Système des beaux arts/I/I/III

III. Passage de l’Architecture symbolique à l’Architecture classique


Quelqu’étonnantes que soient les constructions que nous venons de considérer, l’architecture souterraine des Indiens et des Égyptiens, commune sous beaucoup de rapports aux peuples orientaux, doit, cependant, paraître encore plus extraordinaire et plus capable d’exciter la surprise. Ce que nous trouvons de colossal et de grandiose à la surface du sol ne peut se comparer à ce que l’on découvre sous terre dans l’Inde, à Salsette, en face de Bombay ; à Ellora, dans la haute Égypte, et en Nubie, Dans ces prodigieuses excavations se montre d’abord le premier besoin d’une enceinte fermée de toutes parts. − Que les hommes aient cherché un asile dans ces cavernes et y aient habité, que des peuplades entières n’aient pas eu d’autre demeure, on ne peut l’attribuer qu’à une impérieuse nécessité. Il existe de semblables souterrains dans les montagnes de la Judée, où on les trouve par milliers, disposés en plusieurs étages. De même il y a aussi dans le Harz, auprès de Goslar, au Rammelsberg, des chambres où les hommes se glissaient en rampant et ont caché leurs provisions. Mais les ouvrages d’architecture souterraine indiens ou égyptiens étaient d’un tout autre genre. D’abord ils servaient de lieu de réunion. C’était des espèces de cathédrales souterraines, des constructions faites dans te but d’inspirer une surprise religieuse, le recueillement, qu’excitait encore la vue des images et des représentations symboliques, des colonnades, des Sphinx, des Memnons, des éléphants, de colossales idoles taillées sur le roc même, sortant en groupes, avec le bloc entier encore informe de la pierre : on semait aussi des colonnes dans ces cavernes. Au devant, sur la face du rocher, plusieurs de ces édifices étaient entièrement ouverts ; d’autres étaient ou tout-à-fait sombres ou seulement éclairés par des flambeaux ; quelques uns avaient simplement une ouverture par en haut. Comparées aux édifices qui s’élèvent à la surface du sol, de pareilles excavations restent ce qu’il y a de plus primitif. De sorte que l’on peut considérer les ébauches extraordinaires d’architecture au-dessus du sol seulement comme une imitation et une végétation de l’architecture souterraine qui s’épanouit à la surface de la terre. Car il n’y a rien ici de positivement bâti ; c’est quelque chose de déblayé et de dégrossi. Se creuser une demeure est plus naturel que d’extraire, de chercher d’abord des matériaux pour les entasser ensuite et les façonner. On peut, sous ce rapport, concevoir que la caverne a dû précéder la cabane. Dans les cavernes, il s’agit simplement d’élargir, non de limiter ; ou s’il faut limiter et resserrer un espace, l’abri existe déjà. L’architecture souterraine, par conséquent, part plutôt de ce qui est donné ; et comme elle laisse subsister la masse principale telle qu’elle est, elle ne se déploie pas encore aussi librement que celle qui construit au-dessus du sol. Pour nous, cependant, ces constructions, quoiqu’elles portent encore le caractère symbolique, appartiennent déjà à un degré plus avancé. Car elles ne sont plus aussi exclusivement symboliques ; elles nous offrent le but positif de servir d’asile et d’abri : des murailles, des toits. La plupart des représentations symboliques proprement dites sont renfermées dans leur enceinte. Quelque chose d’analogue à la simple maison, dans le sens grec et moderne, se montre ici sous ses formes naturelles.

On doit mentionner ensuite les cavernes de Mithra, quoiqu’elles se trouvent dans une toute autre contrée. Le culte de Mithra est originaire de la Perse, d’où il se propagea plus tard dans l’empire romain. Ainsi on voit, au musée de Paris, un célèbre bas-relief représentant un homme qui enfonce un poignard dans le cou d’un taureau. Il a été découvert au Capitole, dans une grotte profonde, au-dessous du temple de Jupiter. On trouve aussi, dans ces cavernes de Mithra, des routes, des allées souterraines. Celles-ci paraissent, sous un rapport, destinées à représenter le cours des astres ; mais aussi (comme on le voit encore aujourd’hui dans les loges maçonniques, où l’on est conduit dans plusieurs chemins offrant aux yeux divers spectacles), elles indiquent les voyages symboliques que l’ame doit accomplir dans sa purification. Cette idée, toutefois, est mieux exprimée par d’autres travaux que par ceux de l’architecture, dont elle n’était pas l’objet principal.

