Système des Beaux-Arts/Livre troisième/8

Gallimard (p. 107-109).

CHAPITRE VIII

DE LA FABLE

L’élégiaque et le contemplatif s’opposent à l’épique, mais sans sortir de ce vaste domaine épique qui enferme tous les genres de la poésie sous l’idée d’un mouvement entraînant et sans répit qui nous détourne d’examiner, de douter, de dire non. Toute poésie est donc nourrie de foi ; et par la foi l’homme veut s’élever et s’élève en effet, soit qu’il agisse, soit qu’il contemple, soit qu’il se fasse un objet de ses douleurs les plus hautes, refusant de fuir et de se cacher à la manière des bêtes, comme aussi de raccourcir sa perception à la mesure de ses besoins et de renfermer ses plaisirs et ses peines dans les frontières de son corps. Toute poésie est ainsi pensée, et au fond voulue, guerre, amour ou religion, à tout risque.

Or la forte affirmation de l’épique, la foi agissante de l’épique apporte avec elle du fond des âges la négation de cette poésie mère, et d’avance la négation des autres, qui est l’apologue ou la fable ; et c’est la première prose, essentiellement prose, comme le sens populaire du mot le fait énergiquement entendre. Et il est à propos de traiter ici de cette prose mère qui suit la poésie mère comme son ombre, et comme Sancho suit don Quichotte. Il est commun que, hors de l’action et du mouvement épique qui la réveille, et surtout quand la faim et la fatigue font sentir la nature animale, l’épique soit nié énergiquement par le héros lui-même, et que la vie soit jugée alors comme elle serait sans cette fureur de vouloir. Mais ce n’est qu’un discours mêlé et contraire à lui-même, par des sursauts d’homme ; car l’homme ne peut avouer son autre nature, sinon par cette puissante fiction, si naturelle, aussi ancienne que les hommes, et qui fait parler les bêtes. Par là, l’injure étant épargnée au Dieu fier, toute hypocrisie est écartée, et même le comique, qui sauve encore la bassesse par le ridicule. Ainsi se présente, sous le masque des bêtes, cette forte morale qui nie toute mystique et toute morale. Ésope est l’Homère de cette prose essentielle. Et, comme l’idée épique est que le vouloir peut tout, l’idée prosaïque est que la force règle tout sans aucune vaine cérémonie. Il faut comprendre que cette idée est presque impossible à traduire sans hypocrisie dans le monde humain, puisqu’à peine en saisit-on le premier éclair dans la rude doctrine de Hobbes, toujours atténuée depuis. Mais l’animal l’exprime à nu dans ses moindres actions, par cette raison cartésienne que l’animal ne pense point du tout. Et c’est bien cette pensée sans pensée que la fiction des fables remonte au niveau de l’homme, mettant en forme ce que le corps voudrait dire. Cette rude idée, bonne à tous, et vraie dans sa pureté, est fausse seulement par le mélange ; c’est pourquoi cette comédie animale est bonne et saine à penser, comme objet et sans commentaires. Toute explication de l’immortel dialogue entre le loup et l’agneau périt par ce mélange des pensées humaines, soit qu’on repousse le cynisme, soit qu’on l’accepte, soit qu’on le mesure ; le chien n’est pas cynique, il est chien. Par cette présentation de l’idée en objet, sans aucun concept, la fable est esthétique.

Il a appartenu au génie complet de La Fontaine de n’altérer en rien ces fortes traditions ; et ce succès, unique en ce genre parmi les modernes, est une bonne leçon pour les artistes qui voudraient confondre les genres. C’est par cette attention au modèle que le fabuliste a incorporé à l’antique sagesse, sans l’affaiblir, deux pensées d’homme qui vont droit contre la fureur épique, le mépris du système romain et le culte de l’amitié. Sans compter que la forme versifiée nie encore mieux l’épique par ce mouvement rompu, familier depuis à notre prose, mais qu’aucun rimeur n’a jamais retrouvé. Jamais l’apologue n’a nié l’épique aussi intimement, ni de si près.