Système des Beaux-Arts/Livre troisième/4

Gallimard (p. 95-97).

CHAPITRE III

DU RYTHME POÉTIQUE

Tout mouvement répété se fait selon un rythme, le repos alternant avec l’effort, et régulièrement, dans un travail que l’on sait faire et qui doit durer longtemps. Surtout l’action en commun veut un rythme parlé ou chanté, qui enferme toujours un temps de repos après l’effort, et un temps d’avertissement, ou demi-fort, qui précède le temps fort. On peut le constater dès qu’il s’agit de tirer sur un câble ; et le forgeron suit une règle du même genre, et divise le temps selon la même loi, afin que l’aide qui présente le fer ne soit point surpris. Ainsi est née l’âme de la musique ; mais nous ne traitons pour le moment que de la poésie. Et certes il y a bien un rythme dans les vers, mais je le vois assez différent du rythme musical ; il faut dire en quoi, en nous bornant aux vers français ; car parler seulement de ce que l’on connaît bien, c’est le moyen d’expliquer encore beaucoup d’autres choses.

Dans le rythme musical la division du temps est le principal, et jusque dans l’harmonie comme nous verrons ; c’est pourquoi même les silences y sont exactement mesurés. Dans la poésie, il n’en est pas de même ; les silences y sont pris au gré du récitant, en sorte que ce qui est l’exception dans la musique, j’entends la déclamation et les ornements avec silences non mesurés ou prolongation des sons, est l’ordinaire dans la poésie. Par exemple, quand on récite des alexandrins, il est indifférent qu’on les coupe en deux, trois ou quatre tronçons et que l’on prenne un temps, pourvu qu’il ne soit pas démesuré. Toutefois il faut toujours que le compte des syllabes soit sensible à l’oreille. Et l’attente vient ici surtout de ce que l’on saisit très bien ce qui a été compté et ce qui manque encore. Ainsi l’attention se fixe sur cette place vide, qu’un mot bref et fort vient juste remplir comme par miracle, « Contre tant d’ennemis que vous reste-t-il ? — Moi ».

La beauté propre de ce vers célèbre de Médée est en ce que le vers est incomplet, et sans remède, croit-on. Autant à dire du « Qu’il mourût » et de tant d’autres traits, qui se trouvent ainsi deux fois justes, pour le sens et pour le rythme ; ainsi le corps prête toute sa force selon l’esprit. Mais ces vers sont encore du genre négligé ; l’époque contemporaine a fait voir des suites de vers où il semble impossible que ce qui est annoncé dans le sens s’accorde avec le rythme, où tout est trait et miracle. Et j’observe à ce sujet que plus l’expression est alors naturelle, unie et simple, plus elle frappe.

« Le jeta mort à terre et s’envola terrible. »

En revanche il n’y a rien de plus laid que les vers où il est évident que le rythme gêne l’expression, où des mots sont ajoutés, ou transposés, pour faire le compte attendu. Comme un danseur qui se précipite, trébuche et se tortille pour arriver au temps. Tout art poétique devrait avertir ici les rimeurs et les mettre en garde contre ces licences prétendues. « Il se tue à rimer, que n’écrit-il en prose ? » C’est la remarque du bon sens, sous cette réserve qu’il n’est pas vrai que tout ce qui n’est pas vers soit prose, car il y a des suites de mots qui ne sont rien de beau, comme nous dirons. Disons donc que l’accord du rythme, entendu comme compté seulement et non mesuré, avec le sens, est le miracle des beaux vers, et qu’il ne faut pas non plus que le rythme en souffre ; ce qu’oublient souvent les poètes inférieurs, et plus souvent les récitants, qui veulent plier le rythme au sens ; et dans la poésie légère il s’en faut bien qu’un rythme qui imite le sens aux dépens de la loi rythmique soit pour cela plus beau, comme si, par exemple, l’on fait un tout petit vers pour dire une toute petite chose ; au lieu que, si le rythme exprime la chose à sa manière, tout en affirmant son pas invariable et comme mécanique, il naît de cette rencontre des effets d’une grandeur religieuse, comme si la nature invariable affirmait notre libre arbitre. C’est le secret royal.

Toujours est-il que ce rythme par lui-même évoque une assemblée d’hommes en marche, un concert, une solennité. L’humain déjà détaché de nous par la règle des sons et de l’accent, prend vie et mouvement par le rythme. Ainsi la poésie est pour une foule toujours ; et aussitôt que le poète a fait un beau vers, la gloire lui revient comme un écho ; un bon récitant s’acclame. C’est pourquoi un beau poème se suffit à lui-même et ne demande jamais approbation. Aussi la flatterie et la timidité en vers ne se conçoivent point, ni l’envie de plaire. Cette nuance limite déjà les thèmes du vrai poète.

De la rime, qui est propre à nous, il y a la même chose à dire, c’est à savoir qu’elle ne doit pas céder au sens, ni le sens à elle ; mais c’est l’accord d’une belle rime et d’un beau sens qui plaît ; au lieu que tout ce qui sent la peine ou demande grâce est laid. Disons aussi que la rime aide à compter et même à entendre. Et, pour finir, disons que ces difficultés sont pour réagir contre la vulgarité, qui, au lieu de choisir, essaie et puis corrige, au besoin par l’argot, l’intonation et le geste. Le vrai privilège de la poésie est que ces moyens de fortune n’y sont pas permis ; de là vient que des poètes estimables écrivent platement dès qu’ils s’essaient à la prose ; c’est qu’ils écrivent alors ce qui leur vient, et le médiocre vient tout de suite.