Nous pouvons mentionner encore, sous le même rapport, les catacombes romaines qui avaient certainement, à l’origine, un autre usage et une autre signification que de servir de canaux, de tombeaux ou de cloaques.

Mais si l’on veut une transition mieux caractérisée, de l’architecture symbolique, indépendante à celle qui s’astreint à un but utile, on la trouve dans les ouvrages d’architecture qui, comme demeures des morts, sont en partie creusés dans la terre, et, en partie, élevés à sa surface.

C’est en particulier chez les Égyptiens, qu’une architecture souterraine et celle qui s’élève au-dessus du sol, se combinent avec un empire des morts. De même que c’est en Égypte que, pour la première fois, un royaume de l’invisible s’établit et trouve naturellement sa place. L’Indien brûle ses morts, ou, autrement, laisse les cadavres giser et pourrir sur la terre. Les hommes, selon la croyance indienne, ne font qu’un avec Dieu, sont des dieux ou le deviennent de quelque manière que l’on s’exprime, on ne va donc pas jusqu’à une distinction précise entre les vivants et les morts. Aussi les monuments de l’architecture indienne, lorsqu’ils ne doivent pas leur origine au mahométisme, ne sont pas des demeures pour les morts. Ils paraissent, en général, comme ces étonnantes excavations, appartenir à une époque antérieure. Mais, chez les Égyptiens, se manifeste avec force l’opposition de la vie et de la mort. Le spirituel commence à se séparer nettement de tout ce qui n’est pas lui. Nous voyons apparaître l’esprit individuel, dans sa nature concrète et en voie de se développer. Les morts sont, par conséquent, conservés intacts dans leur existence individuelle. En opposition avec l’idée de l’absorption des êtres dans le sein de la nature, ils sont soustraits à ce torrent de la vie universelle, préservés de la destruction. L’individualité est le principe de la véritable conception de l’esprit. Car l’esprit ne peut exister que comme individu, comme personnalité. Aussi devons-nous regarder ces honneurs rendus aux morts, et leur conservation, comme un premier pas important vers l’avénement de l’individualité spirituelle ; puisqu’ici c’est l’individualité qui, au lieu d’être abandonnée, apparaît conservée, puisqu’au moins le corps, comme représentant cette individualité dans sa forme visible et physique, est prisé et honoré. Hérodote, ainsi que nous l’avons déjà dit plus haut, raconte que les Égyptiens sont les premiers qui aient professé formellement que les ames des hommes sont immortelles. Et quelqu’imparfaite que soit encore ici la permanence de l’individualité spirituelle, puisque le mort, pendant trois mille ans, doit parcourir le cercle entier des animaux de la terre, de l’eau et de l’air, avant de passer de nouveau dans un corps humain, il y a néanmoins, dans cette conception et dans l’usage d’embaumer les corps, une tentative pour perpétuer l’individualité corporelle et l’existence personnelle indépendante du corps.

Il résulte de là une conséquence importante pour l’arcbitecture, c’est que le spirituel, comme signification intérieure, se sépare aussi du corporel. Dès lors il est représenté pour lui-même, tandis que l’enveloppe extérieure se déploie tout autour comme simple appareil architectonique. Par là, les demeures des morts, en Égypte, forment, en ce sens, les plus anciens temples. L’essentiel, le centre du culte est un être individuel qui a son sens et sa valeur propre, et qui se manifeste lui-même comme distinct de son habitation, simple enveloppe construite à son service, pour lui servir d’abri. À la vérité, ce n’est pas un homme réel, pour les besoins duquel une maison ou un palais ont été bâtis, mais ce sont des morts qui n’ont besoin de rien, des rois, des animaux sacrés ; autour de leur dépouille s’élèvent des constructions gigantesques.

