckelmann, sont exécutés avec beaucoup d’intelligence et une diversité agréable de contours doucement dessinés et de parties qui se détachent par des articulations flexibles. Au reste, si, dans la forme humaine, la vie de l’esprit ne s’affranchit pas encore du type animal et ne s’est pas encore fondue avec le sensible et le naturel, d’une manière nouvelle et libre, pour produire l’idéal, c’est que la signification est spécialement symbolique dans la forme humaine comme dans celle des animaux ; c’est que tel est expressément le caractère de ces images représentées par la sculpture et où les formes humaines et animales sont combinées dans un mélange énigmatique.

Les ouvrages d’art qui portent encore en soi ce caractère s’arrêtent par conséquent à un degré où l’intervalle qui sépare l’idée et la forme n’a pas encore été franchi. L’idée religieuse y est toujours la chose principale. II s’agit plutôt de la faire concevoir, dans sa généralité, que de l’incorporer à une forme individuelle et de produire la jouissance attachée à la contemplation artistique.

La sculpture n’est pas encore enfantée par le génie d’un peuple dont on puisse dire que, le premier, il a été jusqu’à sentir le besoin de la représentation, puisqu’il se contente de trouver indiqué, dans l’œuvre d’art, ce qui est dans la pensée et encore dans la pensée religieuse. Ainsi, quelque loin qu’aient été les Égyptiens dans le soin et la perfection de l’exécution technique, cependant, quant à la sculpture proprement dite, nous pouvons dire qu’ils sont restés dans l’enfance de l’art, parce qu’ils ne savent pas donner à leurs figures la vérité, la vitalité et la beauté qui caractérisent l’œuvre d’art libre. Sans doute, d’un autre côté, les Égyptiens ne s’arrêtèrent pas à se faire simplement une idée variée des formes humaines et animales, et à éprouver le besoin de se les représenter ; ils savent réellement les saisir et les reproduire. Il y a plus, ils surent les saisir et les reproduire sans les défigurer, nettement et dans de justes proportions ; mais il ne leur communiquèrent pas la vie que la forme humaine a déjà dans la réalité, ni la vie plus haute par laquelle peut s’exprimer une action, une pensée de l’esprit, et cela, en façonnant des images qui leur fussent conformes. Leurs ouvrages, au contraire, montrent un sérieux privé de vie, un mystère impénétrable ; de sorte que le personnage représenté doit laisser voir, non pas seulement sa pensée intime, mais encore une autre signification étrangère à lui. Pour me borner à un exemple, une figure qui revient souvent est celle d’Isis tenant Horus sur ses genoux. Nous avons ici, extérieurement parlant, le même sujet que dans l’art chrétien, Marie et son fils ; mais, dans la position symétrique, raide, immobile, de la statue égyptienne, comme quelqu’un l’a dit récemment : « On ne voit ni une mère, ni un fils. Pas une trace d’amour, rien qui indique un sourire, un baiser ; en un mot, pas la moindre expression d’aucune espèce. Cette mère de Dieu, qui allaite son divin enfant, elle est calme, immobile, insensible, ou plutôt il n’y a ni déesse, ni mère, ni enfant ; c’est uniquement le signe sensible d’une idée qui n’est capable d’aucune affection et d’aucune passion ; ce n’est pas la véritable représentation d’une action réelle, encore moins l’expression vraie d’un sentiment naturel. » (Cours d’archéologie, par Raoul Rochette, 1-12 leçon. Paris 1828.)

C’est là, précisément, ce qui fait la séparation de l’idée et de la réalité, et l’inhabileté à les fondre ensemble dans le mode de représentation des Égyptiens. Leur sens spirituel est encore trop peu vif pour avoir besoin de la précision d’une représentation, à la fois, vraie et vivante, conduite jusqu’à une si parfaite détermination que le spectateur n’éprouve aucun besoin d’y rien ajouter, mais se borne à sentir et à contempler, parce que l’artiste n’a rien dérobé de sa pensée. Pour ne pas se contenter du vague d’une indication superficielle, dans l’art, il faut que, chez l’homme, une plus haute conscience de sa propre individualité que celle qu’avaient les Égyptiens, se soit éveillée, afin que l’on exige, dans les œuvres de l’art, à la fois du goût, une haute raison, le mouvement, l’expression et la beauté.

