Système des Beaux-Arts/Livre quatrième/9

Gallimard (p. 149-152).

CHAPITRE IX

DES GENRES MUSICAUX

On distingue sans peine la musique héroïque, l’élégiaque, la religieuse ; il y faut joindre la dramatique et la bouffonne. Platon ne voulait point d’autre musique que l’héroïque ; il disait que les autres musiques, qui exigent beaucoup de cordes ou une complication de clefs, n’étaient bonnes qu’à amollir et corrompre les âmes. Assurément, comme la vraie chasteté est sans pensées, ainsi il est bon de n’avoir pas besoin de musique à discipliner l’amour, la tristesse, le désespoir ; mais nous traitons ici des arts tels qu’ils sont, sans décider s’il vaudrait mieux se contenter du clairon et de la trompette. Toujours est-il que l’héroïque, qui n’est que l’épique sans paroles, exprime la force d’âme par un mouvement imperturbable, et résout les dissonances par l’action. Le mode majeur, qui force toujours sur l’obstacle, et résout en surmontant, y convient surtout ; et les modulations y doivent être naturelles, prévues, et non point soudaines et en forme de gouffre, comme des pensées à la traverse. Le propre de l’héroïsme est de se détourner des pensées qui ne concourent pas aussitôt à l’action ; ou, plutôt, les pensées accessoires n’y viennent que par des éclairs, recouverts, ramenés, entraînés, dominés ; mais il faut qu’on sente aussi que cette simplicité est de précaution, et forte ; d’où procèdent ces hardiesses promptement balayées ; ce n’est que flottement d’un instant, ou hésitation aussitôt vaincue, comme dans une troupe d’attaque. Il semble aussi que les parties ne peuvent pas s’égarer beaucoup dans les ornements et variations des hautes, mais plutôt se serrer et ramasser en avançant sans même regarder à droite et à gauche. L’héroïque imite à merveille ce mouvement humain, mais sans désordre aucun.

Le thème le plus riche de la vraie musique, c’est la peine, mais non pas même agenouillée, relevée au contraire, et qui regarde au loin. Le premier signe de la consolation c’est que les choses s’éloignent autour, et se reculent à leur place. La musique aussi veut de la place autour, et étend autour de nous comme un espace de silence ; car la musique et le silence sont ensemble, toujours dans une solitude peuplée ; c’est pourquoi le sommeil et le soir sont des conditions accessoires favorables à la méditation musicale, surtout quand elle s’avance dans les routes du souvenir, apaisant et enchaînant les peines. Cette Muse ne raconte pas ; mais mesurant toujours la joie aux peines, et volant au lieu de marcher, elle ressemble à la lumière du soir qui finit par embellir toutes les choses un peu avant qu’elles s’effacent. Ainsi l’on se trouve fortement réconcilié avec soi, et recueilli dans le sens plein du mot. Chacun fera la différence entre un chant du soir de Schumann et les accents dramatiques de la peine à son paroxysme, qui ne sont que déclamation chantante.

Toute musique est religieuse par la pureté, l’attention, la soumission, le recueillement, la sérénité qu’elle veut et qu’elle apporte. La musique proprement religieuse est plus sévère et pense davantage au gouvernement extérieur ; c’est la musique d’une danse majestueuse, ou bien encore une récitation de cérémonie. Toujours est-il qu’elle se fait écouter de tous. Mais l’âme musicienne prend d’elle-même ce mouvement qui l’élève au-dessus des misères, toutes petites devant le jugement. On s’est moqué de ces métaphores, qui viennent à dire que les sons en montant par degrés nous élèvent ; on peut rire aussi d’une doctrine qui met le ciel des élus au-dessus de nos têtes ; mais la métaphore, comme il arrive souvent, est juste par d’autres causes ; car il est assez clair que le chanteur ne parvient à parcourir sans accident une phrase qui monte sans y mettre toute sa pensée, et sans rejeter aussi toute vanité et toute crainte, ce qui le rapproche du ciel des élus, sans aucune métaphore. Cette pitié est sans objet, j’en conviens ; toutefois, par ce chemin, l’élégiaque nous conduit à pardonner à l’ordre des choses : et il n’y a peut-être pas autre chose dans le sentiment que l’on nomme amour de Dieu. Mais ce n’est pas ici un traité de théologie.

Dans le drame musical, presque tout est héroïque, élégiaque, ou religieux. Ce qui est proprement dramatique, c’est le dialogue qui fait naître et développe les passions ; et la musique dramatique est celle qui imite les accents et le mouvement du dialogue passionné ; ce n’est donc qu’une tragédie encore mieux réglée à moins que les acteurs, et même les auteurs ne tombent dans la frénésie, ce qui exclut toute musique. Faut-il en dire autant de la musique bouffonne ? Peut-être la gaieté en mouvement permet-elle toujours un rythme régulier, quoique vif, qui la tempère, et la maintient dans la décence. En outre la musique se prête bien à la parodie ; mais le plaisir est alors de même nature que celui que l’on prend à la comédie, et qui n’est pas aisé à expliquer.

Si la musique a pour objet de ramener l’esprit et le corps à l’équilibre en même temps, la pure musique se trouverait dans ce genre de compositions qu’il faut appeler tempéré ou équilibré comme sont la sonate, le quatuor, la symphonie, où le musicien éveille et modère toutes les passions, selon l’ordre vrai des genres. Ainsi le commencement tient de l’héroïque ; l’élégiaque est au milieu, et le final, dans les belles œuvres, a toujours quelque chose du contemplatif. Quant au morceau de fantaisie, il est peut-être une concession et comme une politesse au virtuose ; à moins qu’il ne soit au pouvoir de la musique de nous distraire aussi de la musique.