De même que l’agriculture arrête les courses errantes des peuples nomades et donne à ceux-ci des demeures fixes, de même, en général, les tombeaux, les mausolées et le culte des morts réunissent les hommes, et donnent à ceux qui d’ailleurs ne possèdent encore aucune demeure propre, aucune propriété, un point de réunion, un lieu saint qu’ils détendront et qu’ils ne voudront pas se laisser ravir. Ainsi, suivant le récit d’Hérodote (ii. c. 126-127), les Scythes, ce peuple habitué à la fuite, battaient toujours en retraite devant l’armée de Darius. Mais, lorsque Darius envoya à leur roi ce message : « S’il se croyait assez fort pour lui résister qu’il se présentât au combat, sinon il devait reconnaître Darius pour son maître. » Idanthyrsus répondit qu’ils n’avaient ni villes, ni campagnes et, partant, rien à défendre, puisque Darius ne pouvait rien leur ravager ; mais que s’il voulait les forcer au combat, ils avaient les tombeaux de leurs pères ; qu’il essayât d’en approcher ou de les violer, alors il verrait s’ils savaient ou non combattre pour leurs tombeaux.

Les plus anciens tombeaux dans le genre grandiose se trouvent en Égypte ; ce sont les Pyramides. Ce qui, au premier aspect, peut nous frapper d’admiration, dans ces étonnantes constructions, c’est leur grandeur colossale, qui, en même temps, nous fait réfléchir sur la durée des siècles, sur la diversité, le nombre et la persévérance des efforts humains qui ont été nécessaires pour réaliser de pareilles constructions gigantesques. Sous le rapport de leur forme, au contraire, elles ne présentent d’ailleurs rien d’attachant. En peu de minutes le tout a été contemplé et saisi. Malgré cette simplicité et cette régularité de la forme, on a longtemps disputé sur leur destination. Les anciens, il est vrai, Hérodote, par exemple, et Strabon, assignaient déjà leur usage. Cependant les voyageurs anciens, comme les modernes, débitent à ce sujet beaucoup de fables et font beaucoup de conjectures sans fondement. Les Arabes ont cherché à se frayer violemment un accès dans l’intérieur des pyramides, croyant y trouver des trésors. Mais ces fouilles, au lieu d’atteindre le but désiré, n’ont fait qu’endommager ces monuments, sans qu’on soit même arrivé à de véritables souterrains et à des chambres. Les Européens modernes, entre lesquels se distinguent particulièrement le romain Belzoni et ensuite le génois Caviglia, sont enfin parvenus à mieux connaître l’intérieur des pyramides. Belzoni découvrit le tombeau d’un roi dans la pyramide de Chephrem. Les entrées étaient fermées, de la manière la plus solide, par des pierres quadrangulaires ; et il paraît que déjà, au moment de la construction, les Égyptiens cherchaient à faire en sorte que, si l’accès venait à être connu, on ne pût le découvrir de nouveau ni l’ouvrir qu’avec de grandes difficultés. Cela prouve que les pyramides devaient rester fermées et ne servir ultérieurement à aucun usage. Néanmoins, dans leur intérieur on trouva des chambres, des souterrains, qui semblaient signifier les routes que l’ame parcourt après la mort, dans ses évolutions et ses métamorphoses ; de grandes salles, des canaux souterrains, qui tantôt montaient, tantôt descendaient. Le tombeau du roi, découvert par Belzoni, se prolonge ainsi, taillé dans les rochers toute la longueur d’une lieue. Dans la salle principale était un sarcophage de granit déposé sur le payé. Cependant on ne trouva qu’on reste d’ossements animaux, vraisemblablement ceux d’une momie d’Apis. Mais le tout annonçait, à n’en pas douter, la destination d’une sépulture. Les pyramides diffèrent par l’ancienneté, la grandeur et la forme. Les plus anciennes paraissent plutôt être des pierres entassées les unes sur les autres en forme pyramidale. Les plus récentes sont bâties régulièrement. Quelques unes ont une espèce de plate-forme au sommet. D’autres se terminent tout-à-fait en pointe. Sur d’autres, enfin, on trouve des interruptions qui, selon la description qu’Hérodote fait des pyramides, peuvent s’expliquer par la manière dont les Égyptiens procédaient dans leurs constructions ; de sorte que Hirt (Histoire de l’architecture chez les anciens), compte ces pyramides parmi celles qui ne sont pas achevées. Dans les anciennes pyramides, suivant les relations modernes des Français, les chambres et les souterrains sont entrelacés. Dans les plus récentes, les détours sont moins nombreux ; mais les murs sont couverts d’hiéroglyphes, au point que pour en faire la copie exacte il faudrait plusieurs années.