II. Cette conscience de soi-même, en ce qui regarde la sculpture, nous ne la voyons devenir parfaitement vivante que chez les Grecs, et nous trouvons, par là effacés, tous les défauts de cette période antérieure de l’art égyptien. Toutefois, dans ce développement progressif, nous n’avons pas à faire, en quelque sorte, un saut brusque des imperfections d’une sculpture encore symbolique à la perfection de l’idéal classique.

L’idéal, ainsi qu’il a été dit plusieurs fois, doit, dans son propre domaine, quoique placé à un degré plus élevé, se dépouiller des défauts qui l’empêchent encore d’arriver à la perfection.

1o Je mentionnerai ici, comme représentant de pareils commencements, dans le cercle même de la sculpture classique, les ouvrages de ce qu’on appelle l’école Égynétique et de l’ancien art Étrusque.

Ces deux degrés ou styles s’élèvent déjà au-dessus du point où l’artiste, comme chez les Égyptiens, se borne à reproduire, telles qu’elles lui sont transmises par d’autres mains y des formes à la vérité non contraires à la nature, mais encore inanimées, ou se contente y quant à la représentation, d’exposer aux regards une figure dont le spectateur peut abstraire sa propre pensée religieuse, un emblème fait pour la réveiller dans son souvenir, au lieu de travailler de telle sorte que l’œuvre apparaisse comme sa conception personnelle et sa création vivante.

Mais, par là même, cet antécédent propre de l’art classique n’atteint pas encore tout-à-fait jusqu’à son niveau ; d’abord parce qu’il se montre encore enfermé dans la forme typique et par conséquent dans l’absence de vitalité. Si, d’un autre côté, il rencontre, il est vrai, la vie et le mouvement, ce n’est encore que la vitalité physique, au lieu de cette beauté supérieure où la vie de l’esprit est fondue avec celle du corps et où les formes individuelles, sous lesquelles se montre cette harmonie, sont dues à la fois à la connaissance du réel et à la libre création du génie.

On avait d’abord contesté que les œuvres de l’art égynétique appartinssent à l’art grec ; des travaux plus récents les ont mieux fait connaître. Sous le rapport de la représentation artistique, il y a une distinction essentielle à faire entre la tête et les membres. En effet, tout le corps, à l’exception de la tête, témoigne de la plus fidèle exactitude à saisir et à reproduire les formes naturelles. Tout, jusqu’aux accidents de la peau, est imité et exécuté parfaitement, avec une habileté merveilleuse à travailler le marbre. Les muscles sont fortement accusés, la charpente osseuse du corps bien dessinée, les formes serrées à cause de la sévérité du dessin, et cependant reproduites avec une telle connaissance de l’organisme humain, que les figures paraissent ainsi vivantes jusqu’à l’illusion. Il y a plus, au rapport de Wagner[1], on est presqu’effrayé et on craint de les toucher.

Au contraire, dans l’exécution de la tête, la représentation fidèle de la nature est presque complètement abandonnée. La coupe uniforme du visage se reproduit dans toutes les têtes, malgré la diversité des actions, des caractères et des situations. Le nez est pointu, le front encore fuyant en arrière ne s’élève pas libre et droit. Les yeux, longuement fendus, sont placés à fleur de tête et obliquement. La bouche, fermée, se termine en angles tirés en haut. Les joues restent molles, tandis que le menton est fort et anguleux. Le même mode revient toujours dans la forme des cheveux et les plis du vêtement, où domine un arrangement symétrique qui se remarque aussi dans la pose et le groupement. Il en est de même de la parure, qui affecte un caractère particulier. Cette uniformité a été attribuée, en partie, à une reproduction des traits nationaux peu favorable à la beauté. On l’a expliquée aussi ou disant que le respect pour les anciennes importations d’un art encore imparfait avait lié les mains aux artistes. Mais l’artiste qui vit en lui-même et dans sa production ; ne se laisse pas ainsi lier les mains. Cette reproduction d’un type primitif, malgré la grande habileté qui, du reste, y est développée, dénote, à cause de cela même, une servitude de l’esprit, qui ne sait pas encore être indépendant et libre dans sa création artistique.

Enfin, les poses sont également uniformes, non pas toutefois précisément raides, mais plutôt heurtées, froides et, en particulier chez les athlètes, presque semblables à celles avec lesquelles on a coutume de représenter les artisans dans le travail de leur profession, les menuisiers, par exemple, poussant le rabot, etc.

