Système des Beaux-Arts/Livre septième/3

Gallimard (p. 243-246).

CHAPITRE III

DU MOUVEMENT

La sculpture, comme la peinture et le dessin, peut certainement représenter le mouvement par l’attitude. Il s’agit seulement de savoir si une telle représentation ne suppose pas le choix ou même l’invention d’une certaine attitude, plutôt que l’imitation d’un instant du mouvement ; et c’est là une belle controverse, mais qui concerne principalement la théorie du dessin, d’abord parce que la représentation du mouvement convient mieux au dessin peut-être, et surtout parce que le problème est le même pour le sculpteur et le peintre que pour celui qui dessine. Il vaut donc mieux examiner ici si le mouvement convient aux sculptures. Or il faut convenir d’abord que la matière et le temps s’opposent à ces mouvements décidés, ou, si l’on veut, développés, qui feraient des statues trop fragiles ; et, comme la sculpture est pour un longtemps, elle est plus propre à exprimer le durable que l’instant. Toute statue, selon sa nature de statue, serait donc repliée et ramassée, comme si elle se gardait contre le temps. L’erreur serait de croire que cette condition si naturelle diminue la puissance des œuvres sculptées. Car le mouvement ne donne pas beaucoup à penser ; suivi sans retenue, il dévore l’expression en même temps que le sentiment. Il ne faudrait point croire que le langage ait pu jamais naître des actions, hors de la cérémonie qui ramène l’action au geste. Et, puisque toute conscience est liée à un mouvement retenu, le mieux pensant serait donc l’immobile. Que la sculpture vise là, ce n’est point faiblesse, mais force. Comme la force propre des arts en mouvement est de nous entraîner selon leur loi, ainsi la force propre des arts en repos est que leurs œuvres répondent à qui les interroge et s’arrête, l’immobile regardant l’immobile. Certes ce n’est pas peu de chose que de représenter l’immobile ; et puisque la sculpture, par sa matière, y est plus propre qu’aucun des arts qui plaisent principalement par la forme humaine, telle serait donc la fin propre du sculpteur. Il n’aurait donc pas plus à imiter des mouvements que le musicien ne cherche à imiter des bruits, ni l’écrivain à dessiner les choses par la forme des lettres ; ou bien, si le sculpteur représente d’aventure une nymphe courant ou dansant, que ce soit par jeu ; mais nous traitons des plus belles œuvres dans chaque genre.

Disons donc que l’objet de la sculpture est de représenter plutôt le véritable immobile, et, enfin, au lieu de donner au marbre l’apparence du mouvement humain, de ramener au contraire la forme humaine à l’immobilité du marbre. Mais cela ne va point tout seul, justement parce que la forme animale veut se mouvoir et refuse toujours d’être sculptée. Ainsi toute agitation doit être dominée, de façon que l’immobile se suffise à lui-même et se contente de lui-même. On ne devrait donc point sculpter l’enfance, si ce n’est dormant. Au reste, il n’est point difficile de sculpter l’action, si l’on veut seulement parler le langage de l’action, le plus clair de tous et le plus vide. Le plus grossier moulage vous représentera un homme qui court, ou qui pioche ; mais quand vous y mettrez toute la vérité possible, un homme vivant fera toujours mieux. Au lieu qu’un homme vivant ne saura pas se tenir en repos à la manière d’une statue, et surtout s’il est regardé. C’est un mouvement naturel d’agir pour cacher sa pensée aux autres, disons pour se la cacher à soi-même. La société n’est donc que le royaume des ombres. Il fallait ces témoins de pierre, naïvement inventés par le sculpteur, pour montrer l’homme à l’homme, par silence et solitude. Remarquez qu’il y a bien de l’indifférence dans une statue. Un portrait peint peut avoir de la coquetterie, et se défendre par le regard ; une statue ne voit personne. C’est un lieu commun de dire que les hommes se montrent dans leurs actions, mais je dirais plutôt qu’ils s’y cachent. L’action n’exprime qu’elle-même, et au fond n’exprime qu’un changement de lieu. C’est pourquoi une sotte pièce est remplie d’actions. Encore une action passe ; mais une action immobile, est-il rien de plus creux ? Aussi y a-t-il toujours un air de démence dans ces hommes de plâtre qui frappent, qui courent ou qui menacent. En les considérant on peut comprendre que la pensée se perd dans l’action comme l’eau dans le sable. Réellement dans ces figures d’agités tout est extérieur ; tout se traduit, et ce n’est rien.

Je fus averti là-dessus, un jour, par le contraste entre des fous de plâtre et la figure toute simple d’un homme debout ; c’était la statue d’un jeune poète ; le visage était régulier et plein, et n’exprimait rien qu’on puisse dire, si ce n’est que cette immobilité faisait voir une nature puissante et heureuse. Peut-être ne plaisait-il que par le contraste ; mais il me semble qu’ainsi recueilli et comme fermé sur lui-même, sans effort ni inquiétude, comme un homme qui est à sa place et qui existe selon sa nature, il se montrait mieux que les autres, et plus vrai. Aucun poète ni aucun homme n’est sans doute ainsi, si ce n’est en de courts instants ; mais c’est par là qu’il est roi, par cet accord, par cet abandon, par cette harmonie avec ce qui l’entoure ; toute sa puissance de vivre s’affirme là. Toutes les actions reviennent à cette forme, et toutes les passions, comme un vêtement qui retombe et laisse voir l’homme. Voilà ce que le sculpteur cherche et ce qu’il attend, et le peintre aussi, quoique par d’autres moyens. C’est pourquoi le sommeil est beau ; mais la paix éveillée est bien plus belle. Or ces éclairs de repos, que l’œil saisit à peine, le sculpteur les fixe. Et comme quelque mauvais pli, quelque défense, quelques traînées d’orage restent toujours attachés à l’œuvre, je ne m’étonne pas que le temps l’achève, ni que l’on ait toujours adoré les statues.