De cette façon les pyramides, quoique bien dignes en elles-mêmes d’exciter notre admiration, ne sont cependant que de simples cristaux, des enveloppes qui renferment un noyau, un esprit invisible, et elles servent à la conservation de son corps. C’est dans ce mort caché, qui ne se manifeste qu’à lui-même, que réside tout le sens du monument. Mais l’architecture qui, jusque là indépendante, avait eu en elle-même comme architecture sa propre signification, se brise ; et dans le partage de ces deux éléments, elle s’aservit à un but étranger. En même temps la sculpture reçoit la tâche de façonner ce qui est à proprement parler l’élément intérieur, quoique d’abord, l’image individuelle soit encore maintenue dans sa forme naturelle et physique comme momie. — Ainsi donc, lorsque nous considérons l’architecture égyptienne dans son ensemble, nous trouvons, d’un côté, des constructions complètement symboliques. D’autre part, et principalement en ce qui a rapport aux tombeaux, apparaît déjà clairement la destinatioo spéciale de l’architecture, de servir de simple enveloppe. À cela se joint un autre caractère essentiel ; c’est que l’architecture ne se contente plus seulement de creuser et de façonner des cavernes ; elle se montre comme une nature inorganique construite par la main de l’homme, partout où celle-ci est nécessaire pour le but proposé.

D’autres peuples ont construit de semblables tombeaux sacrés, destinés à renfermer le cadavre d’un mort, au-dessus duquel ils s’élevaient. Le tombeau de Mausole, en Carie, celui d’Hadrien (le fort actuel Saint-Ange, à Rome), palais d’une structure soignée, primitivement bâti pour un mort, étaient des ouvrages déjà renommés dans l’antiquité. Ici se placent aussi, d’après la description de Uhden[1], une espèce de monuments élevés en l’honneur des morts, qui, par leur structure et leurs accessoires, imitaient dans de petites proportions les temples consacrés aux dieux. Un pareil temple avait un jardin, ua berceau de verdure, une fontaine une vigne, et ensuite des chapelles où s’élevaient les statues des morts sous la forme de dieux. C’est principalement du temps des empereurs que de pareils monuments, avec les statues des morts, sous la forme d’Apollon, de Vénus, de Minerve, furent construits. Ces figures, aussi bien que l’ensemble du monument, à une semblable époque, signifiaient une apothéose ; c’était le temple du mort. De même aussi, chez les Égyptiens, l’embaumement, les emblèmes et le coffre indiquaient que le mort était osirisé

Mais les vraies constructions de ce genre, aussi grandioses que simples, ce sont toujours les pyramides d’Égypte. Ici apparaît l’art de bâtir proprement dit, et la ligne essentielle, la ligne droite, en général, la régularité et la simplicité des formes géométriques. Cari l’architecture, comme enveloppe purement extérieure, comme nature inorganique incapable de revêtir l’apparence d’un être individuel, d’être animée, vivifiée par l’esprit qui l’habite, ne peut offrir dans son aspect qu’une forme étrangère à l’esprit. Or, cette forme qui lui est extérieure n’est pas organique, elle est abstraite et mathématique. Mais quoique la pyramide commence déjà à offrir la destination d’une maison, cependant, chez elle, la forme rectangulaire ne domine pas encore partout, comme dans la maison proprement dite. Elle a aussi une destination pour elle-même, qui ne rentre point dans la simple conformité à un but. Aussi elle s’incline et se ramène immédiatement sur elle-même, de la base au sommet sans interruption.

Ceci peut nous servir de transition de l’architecture symbolique ou indépendante à l’architecture proprement dite, c’est-à-dire soumise à un but positif.

Il existe, pour cette dernière, deux points de départ. L’un est l’architecture symbolique, l’autre est le besoin, et la conformité des moyens propres à le satisfaire. Dans les créations symboliques, telles que nous les avons considérées précédemment, l’appropriation architectonique des parties à un but, est un simple accessoire, c’est une disposition purement extérieure. L’extrême opposé, ici, c’est la maison telle que l’exigent les premiers besoins : des colonnes ou des murs qui s’élèvent verticalement avec des poutres placées dessus à angle droit, le tout recouvert d’un toit. Que le besoin de cette disposition se manifeste de lui-même, ce n’est pas ce dont il s’agit ; mais l’architecture proprement dite, telle que nous allons l’étudier, sous le nom d’architecture classique, a-t-elle son origine seulement dans le besoin, ou dans ces ouvrages purement symboliques, qui nous conduisent naturellement aux constructions caractérisées par un but d’utilité positive ? voilà le point essentiel à décider.