Pour tirer de cette description un résultat général, nous pouvons dire que ce qui manque à ces ouvrages de sculpture, d’un haut intérêt du reste pour l’histoire de l’art, c’est l’animation spirituelle. Car, d’après ce que j’ai déjà dit dans le deuxième chapitre, l’esprit ne se laisse exprimer que dans la figure et le maintien. Les autres membres désignent bien les différences naturelles de l’esprit, du sexe, de l’âge. Mais, le côté spirituel proprement dit ne peut être reproduit que par le maintien du corps. Or, précisément, les traits du visage et la contenance chez les Égynètes sont, relativement encore, privés d’esprit.

Les ouvrages de l’art étrusque dont les inscriptions démontrent l’authenticité, révèlent de même, cette imitation de la nature dans une mesure plus haute. Cependant ils sont plus libres dans le maintien et dans les traits du visage ; quelques uns se rapprochent de la fidélité du portrait. Winckelmann s’exprime dans ce sens (tom. III, chap. 2, § 10, pag. 188), en parlant d’une statue d’homme qui paraît être tout-à-fait iconique et qui cependant touche à une époque de l’art plus tardive. C’est un homme de grandeur naturelle, une espèce d’orateur, un personnage de haut rang. Il y a beaucoup de naturel et de sans gêne, avec une grande détermination dans son expression et son maintien. Ce serait une chose singulière et caractéristique que, sur le sol romain, l’idéal fut étranger, et que la nature commune et prosaïque se trouvât indigène.

2o La sculpture véritablement idéale, pour atteindre au sommet de l’art classique, devait, avant tout, s’affranchir du simple type primitif et du respect pour la forme traditionnelle, ouvrir ainsi la carrière à la liberté artistique. Cette liberté ne s’obtient qu’autant que l’artiste sait fondre complètement l’idée générale dans la forme individuelle, et, en même temps, élever les formes physiques à la hauteur de l’expression vraie du sens spirituel. Par là, nous voyons l’art abandonner, à la fois, cette raideur et cette contrainte qui l’enchaînaient à son début, ainsi que ce défaut de mesure qui fait que l’idée dépasse la forme individuelle destinée à l’exprimer. Il acquiert cette vitalité par laquelle les formes du corps perdent l’uniformité abstraite d’un type emprunté, aussi bien que l’exactitude naturelle jusqu’à l’illusion. Il atteint à l’individualité classique, qui, au contraire, en même temps qu’elle anime et individualise la forme générale y fait du réel et du sensible l’expression parfaite de l’esprit. Cette espèce de vitalité ne réside pas seulement dans la forme, mais dans le maintien, le mouvement, l’habillement, le groupement, en général, dans toutes les parties que j’ai analysées plus haut en détail.

Ce qui présente ici une étroite unité, c’est la généralité et l’individualité, qui, à la fois, sous le rapport de la forme sensible comme du fond spirituel, doivent être accordées ensemble, avant de former cette union indissoluble qui constitue le véritable classique. Mais cette identité offre des degrés dans son développement. D’abord, en effet, l’idéal se rapproche encore de la grandeur et de la sévérité qui, sans se refuser à l’individualité, à la vitalité et au mouvement, les maintiennent sous la domination de l’élément général. Plus tard, au contraire, le général se perdra, de plus en plus, dans l’individuel, et, lui sacrifiant la profondeur, ne saura compenser ce qu’il a perdu qu’en perfectionnant l’individuel et le sensible. Il tombe ainsi du sublime au gracieux, recherchant les ornements, l’enjouement et les charmes de la grâce, qui flattent les sens. Entre ces deux termes, se trouve un second degré qui fait passer la sévérité du premier à une individualité plus prononcée, sans cependant, comme l’autre, croire avoir trouvé son principal but atteint dans la grâce.

3o Dans l’art romain se montre déjà le commencement de la destruction de la sculpture classique. Ici, en effet, l’idéal, proprement dit, n’est plus la base de la conception et de l’exécution tout entières. La poésie de l’inspiration spirituelle, le souffle intérieur et la noblesse d’une représentation parfaite en soi, ces traits caractéristiques de la sculpture grecque, disparaissent et font place, de plus en plus, à la prédilection pour le genre qui se rapproche du portrait. Cette vérité naturelle, qui se développe dans l’art, perce de toutes parts. Cependant la sculpture romaine, dans le cercle qui lui est propre, obtient encore un rang si élevé, qu’elle n’est inférieure à la sculpture grecque, qu’en tant que ce qui fait l’excellence véritable de l’œuvre d’art, la poésie de l’idéal dans le vrai sens du mot, lui fait défaut.

