Système des Beaux-Arts/Livre septième/5

Gallimard (p. 251-253).

CHAPITRE V

DE LA SCULPTURE COMME LANGAGE

La sculpture, de même que la peinture et le dessin, peut représenter un événement ou représenter un homme. Toutefois elle est moins propre que la peinture à fixer les scènes de l’histoire ; car, ainsi que l’on a précédemment remarqué, on ne conçoit point des foules en sculpture ; et, quoi qu’on fasse, chacun des acteurs sera seul, comme si le marbre le séparait de l’action et de la vie commune. Une statue est un solitaire. Et la sculpture, il me semble, se défend assez bien là-dessus. Mais la règle est certainement moins stricte dans le bas-relief. Il est remarquable qu’un degré d’abstraction de plus permette aussitôt plus d’action ; et le bas-relief semble étendre son domaine à peu près aussi loin que le dessin. Toutefois il supporte moins l’instantané ; son objet principal est alors le mouvement périodique ou de cérémonie, enfin déjà réglé, comme dans les danses et les cortèges. Et peut-être, pour tout dire, le bas-relief représente-t-il mieux l’institution que l’événement. Partout où le marbre parle, la forme domine l’incident. La règle serait donc que les personnages n’expriment que la forme de la cérémonie, et n’en disent pas plus. C’est par ce détour que des enfants, des jeunes filles ou des jeunes garçons trouveraient aussi leur forme, malgré l’instabilité et les improvisations dépourvues de sens qui sont propres à ces âges ; car une jeune fille dansant est mieux elle-même que parlant ou souriant, et le sculpteur craint les signes qui ne sont signes de rien. On saisit ici pourquoi le bas-relief, plus sévère et plus abstrait que la sculpture, convient mieux aussi pour représenter le mouvement. Servitude délivre ; et, à défaut du rythme, le marbre retient. Seulement il y a peu de vrais sculpteurs, parce que cette sagesse du marbre n’avertit point, mais punit. On suivra ces hardiesses de la sculpture depuis les frises du Parthénon jusqu’à la Danse de Carpeaux, qui certainement sort trop.

C’est assez dire que la sculpture ne peut aborder l’anecdote. On ne conçoit pas le Fils Puni de Greuze traduit en plein relief. Et ce qui est une règle pour le sculpteur pourrait être aussi un avertissement pour le peintre. Toujours est-il que dans les scènes de ce genre la forme ne peut s’affirmer assez. Le sculpteur, moins libre que le peintre, ne peut même pas choisir ; il est toujours ramené à exprimer par la forme seulement. Par exemple le Cicéron antique ne parle pas ; et telle est sans doute la raison cachée qui fait préférer si souvent le buste, car on ne supporterait pas un buste la bouche ouverte et criant. Mais observez tant d’orateurs de marbre ou de bronze que d’imprudents sculpteurs ont voulu présenter en action ; ce n’est plus un homme, alors, c’est un événement. Enfin c’est par la pensée que l’orateur est orateur, et par la pensée que le guerrier est guerrier, et que le bon Hercule est Hercule. Il ne faut donc point dire que la sculpture est bien empêchée, par la nécessité de représenter l’immobile ; tout au contraire elle est conduite par là au principal ; elle ne peut le manquer, si seulement elle le cherche. Hercule n’est Hercule qu’autant qu’il se possède ; et Cicéron n’est Cicéron qu’autant qu’il se mesure. Le sculpteur en vérité saisit l’homme et l’enveloppe, et l’enchaîne, rabattant les gestes, apaisant tout ce bruit ; car son objet c’est la puissance plutôt que l’action. Un homme fort ou heureux peut tuer l’hydre ; mais Hercule pensait qu’il irait et qu’il tuerait l’hydre. David de même, pour Goliath. Si la forme d’Hercule n’exprime pas cette force assurée, et si la forme de David n’exprime pas la force ingénieuse et l’attention aux moyens, quel geste ou quelle action l’exprimera ? Et si ce n’est point la pensée qui a tué Goliath, il faut donc dire que c’est la pierre, par masse et vitesse ?

On voit d’après cela quel genre de discours peut tenir la sculpture, et quel nom. Discours avec soi, discours sans paroles toujours. Affermissement sur soi, jugement sur soi. Le sculpteur exprime donc l’événement humain dans son centre, à l’instant où l’homme ne prend plus conseil de lui, sourd, muet, aveugle, grand. Il y a ce moment dans toute action, et il n’y a d’action que par ce moment. Tant que l’homme ne fait que répondre aux actions extérieures, ce n’est qu’une danse d’atomes. Seulement, ce qui est propre à la sculpture, c’est d’exprimer ces choses par la forme du corps seulement, posant ainsi l’arbitre humain chose parmi les choses, ce qu’aucune expression parlée ou écrite ne peut assez rendre. Aussi les paroles les plus courtes sont ici les plus convenables. Moïse, Hercule, David, cela suffit. Et quand cela manquerait, le spectateur de la chose serait sans doute moins disposé à parler avec lui-même en regardant, mais il n’y perdrait rien. Car le puissant langage du corps n’a point suivi la parole ; il ne s’est point dispersé, il n’a point bavardé ; il est affirmatif, et non dialectique ; il pose et résout par puissance et par présence pour la confusion des bavards, ce que dit très bien le Sphinx, il me semble.