Le besoin produit, dans l’architecture, des formes qui ne sont que régulières et ne s’adressent qu’à l’entendement. Telles sont la ligne droite, les angles droits, des surfaces planes. Car, dans l’architectyre subordonnée à l’utile, ce qui constitue le but proprement dit, le but absolu : la statue, les hommes eux-mêmes, l’assemblée des fidèles, où le peuple qui se réunit pour débattre ses intérêts généraux, tout cela n’est plus simplement relatif à la satisfaction des besoins physiques, mais à des idées religieuses ou politiques. Le premier besoin, en particulier, est celui de former un abri pour l’image, la statue du dieu, ou, en général, l’objet sacré, représenté pour lui-même, et qui est là présent. Les Memnons, les Sphinx, par exemple, se tiennent sur des places découvertes ou dans un bois sacré, environnés de la nature extérieure. Mais de semblables représentations, et plus encore, les figures de divinités à forme humaine, sont tirées d’un autre domaine que celui de la nature physique ; elles appartiennent au monde de l’imagination. Ce sont des créations de l’art humain. Par conséquent, l’appareil environnant fourni par la nature ne leur suffit plus. Elles ont besoin, pour leur existence extérieure, d’une habitation et d’une enveloppe qui aient la même origine qu’elles-mêmes, c’est-à dire qui soient également sorties de l’imagination de l’homme. C’est seulement dans une demeure façonnée par l’art que les dieux trouvent l’élément qui leur convient. Mais alors ce monument extérieur n’a pas son objet en lui-même ; il sert à un autre but qu’au sien propre, et par là il tombe sous la loi de la conformité à un but.

Cependant, pour s’élever jusqu’à la beauté, ces formes, où l’utilité seule se fait remarquer, doivent abandonner cette première simplicité ; elles doivent, outre la symétrie et l’eurythmie, se rapprocher des formes organiques, vivantes, repliées sur elles-mêmes, plus riches et plus variées. Dès lors l’attention se porte sur des détails et des objets auparavant négligés. On commence à s’occuper sérieusement de perfectionner certains côtés et de façonner des ornements qui sont tout-à-fait indifférents pour le simple but d’utilité. Ainsi, une poutre se continue en droite ligne, et se termine en deux bouts. De mène un poteau, qui doit supporter des poutres ou un toit, s’élève au-dessus de terre et atteint sa terminaison là où la poutre s’appuie sur lui. L’architecture de l’utile fera ressortir ces points de séparation, et les façonnera par l’art ; tandis qu’une représentation organique, comme une plante, un homme, présente à la vérité aussi un haut et un bas, mais façonnés naturellement d’une manière organique ; elle se distingue en pieds et en tête, ou, dans les plantes, en racines et en couronne.

L’architecture symbolique, au contraire, prend, plus ou moins, son point de départ dans de pareilles formes organiques, comme on le voit dans les Sphinx, les Memnons, etc. Elle ne peut, cependant, échapper complètement à la ligne droite, à la régularité dans les murs, les portes, les poutres, les obélisques ; et, en général, lorsqu’elle veut élever et ranger architectoniquement ces colosses d’un genre sculptural, elle doit appeler à son secours l’égalité dans les grandeurs et les intervalles, l’alignement des allées, en un mot, l’ordre et la régularité qui caractérisent l’art de bâtir proprement dit. Elle possède donc les deux principes. Seulement, tandis que leur réunion est opérée par l’architecture classique, qui, tout en se conformant à un but utile, n’en est pas moins la belle architecture, elle les renferme de telle sorte qu’au lieu d’être fondus ensemble ils sont encore séparés.

Nous pouvons donc concevoir la transition de la manière suivante : D’un côté, l’architecture, jusqu’ici indépendante, doit modifier les formes du règne organique selon les lois mathématiques de la régularité, et s’élever à la conformité au but ; tandis que, d’un autre côté, la simple régularité des formes doit marcher à la rencontre du principe de la forme organique. Là ou les deux extrêmes se rencontrent et se pénètrent mutuellement naît la belle architecture classique proprement dite.