III. Pour ce qui est de la sculpture chrétienne, elle porte en soi un principe de conception et un mode de représentation qui ne s’accordent pas aussi immédiatement avec l’élément matériel et les formes de la sculpture que dans l’idéal classique, conçu par l’imagination des anciens, et réalisé par l’art grec. En effet, l’art romantique, ainsi que nous l’avons vu dans la seconde partie, s’adresse essentiellement à l’ame retirée du monde extérieur en elle-même, à la subjectivité spirituelle concentrée en soi-même. Celle-ci apparaît, il est vrai, dans l’intérieur, mais elle le laisse se comporter selon sa manière d’être particulière, sans le forcer à se fondre avec l’intérieur et le spirituel, comme l’exige l’idéal classique. La souffrance, les tourments du corps et de l’esprit, le martyre et la pénitence, la mort et la résurrection, la personnalité spirituellement subjective, la profondeur mystique, l’amour, les élans du cœur et les mouvements de l’âme, ce fond propre sur lequel s’exerce l’imagination religieuse de l’art romantique, ne sont nullement un objet auquel la simple forme physique en soi, avec les trois dimensions de l’étendue, en un mot, la matière dans sa réalité sensible, non idéalisée, puisse fournir un élément et des matériaux qui leur soient parfaitement appropriés. La sculpture, par conséquent, dans l’art romantique, ne fournit pas le trait fondamental auquel se rattachent tous les autres arts et la vie tout entière. Elle le cède à la peinture et à la musique, comme étant des arts plus propres à exprimer les sentiments de l’ame, et en même temps à représenter les particularités de la forme extérieure libre, dégagée de sa dépendance de l’esprit. Nous trouvons, à la vérité aussi, à l’époque chrétienne, la sculpture s’exerçant d’une manière très variée, dans des ouvrages en bois, en marbre, en airain, en argent, en or, et souvent poussée jusqu’à une très grande habileté. Cependant, elle n’est pas l’art qui, comme dans la sculpture grecque, érige la véritable image qui convient à la divinité. La sculpture romantique religieuse, au contraire, reste, bien plutôt que la sculpture grecque, un ornement de l’architecture. Les saints sont, pour la plupart, placés dans des niches, des tourelles, sur des contreforts ou aux portails des églises ; tandis que la naissance, le baptême, l’histoire de la passion et de la résurrection et tant d’autres événements de la vie du Christ, les grandes scènes du Jugement dernier, etc., à cause de la multiplicité des actions et des personnages, sont représentés en relief sur les portes, sur les murailles des églises, sur les baptistères, les stalles du chœur etc., et se rapprochent déjà beaucoup du genre des arabesques. En général, ici, à cause de la pensée spirituelle dont l’expression domine, la sculpture tout entière renferme un principe approprié à la peinture, à un degré plus élevé qu’il n’est donné à la plastique idéale. D’un autre côté, elle s’empare davantage des traits de la vie commune, et par là se rapproche du portrait, qu’à l’exemple de la peinture, elle n’écarte pas des représentations religieuses. Ainsi, l’homme aux oies, sur le marché de Nuremberg, qui a été si estimé de Goethe et de Meyer, est un valet de ferme, qui à chaque bras porte une oie. C’est une représentation hautement vivante, exécutée en bronze (car ici le marbre ne conviendrait pas.) La plupart des sculptures qui se trouvent à Saint-Sébald et à beaucoup d’autres églises ou édifices, particulièrement de l’époque antérieure à Pierre Vischer, et qui représentent des sujets religieux, lires, par exemple, de l’histoire de la Passion, offrent très clairement cette espèce de particularités de la figure et de l’expression, des airs et des gestes, principalement dans les diverses gradations de la souffrance.