Cette union, à son origine réelle, se fait reconnaître clairement dans un progrès déjà manifeste dans l’architecture précédente : le perfectionnement de la colonne. En effet, pour former une enceinte, des murs sont, il est vrai, nécessaires. Mais des murailles peuvent aussi, comme nous l’avons vu, exister indépendantes, sans former un véritable abri. Pour cela une enceinte de murs latéraux ne suffit pas ; il faut y ajouter un toit. Maintenant, ce toit a besoin lui-même d’être supporté. Le moyen le plus simple ce sont des colonnes, dont la destination essentielle et en même temps rigoureuse, sous ce rapport, consiste à servir de support. Aussi, là où il s’agit simplement de supporter, les murs sont, rigoureusement parlant, superflus. Car le fait de supporter est un rapport mécanique et appartient au domaine de la pesanteur et de ses lois. Ici, maintenant, la pesanteur d’un corps, son poids, se réunit dans son centre de gravité. Il doit s’appuyer sur ce centre, afin de reposer à plomb et sans crainte d’être exposé à tomber. C’est ce que permet la colonne. Chez elle la force du support apparaît à l’œil réduite à son minimum de moyens matériels. Ce que fait un mur avec beaucoup de frais quelques colonnes le font tout aussi bien ; et c’est une grande beauté dans l’architecture classique de ne pas élever plus de colonnes qu’il n’en est besoin en réalité pour soutenir le poids des poutres ou de l’édifice qui s’appuie sur elles. Dans l’architecture proprement dite, les colonnes sont un simple ornement ; elles ne servent pas à la véritable beauté. Aussi la colonne, lorsqu’elle s’élève seule pour elle-même, ne remplit pas sa destination. On a, il est vrai, élevé aussi des colonnes triomphales, telles que la fameuse colonne Trajanne et celle de Napoléon ; mais c’est seulement un piédestal pour, une statue. et d’ailleurs elles sont revêtues de bas-reliefs à la mémoire et en l’honneur du héros dont elles supportent l’image.

Au sujet de la colonne, il est maintenant à remarquer combien, dans le cours du développement de l’architecture, elle doit se dérober à la forme naturelle et concrète pour atteindre à la forme abstraite, à la fois appropriée à son but et à la beauté.

Puisque l’architecture indépendante a son point de départ dans les formes organiques, elle peut s’emparer des formes humaines. Ainsi, en Égypte, ce sont encore, en partie, des figures humaines, des Memnons, par exemple, qui servent de colonnes. Mais elles sont ici une simple superfluité, leur destination n’étant pas, à proprement parler, de servir de supports. Chez les Grées on trouve un autre genre. Là où les colonnes sont uniquement destinées à supporter, on trouve des cariatides. Mais celles-ci ne peuvent être employées que dans de petites dimensions. D’ailleurs on considère comme un mauvais emploi de la forme humaine de l’accabler sous le poids de ces masses. Or, les cariatides offrent ce caractère d’oppression, et leur costume indique l’esclavage condamné à porter de pareils fardeaux.

Dès lors, la forme organique naturelle pour les poteaux et les soutiens, pour ce qui est destiné à supporter, c’est l’arbre ; ce sont les plantes, en général, un tronc, une tige flexible, qui monte verticalement. Le tronc de l’arbre porte déjà naturellement sa couronne ; le chaume, les épis ; la tige, les fleurs. L’architecture égyptienne emprunte aussi ces formes. Cependant elles ne se sont pas encore immédiatement affranchies de la nature pour prendre le caractère simple qui convient à leur destination. Sous ce rapport, le grandiose dans le style des palais et des temples des Égyptiens, le caractère colossal des colonnades leur nombre infini, les proportions gigantesques de l’ensemble, ont déjà jeté le spectateur dans la surprise et l’admiration. On voit ici les colonnes, dans leur plus grande variété, sortir des formes du règne végétal. Ce sont des tiges de lotus et d’autres arbres qui se dressent en colonnes et se détachent les unes des autres. Dans les colonnades, par exemple, les colonnes n’ont pas toutes la même configuration ; elles varient de l’une à l’autre ou de deux à deux, de deux à trois. Denon dans son ouvrage sur l’expédition d’Égypte, a recueilli un grand nombre de pareilles formes. Le tout n’est pas encore une forme mathématiquement régulière. La base ressemble à un oignon ; la feuille s’échappe de la racine comme celle du roseau. Tantôt, c’est un faisceau de feuilles qui partent de la racine, comme dans diverses plantes. De cette base s’élève ensuite la tige, frêle et flexible, verticalement et en ligne droite. Tantôt elle monte en colonne entortillée et contournée. Le chapiteau lui-même est formé d’un entrelacement de rameaux et de feuillages qui présentent l’aspect d’une fleur. L’imitation de la nature, n’est cependant pas fidèle. Les formes des plantes sont disposées d’une manière architectonique ; elles se rapprochent des lignes circulaires, géométriques, même de la droite ligne. De sorte que ces colonnes, dans leur ensemble, offrent à l’œil quelque chose de semblable à ce qu’on appelle des arabesques.

C’est ici le lieu, en effet, de parler des Arabesques. Car, par leur idée même, elles appartiennent à la transition des formes de la nature organique employées par l’architecture, aux formes sévèrement régulières de l’architecture proprement dite. Mais lorsque celle-ci s’est affranchie de son origine et se développe selon sa vraie destination, elle réduit les arabesques à n’être plus qu’un ornement et un agrément. Ce sont alors, des plantes entrelacées, des figures d’animaux ou d’hommes sortant de ces plantes on entremêlées avec elles, ou des animaux qui marchent dessus. Si ces arabesques conservent un sens symbolique, elles n’en doivent pas moins marquer la transition d’un règne à un autre ; sans quoi elles ne sont que des jeux de l’imagination qui s’amuse à rapprocher, à combiner et entremêler les différentes formes de la nature. Dans de pareils ornements architectoniques, où l’imagination peut se permettre des fantaisies de toute espèce, comme cela se voit aussi dans les meubles en bois, en pierre, dans les vêtements, etc, le caractère principal et la régie fondamentale, c’est que les plantes, les fouilles, les fleurs, les animaux, sa rapprochent, le plus possible, de la forme inorganique et géométrique. C’est pourquoi on a souvent trouvé de la raideur dans les arabesques, et une imitation infidèle des formes organiques. Aussi n’est-il pas rare qu’on les ait blâmées, que l’on ait fait à l’art un reproche de leur emploi. C’est principalement dans la peinture que cet emploi a été critiqué ; bien que Raphaël lui-même ait entrepris de peindre des arabesques sur une grande étendue, et qu’il l’ait fait avec un esprit, une variété, une grâce qui ne peuvent être surpassés. Sans doute, les arabesques, aussi bien sous le rapport des formes organiques que sous celui des lois de la mécanique, sont contraires à la nature. Cependant, cette infidélité est non seulement un droit de l’art, en général, mais un devoir de l’architecture. Car, c’est par là seulement que les formes vivantes, impropres d’ailleurs à l’architecture, s’accommodent au véritable style architectonique, et se mettent en harmonie avec lui. C’est surtout la nature végétale qui se prête le plus facilement à cet accord. Aussi, en Orient, est-elle employée avec profusion dans les arabesques. Les plantes ne sont pas encore des êtres sensibles. Elles se laissent naturellement adapter aux usages architectoniques, puisqu’elles forment d’elles-mêmes des abris, des ombrages contre la pluie, le vent ou le soleil, et, qu’en général, elles n’ont pas encore ces ondulations libres qui, dans le règne supérieur, se dérobent à la régularité des lignes mathématiques. Employées architectoniquement, leurs feuilles, déjà régulières par elles-mêmes, sont régularisées de manière à offrir des lignes circulaires ou droites, plus rigoureuses ; et, par là, tout ce qui pourrait être considéré comme forcé, peu naturel, ou raide dans les formes végétales, doit être regardé comme des modifications qu’elles ont subies pour s’accommoder au but architectonique.

En résumé, avec la colonne, l’architecture proprement dite abandonne les formes purement organiques pour adopter la régularité mathématique ; et toutefois elle conserve quelque chose qui rappelle le règne organique. Ce double point de départ, savoir : le besoin proprement dit, et la liberté affranchie de tout but d’utilité, a dû être signalé ici ; car la vraie architecture et la réunion des deux principes. La belle colonne procède d’une forme empruntée à la nature, qui fut ensuite façonnée en poteau, et prit une configuration régulière et géométrique.

  1. Wolfs und Buthmanns Mus. B. 1. 5. 536.