Aussi, la sculpture romantique, qui d’ailleurs s’est laissée souvent aller aux plus grands écarts, reste-t-elle ordinairement fidèle au principe propre de la plastique, lorsqu’elle se rattache de nouveau à celle des Grecs. Alors, ou elle s’efforce de traiter les sujets antiques dans le sens des anciens eux-mêmes, ou elle exécute des statues de héros et de rois et des portraits, conformément aux lois de la sculpture, et ainsi elle cherche à se rapprocher de l’antique. C’est ce qui a lieu aujourd’hui. Cependant la sculpture a su aussi faire d’excellents ouvrages, même dans le domaine des sujets religieux. Il me suffira de rappeler Michel-Ange. On ne peut trop admirer son Christ mort, dont nous avons ici (à Berlin) une copie moulée, dans la collection royale. Plusieurs ne veulent pas reconnaître pour authentique l’image de la Vierge, dans l’église aux femmes, à Bruges, qui est aussi un excellent ouvrage. Mais, avant tout, j’ai été enchanté du tombeau du comte de Nassau, à Bréda[2]. Le comte, de grandeur naturelle, avec sa femme à ses côtés, est étendu sur une table de marbre noir. Debout, aux quatre coins de la pierre, sont Régulas, Annibal, César et un guerrier romain, dans une attitude courbée. Ils portent au-dessus de leur tête une table de marbre semblable à celle qui est au-dessous. Rien n’est plus intéressant que de voir un caractère comme celui de César, représenté par Michel-Ange. Toutefois, dans les sujets religieux, il fallait le génie, la puissance d’imagination, l’énergie, la profondeur, la hardiesse et l’habileté d’un tel maître pour pouvoir combiner, en déployant une aussi grande originalité créatrice, le principe classique des anciens avec l’animation qui caractérise le romantique. Car, je le répète, le développement du sentiment chrétien, où la pensée et l’imagination religieuse sont portées à leur plus haut degré, n’est pas favorable à la forme classique de l’idéal, qui constitue la première et la plus haute destination de la sculpture.

Nous pouvons effectuer d’ici la transition de la sculpture à un autre principe de la conception et de la représentation artistiques, qui, pour sa réalisation, a besoin aussi d’autres matériaux sensibles. Dans la sculpture classique, c’était l’individualité objective, substantielle, sous la forme humaine, qui constituait le centre, et plaçait la forme humaine à une si grande hauteur qu’elle la maintenait indépendante, comme simple beauté de la forme, et la conservait pour représenter la nature divine. Mais aussi, dès-lors, l’homme, tel qu’il apparaît, sous le rapport du fond et de la forme, n’est pas l’homme complet, entier, concret. L’anthropomorphisme de l’art reste inachevé dans l’ancienne sculpture. Car ce qui manque, c’est non seulement l’humanité dans sa généralité objective, et en même temps identique avec le principe de l’absolue personnalité, mais ce qu’on a continué aussi d’appeler ordinairement l’humaine nature, le moment de l’individualité subjective, de la faiblesse humaine, le côté accidentel, particulier, arbitraire de la volonté, les besoins de la nature physique, les passions, etc., moment qui doit être accueilli dans cette généralité, afin que l’individualité tout entière, le sujet dans sa sphère totale et dans le cercle infini de son existence réelle, puisse apparaître comme principe du contenu et du mode de représentation.

Dans la sculpture classique, l’un de ces moments, l’élément humain, par son côté naturel, immédiat, ne s’offre qu’en partie dans les animaux et les représentations à moitié animales, les satyres, les faunes, etc., sans arriver jusqu’à la conscience réfléchie et y être refoulé comme un mal. D’un autre côté, cette sculpture en elle-même n’entre dans le moment de la particularité et de la tendance vers l’extérieur que dans le style gracieux ; et alors elle s’abandonne aux mille plaisanteries et caprices auxquels l’ancienne plastique elle-même se laisse aller. Mais le principe de la profondeur et de l’infinité de l’ame, de l’union mystérieuse de l’ame avec l’être absolu, de l’union spirituelle de l’homme, de l’humanité avec Dieu, lui manquent totalement. La sculpture chrétienne représente bien les sujets qui, conformément à ce principe, peuvent entrer dans l’art ; mais, précisément son mode de représentation artistique montre que la sculpture ne suffît pas pour exprimer ces idées. D’autres arts doivent donc apparaître pour exécuter ce à quoi la sculpture est incapable d’atteindre. Ces nouveaux arts, puisqu’ils répondent le mieux à la forme romantique, nous pouvons les désigner, dans leur ensemble, sous le nom d’arts romantiques.

  1. Note sur les marbres egynétiques, avec les observations pleines d’érudition artistique de Schelling, 1817.
  2. Voy. Hegel’s Vermischte Schriften, 2 vol., p. 561.